Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE Ier [13] CHAPITRE II.
Origine de l’Église de Corée. —
Premières conversions.
L’an de
Jésus-Christ 1784, le jour du salut se leva enfin pour
la Corée. Alors Dieu, dans sa miséricorde, y implanta
la foi chrétienne d’une manière définitive; alors
commença cette glorieuse Église, qui, depuis, n’a
cessé de grandir et de se fortifier à travers les
persécutions et les vicissitudes dont nous allons
retracer l’émouvante histoire. Le
principal instrument dont la Providence se servit pour
introduire l’Evangile en Corée fut Ni Tek-tso,
surnommé Piek-i. Il descendait de la famille des Ni de
Kieng-tsiou, et parmi ses ancêtres, déjà dans les
dignités sous la dynastie Korie, on comptait un grand
nombre de personnages qui s’étaient distingués dans
les lettres, et avaient été honorés des plus hautes
fonctions publiques. Depuis deux ou trois générations,
cette famille s’était tournée exclusivement vers la
carrière des armes, et ses membres avaient obtenu des
grades militaires importants. Piek-i étant doué des
plus belles qualités du corps et de l’esprit, son père
voulut l’appliquer, dès son enfance, aux exercices de
l’arc et de l’équitation, qui pouvaient plus tard
rendre son avancement facile. Mais l’enfant s’y refusa
avec obstination, allant jusqu’à dire que, dût-il
mourir, il ne s’y livrerait pas. Par là, il perdit, en
partie au moins, l’affection de son père, qui lui
donna ce surnom de Piek-i, pour désigner la ténacité
de son caractère. Avec
l’âge, Piek-i devint un homme d’une haute stature et
d’une force prodigieuse. «Il avait, disent les
relations coréennes, une taille de huit pieds (1), et
d’une seule main pouvait soulever cent livres. Son
extérieur imposant attirait vers lui tous les regards;
mais il brillait surtout par les qualités de l’âme et
les talents de l’esprit. Son élocution facile pouvait
être comparée A ce
propos, il est bon de rappeler au lecteur que les
mémoires de Mgr Daveluy sur celle période primilive,
ne sont le plus souvent que la traduction littérale
des documents originaux coréens, ce qui explique
l’emphase toute orientale de certaines descriptions
d’hommes et de choses. (1)
Le pied coréen est plus petit que le pied français. — 14 — au
cours majestueux d’un fleuve. Il s’appliquait à
approfondir toutes les questions, et dans l’étude des
livres sacrés du pays, il s’était fait, dès sa
jeunesse, une habitude de creuser toujours les sens
mystérieux cachés sous le texte.» Non content
d’étudier les livres, Piek-i cherchait à se lier avec
tous les gens instruits qui pouvaient le diriger et
l’aider dans l’acquisition de la science. Il aimait la
plaisanterie, et se souciait assez peu des lois
compliquées et minutieuses de l’étiquette coréenne;
mais, quoiqu’il ne conservât pas toujours cet air de
dignité guindée qui, en ce pays, distingue les
docteurs de profession, il avait naturellement dans sa
manière d’agir quelque chose de noble et de grand. De
si heureuses dispositions lui promettaient un brillant
avenir dans le monde, lorsque Dieu daigna jeter sur
lui un regard de miséricorde. En
l’année tieng-iou (1777), le célèbre docteur Kouen
Tsiel-sin-i, accompagné de Tieng Iak-tsien-i et de
plusieurs autres nobles désireux d’acquérir la
science, s’était rendu dans une pagode isolée pour s’y
livrer avec eux, sans obstacle, à des études
approfondies. Piek-i, l’ayant appris, en fut rempli de
joie, et forma aussitôt la résolution d’aller se
joindre à eux. On était en hiver, la neige couvrait
partout les routes, et la pagode était à plus de cent
lys de distance. Mais ces difficultés ne pouvaient
arrêter un cœur aussi ardent. Il part à l’instant
même, il s’avance résolument par des chemins
