Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet [69] LIVRE II
Depuis l’entrée du P. Tsiou en Corée,
Jusqu’à son glorieux martyre. 1794 - 1801.
CHAPITRE l
Entrée du P. Tsiou en Corée. —
Martyre de ses introducteurs. Travaux du P. Tsiou.
Nous
avons vu qu’en 1790, l’évèque de Péking avait promis
aux députés de l’Eglise coréenne, Paul Ioun et
Jean-Baptiste Ou de leur envoyer bientôt un pasteur.
Il leur tint parole, et au mois de février 1791, Jean
dos Remedios, prêtre séculier de Macao, nommé par lui
missionnaire de Corée, partit de Péking. Tous les ans,
lorsque l’ambassade coréenne rentre dans le royaume,
une foire a lieu sur les frontières de la Chine et de
la Corée, et un grand nombre de marchands des deux
nations s’y rendent pour faire le commerce. Il avait
été convenu avec les envoyés coréens que le prêtre
viendrait à la foire de cette année. Des chrétiens
coréens, qu’on reconnaîtrait à certains signes, s’y
trouveraient aussi, pour le recevoir et pour
l’introduire dans leur pays. Après vingt jours de
marche, Jean dos Remedios arriva sur les frontières de
la Corée, mais les chrétiens coréens, empêchés par la
persécution si violente alors, ne parurent pas. Dix
jours s’écoulèrent, la foire se termina, l’ambassade
rentra en Corée, et le zélé missionnaire, plein de
douleur de l’insuccès de son entreprise, fut obligé de
revenir à Péking, avec les Chinois qui
l’accompagnaient. Après
avoir envoyé le P. dos Remedios en Corée, l’évèque
Govea écrivit au pape Pie VI, pour lui annoncer la
nouvelle du merveilleux établissement de l’Eglise dans
ce pays. Sa lettre arriva à Rome en 1792. De grandes
douleurs affligeaient alors le souverain Pontife, et
ce fut au milieu des angoisses de cette terrible
époque, qu’il apprit qu’à l’extrémité de l’Orient, de
— 70 — nouveaux
fils étaient nés à la sainte Eglise Romaine, et que
Notre Seigneur Jésus-Christ avait déjà des témoins,
dans une contrée où jusqu’alors son nom n’avait pas
été prêché. En lisant cette lettre, le vicaire de
Jésus-Christ versa des larmes de joie, et du fond de
son âme donna une première bénédiction à cette église
naissante. Le cardinal Antonelli répondit à l’évêque
de Péking: «Notre excellent Souverain Pontife a lu
avec la plus grande avidité l’histoire que vous avez
tracée de ce très-heureux événement. Il en a répandu
des larmes bien douces et a éprouvé un plaisir
ineffable de pouvoir offrir à Dieu ces prémices de
contrées si éloignées. » Plus loin, il ajoutait : « Sa
Sainteté aime avec une tendresse toute paternelle ces
nouveaux enfants, ces illustres athlètes de
JésusChrist. Elle désire leur accorder toute sorte de
biens spirituels. Quoique absente de corps, elle les
voit des yeux de l’esprit, les embrasse tendrement, et
leur donne de tout son cœur la bénédiction
apostolique. » Enfin il annonçait à l’évêque de
Péking, que le Pape, pasteur de l’Eglise universelle,
confiait à ses soins et à sa direction cette nouvelle
église, fille de celle de Péking. Après le
retour du P. dos Remedios, l’évèque fut trois années
entières sans aucune nouvelle de Corée. Ce silence
prolongé était de mauvais augure. D’ailleurs, quelques
mots prononcés par des personnes de la suite de
l’ambassade, en 1792, lui avaient fait soupçonner
qu’on persécutait les chrétiens, et comprendre
pourquoi aucun d’eux n’était venu au rendez-vous
recevoir le prêtre. Ce ne fut qu’un an plus tard, à
l’arrivée de Paul Ioun et de Sabas Tsi, qu’il put
connaître tous les détails de cette première
persécution. Il était évident qu’il fallait à tout
prix, et le plus tôt possible, porter secours à cette
Eglise désolée. L’évèque le comprit, et conféra
aussitôt avec les courriers, sur les moyens de faire
parvenir un prêtre dans leur patrie. Jean dos
Remedios, le premier missionnaire désigné, était mort.
Pour le remplacer, l’évèque jeta les yeux sur un jeune
prêtre chinois, les prémices du séminaire épiscopal de
Péking. Il se nommait Jacques Tsiou, et était
originaire de la grande ville de Sou-Tcheou, dans la
province de Kiang-nam. Les Portugais l’ont toujours
désigné sous le nom de P. Jacques Yellozo. Il n’avait
alors que vingtquatre ans; mais sa grande piété, son
habileté dans la littérature chinoise et dans les
sciences ecclésiastiques, sa physionomie assez
semblable à celle des Coréens, décidèrent l’évèque de
Péking à le choisir, pour cette belle et périlleuse
mission. Le P.
Jacques Tsiou, muni de tous les pouvoirs ordinaires — 71 — et
extraordinaires, pour exercer le ministère
apostolique, partit donc de Péking, au mois de février
1794. Après vingt jours de marche, il arriva aux
frontières de la Corée. Des chrétiens l’attendaient
afin de l’introduire et de le conduire jusqu’à la
capitale; mais comme la surveillance était alors
très-sévère, par suite des ordres donnés pendant la
persécution, il fut convenu que la tentative serait
différée jusqu’au mois de décembre. En attendant
l’époque fixée, le missionnaire visita les chrétientés
de la Tartarie, voisines de la Corée, comme l’évêque
de Péking lui en avait donné la commission, dans le
cas où il ne pourrait pas pénétrer immédiatement en
Corée. Au mois
de décembre, le P. Tsiou revint à Pien-men, où Sabas
Tsi et d’autres chrétiens s’étaient rendus, pour lui
servir de guides. Le prêtre changea ses habits,
arrangea ses cheveux à la Coréenne, et, vers le milieu
de la nuit du 23 décembre 1794, franchit le fleuve
Apno, la terrible barrière qui le séparait de la
Corée. D’autres chrétiens l’attendaient sur la rive
coréenne du fleuve, à Ei-tsiou, vis-à-vis Pien-men, et
le conduisirent jusqu’à la capitale, où il parvint au
commencement de l’année 1795. Son arrivée causa une
joie et une consolation inexprimables aux chrétiens
qui le reçurent comme un ange descendu du ciel. Le P.
Tsiou fut logé dans la maison préparée par Mathias
T’soi au quartier nord de la ville. Il commença par
faire préparer tout ce qui était nécessaire pour la
célébration du saint sacrifice, et se livra tout
entier à l’étude de la langue coréenne, afin de
pouvoir, le plus tôt possible, exercer le saint
ministère. Le jour du Samedi-Saint, il baptisa
plusieurs adultes, suppléa les cérémonies de ce
sacrement à quelques autres, et reçut un certain
nombre de confessions par écrit. Enfin, le jour de
Pâques, il eut pour la première fois, en Corée, le
bonheur de célébrer la sainte messe et de donner la
communion aux personnes qu’il avait confessées la
veille. Tout alla
bien jusqu’au mois de juin. Les chrétiens, au comble
de leurs vœux, voulaient tous voir le prêtre, et
recevoir les sacrements. Bientôt l’affluence fut
extrême. Le P. Tsiou, peu au courant des coutumes du
pays, recevait facilement tous ceux qui se
présentaient, et nul ne songeait à prendre les
précautions exigées par la prudence. Sur ces
entrefaites, un bachelier nommé Han Ieng-ik-i, de
famille noble, qui n’était chrétien que depuis
quelques mois et n’avait qu’une foi peu solide,
parvint à se faire introduire auprès du prêtre. Cette
entrevue fit naître dans son cœur un dessein pervers.
Il alla trouver le frère de Ni Piek-i, — 72 — ennemi
déclaré de la religion, et alors en faveur à la cour.
Il lui apprit qu’un prêtre chrétien, chinois de
nation, résidait dans la capitale, lui fit connaître
la maison où il était caché, et lui donna son
signalement. Le premier ministre et le roi lui-même
furent bientôt informés de tout. Ordre fut donné au
grand juge criminel T’sio Kiou-tsin-i, d’envoyer à
l’instant des satellites, pour se saisir sans bruit de
l’étranger. C’était le 27 juin. Heureusement, les
chrétiens, qui se défiaient un peu du traître, avaient
épié ses démarches, et avaient pu connaître à temps
ses dénonciations, et les ordres de la cour. Le P.