impraticables. La nuit le surprend à une petite
distance du but de son voyage. Il ne peut se
déterminer à attendre plus longtemps, et continuant sa
route, arrive enhn vers minuit à une pagode. Quel
n’est pas, alors, son désappointement en apprenant
qu’il s’est trompé de chemin, et que la pagode qu’il
cherche est située sur le versant opposé de la
montagne ! Cette montagne est élevée, elle est
couverte de neige, et des tigres nombreux y ont leur
repaire. N’importe, Piek-i fait lever les bonzes et se
fait accompagner par eux. Il prend un bâton ferré pour
se défendre des attaques des bêtes féroces, et,
poursuivant sa route au milieu de ténèbres, arrive
enfin au lieu désiré. L’arrivée
de Piek-i et de ses compagnons répandit d’abord la
frayeur parmi les habitants de cette demeure isolée,
et perdue au milieu des montagnes. On ne pouvait
imaginer quel motif amenait, à cette heure indue, des
hôtes si nombreux. Mais bientôt tout s’éclaircit, la
joie succéda à la crainte, et dans les premiers
épanchements que fit naître cette heureuse rencontre,
on s’aperçut à peine que le jour avait déjà paru. Les
conférences durèrent plus de dix jours. Pendant ce
temps, — 15 — on
chercha la solution des questions les plus
intéressantes sur le ciel, le monde, la nature
humaine, etc. Toutes les opinions des anciens furent
rappelées et discutées point par point. On étudia
ensuite les livres de morale des grand hommes; enfin
on examina quelques traités de philosophie, de
mathématiques et de religion, composés en chinois par
les missionnaires européens, et on mit tout le soin
possible à en approfondir le sens. Ces livres étaient
ceux qu’à diverses reprises les ambassadeurs coréens
avaient rapportés de Péking. Un certain nombre de
savants en avaient entendu parler, car dans les
compositions littéraires qu’il est de mode d’échanger
entre Coréens et Chinois, lors de l’ambassade
annuelle, on voit, vers cette époque, qu’il est
souvent fait allusion aux sciences et à la religion
européennes. Or, parmi
ces ouvrages scientifiques, se trouvaient quelques
traités élémentaires de religion. C’étaient les livres
sur l’existence de Dieu, sur la Providence, sur la
spiritualité et l’immortalité de l’âme, et sur la
manière de régler ses mœurs en combattant les sept
vices capitaux par les vertus contraires. Accoutumés
aux théories obscures et souvent contradictoires des
livres chinois, ces hommes droits et désireux de
connaître la vérité, entrevirent de suite ce qu’il y a
de grand, de beau et de rationnel dans la doctrine
chrétienne. Les explications leur manquaient pour en
acquérir une connaissance complète; mais ce qu’ils
avaient lu suffit pour émouvoir leurs cœurs et
éclairer leurs esprits. Immédiatement, ils se mirent à
pratiquer tout ce qu’ils pouvaient connaître de la
nouvelle religion, se prosternant tous les jours,
matin et soir, pour se livrer à la prière. Ayant lu
quelque part que, sur les sept jours, on doit en
consacrer un tout entier au culte de Dieu, les
septième, quatorzième, vingt-unième, et vingt-huitième
jours de chaque mois, ils laissaient toute autre
affaire pour vaquer uniquement à la méditation, et, en
ces jours, observaient l’abstinence; tout cela dans le
plus grand secret, et sans en parler à personne. On
ignore pendant combien de temps ils continuèrent ces
exercices, mais la suite des événements porte à croire
que la plupart n’y furent pas longtemps fidèles. Une
semence précieuse avait été ainsi déposée dans le cœur
de Piek i, mais il sentait combien ces premières
notions sur la religion étaient insuffisantes, et
toutes ses pensées se portaient vers la Chine, où
devaient se trouver les livres plus nombreux et plus
détaillés nécessaires pour compléter son instruction.