Tsiou, averti, s’était de suite réfugié chez un autre
chrétien. Mathias Tsoi resta seul pour garder la
maison menacée. Il eut pu chercher son salut dans la
fuite, mais afin de mettre entièrement le prêtre en
sûreté, il conçut la généreuse résolution de se faire
passer pour le Chinois qu’on cherchait. Comme il était
d’une famille d’interprètes, et parlait le chinois, il
espérait de cette manière réussir plus facilement dans
son dessein. Il se coupa donc les cheveux pour mieux
contrefaire l’étranger, et attendit paisiblement
l’arrivée des satellites. Ceuxci arrivés à la maison,
se précipitèrent sur lui, en criant : « Où est le
Chinois? — C’est moi,» répondit Mathias avec calme. Il
fut aussitôt saisi et traîné devant le juge. Mais on
ne tarda pas à s’apercevoir de la méprise. Le prêtre
chinois avait été signalé comme portant une barbe
assez bien fournie, et Mathias en était dépourvu. On
se mit donc de nouveau à la recherche du prêtre, et il
n’eût probablement pas échappé longtemps aux
poursuites, si le roi, qui craignait de faire souffrir
beaucoup d’innocents, n’eût ordonné de procéder dans
cette affaire avec plus de modération. Cependant
Paul Ioun et Sabas Tsi, les deux introducteurs du P.
Tsiou, avaient aussi été pris le même jour, et réunis
à Mathias T’soi. La nuit même de leur arrestation ils
furent conduits devant le tribunal. Leur fermeté et la
sagesse de leurs paroles déconcertèrent les juges. Des
professions de foi claires et généreuses étaient la
seule réponse qu’ils faisaient à toutes les questions
sur le prêtre étranger, sur son arrivée et sur son
séjour dans la capitale. Pour leur arracher des aveux
compromettants, on les mit plusieurs fois à la
torture, on les accabla de coups, on leur disloqua les
bras et les jambes, on leur écrasa les genoux, mais
rien ne put faire fléchir leur courage ou lasser leur
patience. Une joie céleste inondait leurs cœurs et se
répandait jusque sur leurs visages. Enfin le roi,
cédant aux réclamations multipliées des ennemis de la
religion, signa leur arrêt de mort. — 73 — La
sentence fut exécutée cette nuit-là même dans la
prison, et les corps des martyrs furent jetés dans le
fleuve. C’était le 12 de la cinquième lune (28 juin
1795). Sabas Tsi était âgé de vingt-neuf ans, Paul
Ioun avaii trente-six ans, et Mathias T’soi trente et
un ans. Telle fut
la récompense magnifique que Dieu donna à ces trois
généreux chrétiens qui avaient, au péril de leur vie,
introduit un prêtre en Corée, et qui, parleur piété,
méritèrent ce bel éloge de l’évêque de Péking. «
L’Église de Péking et moi, écrivait-il en 1797, avons
été témoins de la piété et de la dévotion de Paul Ioun
dans les deux voyages qu’il fit à Péking en 1790. Il y
reçut les sacrements de Confirmation, de Pénitence et
d’Eucharistie, avec une ferveur si frappante, que
plusieurs de nos chrétiens ne purent retenir leurs
larmes, dans la joie et l’admiration qu’ils
éprouvaient de trouver chez ce néophyte, la modestie,
les paroles, les vertus exemplaires d’un vieux
chrétien consommé dans la pratique de l’Évangile. En
1793, nous fûmes aussi témoins de la piété de Sabas
Tsi, pendant les quarante jours qu’il passa à Péking.
Les fidèles de cette ville furent édifiés de sa
dévotion, de sa grande ferveur, et de l’effusion de
larmes avec lesquelles il reçut les sacrements de
Confirmation, de Pénitence et d’Eucharistie. Quant à
Mathias T’soi, nous n’avons pas été témoins oculaires
de sa foi, parce qu’il n’est pas venu à Péking, mais
j’ai appris par le missionnaire de Corée, que ce
chrétien a été un des premiers catéchistes, et qu’il
s’est distingué par sa ferveur, sa piété et son zèle à
étendre la gloire de Dieu (1). » Cinq
autres chrétiens avaient été arrêtés avec nos trois
martyrs, et accusés comme eux de s’être faits les
introducteurs du prêtre étranger dans la Corée; mais
ils soutinrent, avec raison, qu’ils n’avaient pris
aucune part à son entrée dans le royaume. On voulut
les faire apostasier. Ils s’y refusèrent, et
confessèrent leur foi au milieu des plus cruels
supplices. Après quinze jours de tortures, ils furent
mis en liberté, et s’en allèrent joyeux, louant et
bénissant Dieu. Quant au dénonciateur Han leng-ik-i,
il ne recueillit aucun profit de sa trahison. A
l’automne de cette même année, il mourut
misérablement, loin de sa famille et de sa maison. On
dit qu’à l’heure de sa mort, il ne cessait de gémir et
de verser des larmes. Puisse-t-il, par un sincère
repentir, avoir obtenu de Dieu, le pardon de son
crime! (1)
Nouvelles Lettres édif. T. 5. — 74 — Pendant
qu’on mettait à mort ceux qui l’avaient introduit en
Corée, et qu’on faisait de tous côtés des recherches
pour le saisir, le P. Tsiou était caché dans le bûcher
d’une femme chrétienne. Cette néophyte courageuse, qui
exposait ainsi sa vie pour le sauver, se nommait
Colombe Rang Oan-siouk-i. Comme elle a joué un grand
rôle dans l’histoire de la chrétienté à cette époque,
nous allons raconter sa vie avec quelque détail. Elle
était née dans le Nai-po, d’une famille païenne de
demi-nobles, ou, selon l’expression coréenne, de
nobles bâtards. On nomme ainsi les familles issues
d’une mésalliance. Dès son enfance, Colombe montra une
pénétration d’esprit remarquable, jointe à un cœur
droit, ferme et courageux. Elle ne se permettait point
d’actions mauvaises, et supportait avec beaucoup de
patience le caractère acariâtre de sa mère. Son âme
élevée aspirait déjà à quelque chose de grand. Elle
s’appliquait à pratiquer les maximes de la religion de
Fo, et avait même formé, dit-on, le dessein de quitter
le monde, pour se livrer toute entière aux exercices
religieux de cette secte. Colombe
fut mariée à un demi-noble du district de Tek-san,
nommé Hong Tsi-ieng-i, qui avait perdu sa première
femme. C’était un homme d’une simplicité extrême,
entièrement dépourvu des qualités de l’intelligence,
avec lequel Colombe avait bien de la peine à vivre en
bonne harmonie, et qui lui causait beaucoup de
chagrins. Elle faisait néanmoins tous ses efforts pour
lui être agréable, et par ses prévenances et sa
douceur, elle sut gagner l’affection de sa belle-mère
dont le caractère était assez difficile. Colombe était
mariée depuis quelque temps, quand pour la première
fois elle entendit un parent de son mari, nommé Paul,
parler de la religion du Maître du ciel. Ce mot la
frappa. « Le Maître du Ciel, se dit-elle, ce doit être
le maître du ciel et de la terre. Le nom de cette
religion est juste, et sa doctrine doit être vraie. »
Elle demanda des livres, et en les lisant, son cœur
comprit la grandeur et la beauté de la vérité
évangélique. Elle s’attacha à la religion par toutes
les puissances de son âme et, dès ses premiers pas
dans la vie chrétienne, aspira aux vertus héroïques.
Son assiduité à remplir tous ses devoirs, sa ferveur,
sa mortification étaient admirables. Elle s’appliqua
aussitôt à convertir sa maison, ses parents et ses
amis; et son zèle s’étendit jusqu’aux villages
voisins. Son mari fut le principal objet de sa
sollicitude. Quand elle l’exhortait à se faire
chrétien, il disait : « C’est vrai, c’est vrai, » mais
quand ensuite les ennemis de la religion la
décriaient, il remuait la tête en signe — 75 — d’approbation,
et accordait pleine créance à leurs paroles. Si sa
femme le réprimandait, il versait des larmes et
regrettait ses torts, puis si de mauvais amis
revenaient le voir, il agissait comme auparavant.
Colombe, malgré tous ses efforts, n’aboutissait à
rien, et elle vit bien qu’elle ne pourrait jamais
parvenir à lui faire pratiquer sérieusement la
religion. Elle
s’appliqua aussi à convertir sa belle-mère. Cette
dernière commença à servir Dieu et à réciter les
prières cbrétiennes, mais elle ne pouvait se résoudre
à abandonner le culte des ancêtres. Colombe
l’exhortait sans cesse, et surtout adressait à Dieu de
ferventes prières, pour obtenir sa conversion entière.