Se procurer ces livres était chose bien difficile et
plusieurs années s’écoulèrent en tentatives
infructueuses. Il ne se décourageait pas — 16
— cependant,
et ne manquait aucune occasion d’approfondir et de
discuter la doctrine chrétienne. Nous lisons, dans une
des premières relations écrites par les chrétiens,
qu’au commencement de l’été de 1783, le 15 de la
quatrième lune, après avoir séjourné quelque temps à
Ma-tsaï, dans la famille Tieng, à l’occasion de
l’anniversaire de là mort de sa sœur, Piek-i monta sur
un bateau avec les deux frères Tieng Iak-tsien et
Tieng Iak-iong, pour se rendre à la capitale. Pendant
le trajet, leurs études philosophiques habituelles
furent le sujet de leurs conversations. Les dogmes de
l’existence et de l’unité de Dieu, de la création, de
la spiritualité et de l’immortalité de l’àme, des
peines et des récompenses dans le siècle futur, furent
examinés et commentés tour à tour. Les passagers, qui
entendaient pour la première fois ces vérités si
belles et si consolantes, en étaient surpris et
enchantés. Il est très-probable que de semblables
conférences se seront souvent renouvelées, mais aucun
autre détail ne nous a été conservé. Dieu
permit enfin la réalisation des vœux ardents de ces
âmes droites qui cherchaient la vérité avec tant de
zèle. Pendant l’hiver de cette même année 1783, Ni
Tong-ouk-i fut nommé troisième ambassadeur à la cour
de Péking. Son fils Seng-houn-i, l’un des amis intimes
de Piek-i, devait l’accompagner dans ce voyage. Disons
ici quelques mots de ce dernier qui, pendant plusieurs
années, va jouer un rôle important dans l’histoire de
l’Église coréenne. Ni
Seng-houn-i, appelé aussi Tsa-siour-i, était de la
noble famille des Ni de P’ieng-t’sang. Ses ancêtres
remplirent souvent des charges importantes comme
mandarins civils, et sa maison jouissait d’une haute
réputation. Il naquit en l’année piengtsa (1756). Dès
l’âge de dix ans, sa capacité précoce s’était déjà
révélée, et à vingt ans il s’était fait un nom parmi
les lettrés. Voulant marcher sur les traces des saints
de son pays, il se lia avec les hommes les plus
célèbres par leur science et leurs vertus. Il
s’appliquait à régler ses mœurs autant qu’à se
perfectionner dans les lettres et les sciences. A
l’âge de vingt-quatre ans, en l’année kieng-tsa
(1780), il obtint le degré de docteur, et sa
réputation augmentait tous les jours. Piek-i
fut comblé de joie en apprenant que Seng-houn-i devait
suivre son père dans l’ambassade de Péking. Il alla
aussitôt le visiter; et voici, d’après les documents
de l’époque, le discours remarquable qu’il lui tint; «
Ton voyage à Péking est une occasion admirable que le
Ciel nous fournit pour connaître la vraie doctrine.
Cette doctrine des vrais saints, ainsi que la vraie — 17 — manière
de servir l’Empereur suprême, créateur de toutes
choses, est au plus haut degré chez les Européens.
Sans cette doctrine nous ne pouvons rien. Sans elle on
ne peut régler son cœur et son caractère. Sans elle,
on ne peut approfondir les principes des choses. Sans
elle, comment connaître les différents devoirs des
rois et des peuples? Sans elle, point de règle
fondadamentale dela vie. Sans elle, la création du
Ciel et de la terre, les lois des pôles, le cours et
les révolutions régulières des astres, la distinction
des bons et des mauvais esprits, l’origine et la fin
de ce monde, l’union de l’âme et du corps, la raison
du bien et du mal, l’incarnation du Fils de Dieu pour
la rémission des péchés, la récompense des bons dans
le ciel et la punition des méchants dans l’enfer, tout
cela nous reste inconnu. » A ces paroles, Seng-oun-i
qui ne connaissait pas encore les livres de religion,
fut ému de surprise et d’admiration. Il demanda à voir
quelques-uns de ces livres, et ayant parcouru ceux que
Piek-i avait en sa possession, tout ravi de joie il
demanda ce qu’il devait faire. « Puisque tu vas à
Péking, dit Piek-i, c’est une marque que le Dieu
suprême a pitié de notre pays et veut le sauver. En
arrivant, cours aussitôt au temple du Maître du ciel,
confère avec les docteurs européens, interroge-les sur
tout, approfondis avec eux la doctrine, informe-toi en
détail de toutes les pratiques de la religion, et
apporte-nous les livres nécessaires. La grande affaire
de la vie et de la mort, la grande affaire de
l’éternité est entre tes mains : va, et surtout n’agis
pas légèrement. » Ce
discours de Piek-i nous le montre plus altéré de la
soif de la religion que de la soif de la science. La
grâce de Dieu préparait son cœur; la grande affaire du
salut devenait de plus en plus, pour lui, la seule
importante. Ses paroles pénétrèrent profondément dans
l’âme de Seng-houn-i. Il les reçut comme la parole du
Maître, et promit de faire tous ses efforts pour
réaliser leurs communs désirs. Seng-houn-i
partit donc pour Péking dans les derniers mois de
l’année 1783. Arrivé dans cette capitale, il se rendit
à l’église du Midi (1), où il fut reçu par l’évêque
Alexandre Tong auquel il demanda à s’instruire. —
C’était le célèbre Alexandre de Govéa, Portugais, de
l’ordre de Saint-François, l’un des plus doctes et des
plus grands évêques dont peut se glorifier l’église de
Chine, et l’un de ceux qui ont le plus travaillé à
ramener les chrétiens (1) Il y
avait alors dans Péking quatre églises, une à chacun
des points cardinaux. Celle du midi était, et est
encore, la cathédrale. — 18 — Chinois
à la stricte observation des décrets du Saint-Siège
concernant les rites. — Les relations coréennes disent
aussi que Senghoun-i vit à Péking l’Européen Sak
Tek-t’so, âgé de plus de quatre vingt-dix ans, encore
plein de santé et d’un extérieur très-affable, et un
jeune homme nommé Niang. Dans les quatre églises de la
ville se trouvaient environ soixante personnes.
Seng-houn-i se mit avec zèle à étudier la docrine
chrétienne, et fut bientôt en état de recevoir le
baptême. Ce sacrement lui fut conféré avant son
départ, et comme on espérait qu’il serait la première
pierre de l’Église coréenne, on lui donna le nom de
Pierre. Voici comment M. de Ventavon, missionnaire à
Péking, écrivant en date du 20 novembre 1784,
annonçait à ses amis d’Europe cet heureux événement :
« Vous
apprendrez sans doute avec consolation la conversion
d’une personne dont Dieu se servira peut-être pour
éclairer des lumières de l’Évangile, un royaume où
l’on ne sache pas qu’aucun missionnaire ait jamais
pénétré; c’est la Corée, presqu’île située à l’Orient
de la Chine. Le roi de cette contrée envoie tous les
ans des ambassadeurs à l’empereur de la Chine dont il
se regarde comme vassal. Il n’y perd rien; car s’il
fait des présents considérables à l’empereur,
l’empereur lui en fait de plus considérables encore.
Ces ambassadeurs coréens vinrent, sur la fin de
l’année dernière, eux et leur suite, visiter notre
église; nous leur donnâmes des livres de religion. Le
fils d’un de ces deux seigneurs, âgé de vingt-sept ans
et très-bon lettré, les lut avec empressement; il y
vit la vérité, et, la grâce agissant sur son cœur, il
résolut d’embrasser la religion après s’en être
instruit à fond. Avant de l’admettre au baptême, nous
lui fîmes plusieurs questions, auxquelles il satisfit
parfaitement. Nous lui demandâmes, entre autres
choses, ce qu’il était résolu de faire, dans le cas où
le roi désapprouverait sa démarche, et voudrait le
forcer à renoncer à la foi; il répondit, sans hésiter,
qu’il souffrirait tous les tourments et la mort plutôt
que d’abandonner une religion dont il avait clairement
connu la vérité. Nous ne manquâmes pas de l’avertir
que la pureté de la loi évangélique ne souffrait point
la pluralité des femmes. Il répliqua : je n’ai que mon
épouse légitime et je n’en aurai jamais d’autres.
Enfin, avant son départ pour retourner en Corée, du
consentement de son père, il fut admis au baptême que
M. de Grammont lui administra, lui donnant le nom de
Pierre; son nom de famille est Ly (1). On le (1) Ly
est la prononciation chinoise du mot coréen Ni. — 19 — dit
allié de la maison royale. Il déclara qu’à son retour
il voulait renoncer aux grandeurs humaines, et se
retirer, avec sa famille, dans une campagne pour
vaquer uniquement à son salut. Il nous promit de nous
donner chaque année de ses nouvelles. Les ambassadeurs
promirent aussi de proposer à leur souverain d’appeler
des Européens dans ses États. De Péking jusqu’à la
capitale de Corée, le chemin par terre est d’environ
trois mois. « Au
reste, nous ne pouvons nous entretenir que par écrit
avec les Coréens, Leurs caractères et les caractères
chinois sont les mêmes, quant à la figure et à la
signification; s’il y a quelque différence, elle est
légère; mais leur prononciation est tout à fait
différente. Les Coréens mettaient par écrit ce qu’ils
voulaient dire : en voyant les caractères, nous en
comprenions le sens, et ils comprenaient aussi tout de
suite le sens de ceux que nous leur écrivions en
réponse (1)... » Au
printemps de l’année kap-tsin (1784), Pierre
Seng-houn-i rentra dans la capitale de la Corée,
apportant des livres en grand nombre, des croix, des
images et quelques objets curieux qui lui avaient été
donnés à Péking. Il n’eut rien de plus pressé que
d’envoyer à Piek-i une partie de son trésor. Celui-ci
comptait les jours et attendait avec la plus vive
impatience le retour de l’ambassade. Dès qu’il eut
reçu les livres envoyés par son ami, il loua une
maison retirée, et s’y enferma pour s’appliquer
entièrement à la lecture et à la méditation. Il avait
maintenant, entre les mains, des preuves plus
nombreuses de la vérité de la religion, des
réfutations plus complètes des cultes superstitieux de
la Chine et de la Corée, des explications des sept
sacrements, des catéchismes, le commentaire des
évangiles, la vie des saints pour chaque jour, et des
livres de prières. Avec cela, il pouvait voir à peu
près ce qu’est la religion, dans son ensemble et dans
ses détails. Aussi à mesure qu’il lisait, sentait-il
une vie nouvelle pénétrer dans son âme. Sa foi en
Jésus-Chrisi grandissait, et avec sa foi grandissait
également le désir de faire connaître le don de Dieu à
ses compatriotes. Après un certain temps d’études,
sortant de sa retraite, il alla trouver Seng-houn-i et
les deux frères Tieng, Iak-tsien et Iak-iong : « C’est
vraiment une magnifique doctrine, leur dit-il, c’est
la voie véritable. Le grand Dieu du ciel a pitié des
millions d’hommes de notre pays, et il veut que nous
les fassions participer aux (1)
Nouvelles lettres édifiantes. Paris, 1818. — T. II, p.