Ses prières furent enfin exaucées. Un jour que la
belle-mère balayait la salle des ancêtres, un fracas
horrible se fit entendre tout à coup, les poutres et
les colonnes de la chambre étaient ébranlées. Saisie
de frayeur à ce bruit étrange, dont il était
impossible de découvrir la cause, cette femme courut
se jeter entre les bras de sa bru et abjura ses vaines
superstitions. Après cette victoire, Colombe convertit
encore son père et sa mère, qui moururent tous deux
d’une manière édifiante. En 1791,
lorsque la persécution éclata, Colombe secourut les
confesseurs de la foi, préparant leur nourriture et la
leur portant dans les prisons. Elle fut arrêtée et
conduite devant le gouverneur de Hong-tsiou. Nous
ignorons les détails de son interrogatoire, mais il
paraît qu’elle fut remise en liberté sans avoir eu de
tourments à endurer, et sans avoir prononcé une seule
parole d’apostasie. Peu de temps après, elle se sépara
de son mari auquel elle confia le soin de ses terres,
et accompagnée de sa belle-mère, de sa fille et de
Philippe Hong, fils que son mari avait eu d’un premier
mariage, elle vint résider à la capitale. Le motif qui
la portait à agir de la sorte ne nous est pas bien
connu. Les uns disent que ce fut le désir de vivre
dans la continence; d’autres assurent qu’elle
cherchait seulement à se trouver au milieu de
chrétiens plus fervents; enfin, d’après la sentence
rendue plus tard contre elle, elle aurait été chassée
par son mari lui-même. Celuici, en effet, effrayé par
la persécution, et n’ayant nulle envie de pratiquer la
religion, aura pu lui ordonner de se retirer de chez
lui. Cette dernière explication est beaucoup plus
probable. Colombe
était donc à la capitale, lorsque le P. Tsiou y
arriva. Elle avait même aidé Sabas Tsi et ses
compagnons dans leur périlleuse entreprise. Le prêtre
la distingua bien vite entre toutes les chrétiennes
qu’il put voir. Ravi de joie de trouver, dès son
arrivée, une auxiliaire si dévouée, il la baptisa et
lui donna — 76 — la
fonction de catéchiste chargée de tout ce qui
concernait l’instruction des femmes, emploi dont elle
s’acquitta avec autant d’activité que d’intelligence.
Lorsque le missionnaire fut trahi et poursuivi par les
satellites, Colombe, avertie à temps, conçut la
généreuse pensée de le sauver. Elle le cacha dans le
bûcher de sa maison, et l’y nourrit pendant trois mois
à l’insu de tous, et même de sa belle-mère et de son
fils Philippe. Elle était cependant très-affligée de
ne pouvoir offrir au prêtre un asile plus commode,
mais elle n’osait pas se confier à sa belle-mère,
qu’elle voyait bien éloignée de ses généreuses
dispositions. Elle entreprit cependant de toucher son
cœur. Elle se mit à pleurer et à gémir presque
continuellement : elle ne mangeait et ne dormait
presque plus. Sa belle-mère, craignant de la perdre,
voulut savoir la cause de son chagrin. Colombe lui dit
: « Le prêtre est venu ici, au péril de sa vie, pour
sauver nos âmes, et nous n’avons rien fait pour
reconnaître ses bienfaits, et il est aujourd’hui sans
asile. A moins d’être de pierre ou de bois, comment ne
serais-je pas vivement affligée à cette pensée? Je
vais donc m’habiller en homme, et parcourir le pays
pour tâcher de le trouver et de le secourir. — La
belle-mère répondit en pleurant : Si vous agissez
ainsi, qui aurai-je pour appui! Je vous suivrai donc
et je mourrai avec vous. — Vénérable mère, reprit
Colombe, je suis bien consolée de voir à quel degré de
vertu vous êtes arrivée. Je ne craindrais certainement
pas d’exposer ma vie pour sauver le missionnaire, mais
dans des circonstances si difficiles, nous ne
pourrions pas le trouver, et nous nous exposerions
inutilement. Le Seigneur du ciel qui sait tout, et qui
pénètre le cœur des hommes, voit notre bonne volonté,
et il permettra peut-être que le Père vienne près de
nous. S’il se présentait, oseriez-vous le recevoir? Si
vous me donnez l’assurance de votre consentement,
votre fille aura aussitôt l’âme en paix. Elle
reprendra sa joie première, et s’acquittera envers
vous jusqu’à la mort des devoirs de la piété filiale.
— La mère répondit : Je ne veux pas me séparer de
vous, faites tout ce que vous voudrez. » — Aussitôt
Colombe tressaillant de joie courut à la cachette du
prêtre, et l’introduisit dans la salle d’honneur. Ce
fut là que le P. Tsiou, protégé par l’usage coréen qui
interdit aux étrangers l’entrée des maisons nobles,
fit sa résidence habituelle pendant trois ans. Au mois
de septembre 1796, le P. Tsiou écrivit à l’évêque de
Péking, pour lui faire connaître sa position et l’état
de la chrétienté coréenne. Les continuelles
perquisitions de la police, — 77 — et
le redoublement de surveillance, surtout aux
frontières, ne lui avaient pas permis de le faire
l’année précédente. Thomas Hoang Sim-i, né à
Siong-meri, au district de Tek-san, et l’un de ceux
qui avaient attendu le prêtre sur la frontière en
1795, fut choisi pour courrier. Il dut acheter à prix
d’argent une place de domestique auprès d’un des
membres de l’ambassade. Ayant caché soigneusement dans
ses habits les deux morceaux de soie sur lesquels
étaient écrites la lettre latine du P. Tsiou, et la
lettre des chrétiens en caractères chinois, il se mit
en route, et, le 28 janvier 1797, arriva à Péking.