20. — 20 — bienfaits
de la Rédemption du monde. C’est l’ordre de Dieu. Nous
ne pouvons pas être sourds à son appel. Il faut
répandre la religion et évangéliser tout le monde. » Pour sa
part, il commença aussitôt à annoncer la bonne
nouvelle. Il s’adressa d’abord à quelques-uns de ses
amis, de la classe moyenne, distingués par leurs
connaissances et leur bonne conduite. Plusieurs se
rendirent presque immédiatement à sa parole vive et
pénétrante; c’étaient entre autres T’soi
T’sang-hien-i, T’soi In-kin-i, et Kim Tsong-kio.
Piek-i prêcha aussi la religion à plusieurs nobles qui
l’embrassèrent. Fidèle à sa mission, il ne se donnait
pas de relâche; il allait de côté et d’autre annonçant
partout l’Évangile. Ses succès firent assez de bruit
pour éveiller la susceptibilité des lettrés païens,
qui comprenaient instinctivement que la nouvelle
doctrine sapait par la base leurs croyances
nationales. Plusieurs d’entre eux essayèrent tout
d’abord de convaincre d’erreur les prédicateurs de
l’Évangile, et de les ramener à la religion des
lettrés. Le premier qui fit cette tentative fut Ni
Ka-hoan-i. Issu d’une famille distinguée, il comptait,
parmi ses ancêtres et ses parents, plusieurs docteurs
fameux, et lui-même, quoique jeune encore, avait déjà
beaucoup de réputation. Apprenant la propagation
rapide de la religion, il dit : « C’est ici une
très-grande affaire. Quoique cette doctrine étrangère
ne paraisse pas déraisonnable, ce n’est pas cependant
notre doctrine des lettrés; et puisque Piek-i veut par
là changer le monde, je ne puis rester immobile.
J’irai donc et je le ramènerai dans la bonne voie. »
On fixa le jour de la conférence. Les amis des deux
docteurs et une foule de curieux se réunirent chez
Piek-i pour assister à cette discussion solennelle.
Ka-hoan-i essaya tout d’abord de faire revenir Piek-i
de ce qu’il appelait ses erreurs. Il se croyait sûr de
la victoire, mais chacune de ses assertions était
relevée par son adversaire qui les réfutait article
par article, et qui, le poursuivant jusque dans les
plus petits détails, détruisait et réduisait en poudre
tout l’édifice de ses raisonnements. En vain
s’épuisait-il à le relever, tous les coups de Piek-i
frappaient juste. Toujours d’accord avec lui-même, il
n’avançait rien sans le prouver. Sa parole claire et
lucide, disent les relations coréennes, portait
partout la lumière; son argumentation était brillante
comme le soleil; elle frappait comme le vent, et
tranchait comme un sabre. Les
nombreux spectateurs de ce combat singulier jouirent
alors d’un beau spectacle. C’était un des coryphées de
la vieille école, un champion des ténébreuses
doctrines chinoises, aux prises — 21 — avec
un défenseur de la lumière évangélique. Mais celui-ci,
appuyé sur la vérité, demeurait inébranlable, tandis
que l’autre, malgré sa souplesse, était renversé et ne
se relevait que pour retomber encore. La foi
chrétienne triomphait sur ce théâtre éminent. Elle
faisait la conquête d’un grand nombre d’àmes droites
et sincères, et fortifiait son empire dans les cœurs
des néophytes. Une journée ne suffit pas néanmoins
pour faire rendre les armes à l’adversaire de Piek-i.
Les discussions furent reprises pendant trois jours;
mais elles n’eurent pour résultat que de montrer de
plus en plus la beauté et la solidité de la nouvelle
doctrine. Alors Ka-hoan-i, entièrement vaincu, n’ayant
plus aucun subterfuge à mettre en avant, dit ces
mémorables paroles : « Cette doctrine est magnifique,
elle est vraie; mais elle attirera des malheurs à ses
partisans. Que faire? » Il se retira, et, depuis cette
époque, n’ouvrit plus la bouche au sujet de la
religion chrétienne, et ne s’en occupa aucunement. Piek-i
profita, pour faire de nouvelles conversions, de la
gloire qu’il venait d’acquérir, mais bientôt un nouvel
adversaire, apprenant les résultats de la fameuse
conférence et les progrès de la foi, voulut, lui
aussi, entrer en lice avec ses défenseurs. C’était Ni
Kei-iang-i, non moins remarquable par son érudition
que par la haute position de sa famille. Piek-i, fort
de la vérité qu’il annonçait, n’était pas homme à
éviter cette rencontre. Il développa l’origine du ciel
et de la terre, le bel ordre du monde dans toutes ses
parties, et les preuves de la Providence. Il expliqua
la nature de l’âme humaine et de ses différentes
facultés, l’admirable harmonie des peines et des
récompenses futures avec les actes de chacun pendant
sa vie : enfin il démontra que la vérité de la
religion chrétienne s’appuie sur des principes
inattaquables. Kei-iang-i, ne pouvant soutenir la
discussion, garda le silence. Il semblait croire au
fond du cœur, mais il ne pouvait se décider à l’avouer
franchement. Aussi, quand il se fut retiré, Piek-i dit
en parlant de ces deux docteurs : « Ces deux Ni ne
savent que répondre; mais comme ils n’ont aucun désir
de pratiquer la religion, il n’y a rien à en espérer.
» Cependant
Piek-i, afin de favoriser la propagation rapide de
l’Évangile et d’établir solidement la religion
chrétienne dans son pays, songeait à lui donner pour
appuis quelques personnages dont la science et la
réputation pussent imposer le respect et captiver les
esprits. Ne comptant plus sur ceux dont il a été parlé
plus haut, il jeta les yeux sur la famile Kouen de
Iang-Keun, qui, auparavant, avait manifesté de bonnes
dispositions. Cette — 22 — famille,
déjà dans les honneurs au temps des Korie, s’était,
lors du changement de dynastie, ralliée une des
premières au nouveau roi, et depuis, son crédit
n’avait fait qu’augmenter. Kouen T’siel-sin-i,
surnommé Nok-am, le promoteur des conférences de la
pagode dont il a été question au commencement de cette
histoire, et l’un des plus célèbres docteurs du temps,
en était alors le chef. Il était l’aîné de cinq
frères, tous renommés pour leur science et leur bonne
conduite, parmi lesquels on distinguait surtout le
troisième, Il-sin-i surnommé Tsik-am. Les cinq frères
Kouen avaient un grand nombre de disciples, venus de
toutes les parties du royaume. Piek-i pensa donc qu’il
serait très-utile de convertir ces savants et d’en
faire les propagateurs et les soutiens de la religion.