L’évêque Govea passa de l’extrême inquiétude à la joie
la plus vive, en lisant les lettres du missionnaire et
des chrétiens. Dans sa lettre, le prêtre parlait des
moyens de procurer la paix à l’Église coréenne. Le
meilleur à ses yeux eût été de demander à la cour de
Portugal, un ambassadeur qui viendrait saluer le roi
de Corée, et faire alliance avec lui. Avec cet
ambassadeur, on eût envoyé des prêtres savants dans
les mathématiques et dans la médecine, qui auraient pu
s’établir dans le pays, et que le gouvernement coréen
eût traité favorablement, par égard pour le roi de
Portugal. Nous ignorons si la demande de cette
ambassade fut faite. Ce qui est certain, c’est que
jamais personne ne fut envoyé. Aussitôt
que le P. Tsiou connut suffisamment la langue coréenne
et les usages du pays, il s’occupa de l’administration
des chrétiens, mais avec les plus grandes précautions.
Lorsqu’il sortait. Colombe seule savait où il allait.
On cachait soigneusement toutes ses démarches; il
n’avait de rapport qu’avec les chrétiens les plus
sûrs, et le plus grand nombre, surtout dans les
provinces, soupçonnaient à peine qu’il y eût un prêtre
en Corée. Il ne se montrait même pas à tous les
membres des familles qui le recevaient, et plusieurs
fois des serviteurs même chrétiens purent seulement
deviner sa présence, qui n’était publiquement avouée
de personne. L’extrait suivant d’une lettre écrite par
un chrétien de l’époque, va nous donner une idée de la
rigueur avec laquelle le secret était gardé. L’auteur
de cette lettre est Pierre Sin Tai-po, martyrisé en
1839. Il l’écrivit dans sa prison en 1838, sur un
ordre de M. Chastan, qui recueillait avec soin tous
les souvenirs des vieillards concernant les premiers
temps du christianisme en Corée. Jean Ni le-tsin-i,
dont il est ici question, est le même que nous verrons
plus tard renouer les communications avec Péking. « Mon
parent Jean Ni le-tsin-i et moi, étions chrétiens
depuis — 78 — cinq
ans, mais assez peu fervents. Nous désirions vivement
voir le prêtre, et depuis longtemps je fatiguais de
questions un chrétien de mes amis, fonctionnaire
public. Une nuit, je couchai chez lui, et le matin, en
réponse à mes instances, il se leva, tira de son
armoire une paire de bas d’enfants, et me donna ces
bas en me disant de les chausser. Les ayant regardés,
il me parut qu’un enfant lui-même ne pouvait les
mettre, et tout étonné je dis : « Ceci est une
mauvaise plaisanterie. Pourquoi engagezvous une grande
personne à mettre des bas d’enfant? » — Il me répondit
: « La religion étant très-équitable, il n’y a,
vis-à-vis d’elle, ni grands ni petits, ni nobles ni
roturiers. C’est à peu près comme ces bas qui, souples
et élastiques, vont aux grands pieds comme aux petits.
Dans la religion, avec de la ferveur, on peut voir le
prêtre, comme ces bas avec un peu d’efforts chaussent
bien, même un grand pied. » En effet, je parvins à les
mettre. C’étaient des bas venus d’Europe qui,
travaillés avec de la laine, s’élargissaient autant
qu’on voulait. Je multipliai mes questions, mais
inutilement, je n’obtins pas un mot de plus. Je revins
dix jours plus tard, j’interrogeai d’autres chrétiens,
j’envoyai Jean Ni à son tour. Partout silence absolu.
En somme, Jean Ni et moi fimes successivement sept ou
huit voyages à la capitale, dont notre demeure était
éloignée de cent quarante lys, et toujours sans
succès. Jean Ni laissa même sa famille pour venir se
fixer à Séoul afin de saisir plus facilement une
occasion favorable... Malgré tout, nous n’eûmes jamais
la consolation de voir le prêtre. La nouvelle de sa
mort nous arriva plus tard, et ne fit qu’augmenter nos
regrets.» Combien
d’autres démarches analogues durent être faites, dans
le même temps, par un grand nombre d’àmes qui avaient
faim et soif des grâces de Dieu! et quelle leçon pour
tant de chrétiens qui, vivant au milieu des secours de
la religion songent si peu à en profiter! Nous ne
devons pas cependant blâmer comme exagérées, ces
précautions si sévères. La présence du prêtre en Corée
était connue du gouvernement, les recherches étaient
continuelles, les arrestations se succédaient tous les
jours. Pouvait-on prendre trop de soin pour conserver
l’unique pasteur, sur la tête duquel semblait reposer
le salut de tout le troupeau. Le P.
Tsiou étant environné d’un tel mystère, il ne faut pas
s’étonner que la tradition coréenne ne nous apprenne
presque rien sur ses travaux apostoliques. On sait
seulement qu’à la capitale il allait quelquefois chez
Augustin Tieng Iak-tsiong, chez Alexandre Hoang
Sa-ieng-i et chez Antoine Hong An-tang. — 79 — Il
visita aussi plusieurs fois le palais Iang-tsiei-kong
ou Piei-kong, et probablement y séjourna quelque
temps. Ce palais appartenait à un frère bâtard du roi
nommé Ni In ou Il-oang-sou, dont le fils Tam avait été
mis h mort, comme coupable de conspiration. Les grands
eussent voulu aussi qu’on fit mourir le père, mais le
roi ne l’avait pas permis, et s’était contenté de
l’exiler dans l’île de Kang-hoa. Il n’était resté dans
son palais Piei-kong que deux femmes, l’épouse du
prince exilé, et sa bellefille, veuve de Tam. Une
chrétienne, ayant pitié de leur infortune, leur parla
de religion vers l’année 1791 ou 1792. Le malheur
avait préparé leurs âmes, elles se convertirent, mais
personne n’osait avoir de rapport avec elles sous le
prétexte que cela pourrait attirer de fâcheuses
affaires. Seule, la généreuse Colombe n’eut pas cette
crainte; elle alla voir les deux princesses, conduisit
même le prêtre chez elles, et leur fit recevoir les
sacrements. La femme de Ni In s’appelait Marie Song,
et sa belle-fille Marie Sin. Elles devinrent toutes
deux très-ferventes, convertirent plusieurs de leurs
esclaves, et s’agrégèrent à la confrérie Mieng-to, ou
de l’instruction chrétienne. Elles étaient heureuses
de recevoir le prêtre dans leur palais. Lorsqu’il s’y
trouvait, il était caché dans une chambre séparée,
attenante à la maison de Hong An-tang, et communiquant
avec cette dernière par un trou secrètement pratiqué
dans la muraille. Le prince exilé eut connaissance de
ce qui se passait dans son palais, et n’y mit aucun
obstacle. Cependant lui-même ne se fit jamais
chrétien. Le P.
Tsiou fit aussi plusieurs tournées dans les provinces.
Il alla au district de Nie-tsiou, dans la famille du
martyr Paul Ioun, son introducteur. Il résida quelque
temps chez Augustin Niou Hang-kem-i, à Tso-nam-i,
district de Tsien-tsiou, province de Tsien-la, On sait
aussi qu’il passa dans les districts de Ko-san,
Nam-po, Kong-tsiou, On-iang, et dans le Nai-po. Mais à
quelle époque précise fit-il ces différentes
excursions? avec quel succès? nous l’ignorons. Les
mémoires du temps ne nous ont laissé aucun détail. Ce
qui est certain, c’est que la plupart des fidèles ne
purent alors participer à la réception des sacrements,
à cause du secret inviolable qui devait partout
protéger le missionnaire, et des autres difficultés de
tout genre, causées par la persécution. Les
chrétiens sont du reste unanimes à faire l’éloge du P.
Tsiou. Ils nous le représentent infatigable au
travail, se réservant à peine le temps nécessaire pour
manger et pour dormir. La nuit, il exerçait le saint
ministère; le jour, il traduisait des livres ou — 80 — en
composait de nouveaux. Il jeûnait, se mortifiait et se
sacrifiait tout entier à son devoir. Il semble même
que Dieu voulut rehausser par des miracles l’éclat des
vertus de son serviteur. Une tradition respectable
rapporte qu’un jour, pendant son séjour à la capitale,
un incendie éclata au quartier T’sang-kol. Le feu
durait depuis vingt-quatre heures, lorsque le prêtre,
désolé de ses affreux ravages, et ne pouvant aller
lui-même sur les lieux, envoya le jeune Song, fils de
Philippe Song, avec ordre de jeter de l’eau bénite sur
les flammes. Le jeune homme s’acquitta de la
commission, pendant que le P. Tsiou demeurait en
prière, et presque aussitôt le vent changea, et poussa
les flammes du côté où il ne restait plus que des
ruines. La
prudence du prêtre, disent les relations coréennes,
ses talents, son zèle, ses vertus, le mettaient
au-dessus du commun des hommes. Il était environné de
dangers; néanmoins, semblable au Koue (1) dont on a
réussi à cacher les angles, en l’environnant de cent
pointes différentes, il sut, à force de précautions et
d’expédients, se sauver de tous les mauvais pas.