A la
neuvième lune de cette même année kap-tsin (1784), il
se rendit dans leur maison à Kam-san, dans le district
de Iang Keun. Dès qu’il fut arrivé, les conférences
sur la religion recommencèrent, et bientôt la vérité
brilla dans tout son jour. L’aîné, T’siel-sin-i, âgé
d’environ cinquante ans, qui avait passé sa vie à
approfondir la philosophie et la morale des livres
sacrés des Chinois, hésita d’abord. Sans résister à la
lumière de l’Évangile, il ne pouvait se décider à
perdre en un instant tout le fruit des immenses
travaux qui avaient fait sa réputation. Ce ne fut
qu’un peu plus tard qu’il embrassa la religion, et fut
baptisé sous le nom d’Ambroise. Sa foi constante et sa
sainte vie lui méritèrent une belle couronne, comme
nous le verrons dans la suite. Mais le troisième frère
Il-sin-i se convertit de suite, et bientôt sa ferveur
extraordinaire, son zèle éclairé, justifièrent
pleinement les espérances de Piek-i. Non content de
pratiquer lui-même, il se mit à instruire tous les
membres de sa famille et commença à prêcher la foi à
ses amis et connaissances, avec tout le succès que lui
assurait l’autorité de son nom, de sa science et de
ses vertus. Dieu bénit tellement ses efforts, que le
district de Iang Keun peut, à juste titre, être
considéré comme le berceau de la religion en Corée. Ce fut
vers ce temps que Pierre Seng-houn-i, qui avait reçu
le baptême à Péking, conféra lui-même ce sacrement à
Piek-i et à Il-sin-i. Le choix des noms de baptême ne
se fit pas d’une manière indifférente. Ni Piek-i avait
commencé l’œuvre de la conversion de la Corée : il
avait ainsi préparé les voies à la venue du Sauveur,
Il fut décidé qu’il s’appellerait Jean-Baptiste. Kouen
Il-sin-i, voulant se consacrer à la prédication de
l’Évangile, prit pour son patron saint
François-Xavier, l’apôtre de l’Orient, afin — 23 — d’en
faire son modèle et son protecteur. C’est sous ce nom
que nous le désignerons désormais. Ces trois
hommes, Pierre, Jean-Baptiste et François-Xavier
marchaient d’un pas égal dans la noble voie qu’ils
s’étaient tracée, et profitaient de toutes les
occasions pour faire briller la lumière de la foi aux
yeux de leurs compatriotes. Jusqu’alors la prédication
de l’Évangile s’était faite ouvertement et sans
entraves, mais déjà il était facile de prévoir que la
vérité ne se répandrait pas sans combats. Les
contradictions commençaient à s’élever. Les préjugés
bien connus du gouvernement et du peuple coréens
faisaient craindre de prochaines violences. Ces
prévisions ne découragèrent pas nos trois
prédicateurs. Ils continuèrent à annoncer
Jésus-Christ, et la foi fit de grands progrès. Xavier
Kouen surtout, soit par lui-même, soit par ses
disciples, obtint des succès prodigieux. La
prédication avait commencé à la capitale, et dans la
province attenante; mais bientôt la parole de vie fut
portée dans les autres parties de la Corée. Il y
avait alors dans la maison de Xavier Kouen un jeune
homme nommé Ni Tan-ouen-i ou encore Tson-t’siang-i. Il
était né dans le village de Ie-sa-ol, au district de
T’ien-an, province de T’siong-t’sieng, sur les limites
de la grande et fertile plaine de Naï-po, et
appartenait à une honnête famille de cultivateurs.
Ayant reçu de la nature des talents peu ordinaires, il
se livra d’abord chez lui à l’étude des lettres, mais
bientôt le désir de s’instruire plus complètement fit
naître dans son esprit la pensée d’aller étudier
auprès de quelque maître célèbre. Les docteurs Kouen
étaient alors en grande réputation. Tan-ouen-i se
rendit auprès d’eux et se fit leur disciple. Xavier
Kouen fut charmé du bon esprit et des belles qualités
de son nouvel élève. Il lui donnait ses soins, déjà
depuis un certain temps, lorsqu’il eut le bonheur de
devenir chrétien. Aussitôt, il fit connaître la
religion à Tan-ouen-i, s’appliquant à lui enseigner
non seulement les principaux articles de la foi, mais
surtout les devoirs de la vie chrétienne, et la
manière de les remplir. Il réussit au delà de toute
espérance. Ni Tan-ouen-i fut baptisé sous le nom de
Louis de Gonzague, et reçut de son maître la mission
de retourner dans son pays pour y prêcher à son tour.