Lorsqu’il entra en Corée, la sainte religion du Maître
du ciel ne faisait encore que de naître. L’éclat de sa
doctrine était comme voilé par la grande ignorance des
chrétiens. Pour remédier à ces maux, il ne se contenta
pas de composer des livres, et de répandre lui-même
l’instruction, mais il corrigea les abus, d’une main
ferme et sage, et parvint à faire observer fidèlement
par tous les pratiques de la foi. Il institua, sur le
modèle d’une association semblable depuis longtemps
établie à Péking, le Mieng-to ou confrérie de
l’instruction chrétienne, que nous avons mentionnée
plus haut. Le but des associés était de s’encourager
et de s’aider mutuellement, d’abord à acquérir
eux-mêmes une connaissance approfondie de la religion,
et ensuite à la répandre parmi leurs amis chrétiens et
païens. Augustin Tieng Iak-tsiong fut établi président
de cette confrérie. Le P. Tsiou désigna ensuite les
lieux de la ville où devaient se tenir les assemblées,
nomma les chefs qui devaient y présider, statua que
les hommes y assisteraient séparés des femmes, en un
mot, il régla tout avec poids et mesure. Echauffés par
son zèle, tous les confrères s’empressaient de venir
recevoir le billet que les chefs distribuaient mois
par mois, à chacun des membres, leur assignant pour
patron un des saints honorés par l’Église durant ce
mois; c’est ce qu’on appelait le (1) Le
Koue est une tranche d’ivoire avec laquelle on
représente les mandarins des anciennes dynasties. — 81 — billet
du patron. Cette pratique se répandit peu à peu dans
tout le royaume, et produisit des fruits merveilleux.
Dans tous
ses efforts, le prêtre était très-efficacement secondé
par Colombe Kang. A l’intérieur de sa maison, elle
prenait soin du prêtre, et lui fournissait tout ce qui
lui était nécessaire; à l’extérieur, elle était mêlée
à toutes les affaires importantes, et Dieu bénissait
ses entreprises en les faisant toujours réussir. Comme
elle joignait à une instruction solide, une grande
facilité d’élocution, elle convertit beaucoup de
personnes de son sexe, parmi lesquelles un certain
nombre de femmes de la plus haute noblesse. La loi du
royaume n’infligeant aucun supplice aux femmes nobles,
hors le cas de rébellion, ces néophytes ne
s’inquiétaient pas de la prohibition du gouvernement.
Colombe
réunissait aussi un grand nombre de jeunes filles et
les instruisait solidement. Elle fut aidée dans cette
bonne œuvre par la vierge Agathe Ioun, qui s’était
retirée auprès d’elle et dont nous parlerons plus
tard. Ces jeunes filles, après leur mariage,
devenaient autant d’apôtres zélés, prêchaient la foi
chrétienne dans leurs nouvelles familles, et souvent
convertissaient leurs parents et connaissances. Douée
d’une énergie et d’une activité extraordinaire, aidée
par une grâce particuière d’en haut. Colombe animait
et dirigeait toutes les œuvres de charité. Tous les
chrétiens l’aimaient et l’admiraient. « Elle exhortait
tout le monde, disent-ils, avec autant de fermeté que
de prudence, et disposait, pour ainsi dire, de tous à
son gré. Quoiqu’il y eût, parmi les hommes, beaucoup
de chrétiens fervents, tous subissaient volontiers son
influence, et se conformaient à ses vues avec la même
précision que le son d’une cloche suit le coup du
marteau. Elle gagnait les cœurs par son ardente
charité, comme le feu embrase la paille. Dans les
affaires compliquées et les grandes difficultés, elle
tranchait avec la même dextérité qu’une main sûre
coupe et divise une touffe de radnes entrelacées. »
Aussi doit-on, en toute justice, lui attribuer une
grande partie des progrès que fit la religion à cette
époque. Ces progrès furent très-considérables, et nous
pouvons les résumer en un mot. Avant l’arrivée du P.
Tsiou, les chrétiens de Corée étaient environ quatre
mille; quelques années après, leur chiffre s’élevait à
dix mille. |