Il revint donc dans sa province, et convertit en
très-peu de temps sa famille, ses proches, ses amis et
une multitude de personnes que sa réputation de savoir
et de vertu attirait de toutes parts. Ainsi furent
jetés les premiers fondements de la célèbre chrétienté
du Naï-po, — 24 — qui
a toujours été depuis une pépinière de fervents
chrétiens et d’illustres martyrs. A Xavier
Kouen devait aussi revenir la gloire d’établir sur des
bases solides, la chrétienté de la province de
Tsien-la, dans la partie méridionale du royaume, en
convertissant Niou Hang-kem-i, qui fut appelé Augustin
au baptême. Augustin appartenait à une des classes les
moins élevées de là noblesse, mais son mérite
personnel et sa grande fortune lui donnaient beaucoup
d’influence. Il habitait à T’so-nami, au district de
Tsien-tsiou. Ayant entendu parler delà nouvelle
religion, il fut attiré par la réputation des hommes
fameux qui l’embrassaient, et voulant examiner les
choses par lui-même, il vint dans la famille Kouen. A
peine eut-il connu les principes de la religion
chrétienne, que son âme droite se rendit, et il voulut
commencer de suite à la pratiquer. De retour chez lui,
il instruisit immédiatement sa nombreuse famille, et
annonça aussi la bonne nouvelle à ses amis, voisins et
connaissances. Sa ferveur, son zèle et sa constance
peuvent le faire regarder comme la pierre angulaire
des chrétientés des provinces méridionales. Vers cette
même époque. Paul Tsi T’siong-i, demeurant aussi dans
la province de Tsien-la, au district de Tsin-sou,
reçut la foi par le moyen de Kim Pem-ou, dont nous
parlerons plus tard. Dans les
pays plus rapprochés de la capitale, nous devons
signaler la famille Tieng, comme ayant beaucoup
contribué à la propagation de l’Évangile. Cette
famille, depuis longtemps célèbre, était originaire de
Na-tsiou, et demeurait alors à Ma-tsai, district de
Koang-tsiou, province de Kieng-kei. C’est à elle
qu’appartenaient les deux frères Iak-tsien et
Iak-iong, qui prirent part aux premières conférences
de Piek-i. Elle comptait encore plusieurs autres
membres respectés, qui secondèrent admirablement à
cette époque le mouvement religieux. Il faut aussi
mentionner la noble famille de Luc Hong, dit
Nak-min-i. Les deux frères étaient dans les charges
publiques. Ils furent tous instruits et baptisés, par
Pierre Seng-houn-i. Dans la
classe moyenne, ceux qui travaillèrent le plus à
répandre la religion, dès le commencement, furent
Mathias T’soi, Sabas Tsi et Jean T’soi. Mathias T’soi
In-kiun-i, d’une famille d’interprètes, fut instruit
par Piek-i. Sabas Tsi dit Tsiang-hong-i, d’une famille
de musiciens attachés à la cour, se présenta lui-même
pour se faire instruire. D’un naturel simple,
respectueux et diligent, après avoir bien étudié la
religion, il s’appliqua avec ferveur à aimer Dieu, et
son unique désir — 25 — était
de pouvoir mourir pour lui. Aussi s’exposait -il avec
joie aux dangers, aux privations et aux souffrances.
Jean T’soi, dit Tsiang-hien-i, et plus connu par son
surnom de Koan-t’sien-i, appartenait lui aussi à une
famille d’interprètes. C’était un homme actif et
infatigable. Dès qu’il eut embrassé la religion, il
copia de sa main tous les livres qui en traitaient, et
par là, rendit d’immenses services. Sa réputation de
copiste devint si grande, que tous les chrétiens qui
désiraient des livres, s’adressaient à lui pour en
obtenir. On lui attribue la traduction coréenne dn
livre chinois intitulé : Explication des Évangiles des
dimanches et fêtes. Pour bien
comprendre cette diffusion rapide de la doctrine
chrétienne, il n’est pas inutile de se rappeler ce que
nous avons dit dans l’introduction, sur la nature des
relations habituelles de société dans ce pays. Les
appartements des femmes, chez les nobles et les
riches, se trouvant à l’intérieur et entièrement
séparés, les rapports entre hommes n’en sont que plus
libres et plus multipliés. Le devant de chaque maison,
où réside habituellement le maître, est comme un salon
de réception, toujours ouvert, où tous, amis ou
étrangers, connus ou inconnus, peuvent entrer,
s’asseoir, boire le thé, fumer, et prendre part à la
conversation. Les Coréens, naturellement flâneurs et
bavards, sont continuellement par voies et par
chemins. Ceux qui n’ont rien à faire chez eux, vont de
salon en salon, en quête de nouvelles. S’occupant peu
ou point de politique, ils parlent science,
littérature, se communiquent le résultat de leurs
études, comparent leurs travaux littéraires, etc. Il
est facile d’imaginer combien la doctrine chrétienne,
si étrange et si nouvelle pour eux, et prêchée par des
docteurs si renommés, dut frapper la curiosité
publique, et combien de personnes en parlèrent et en
entendirent parler, dès son apparition en Corée. Outre
ceux dont nous avons donné les noms, beaucoup d’autres
néophytes travaillèrent alors à faire briller aux yeux
de leurs compatriotes la lumière qu’ils avaient reçue.
Nous ne pouvons les désigner tous ici. Nous n’avons
fait connaître que les plus célèbres, dont le nom
reviendra souvent dans le cours de cette histoire. |