Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE III [176] CHAPITRE III. Procès de la famille Mou. — Martyre
de Jean Niou et de sa femme Luthgarde Ni. — Lettres de
Luthgarde.
Depuis le
martyre de Paul Ioun, en 1791, jusqu’à la grande
persécution de 1801, la province de Tsien-la avait
joui d’une paix profonde, et les chrétiens y étaient
devenus très-nombreux. Celui qui avait le plus
contribué à cette propagation rapide de l’évangile
était Augustin Niou Hang-kem-i; aussi fut-il un des
premiers enveloppé dans la proscription. Dès la
troisième lune, il avait été saisi avec plusieurs
autres membres de sa famille, et conduit dans les
prisons de Tsien-tsiou, capitale de cette province,
dont Kim Tal-sioun-i était alors gouverneur. Nous
ignorons les détails des interrogatoires qu’ils eurent
à subir, mais il parait malheureusement assez probable
qu’Augustin eut la faiblesse d’apostasier. Un de
.ses frères naturels, Niou Koang-kem-i, porta plus
loin la lâcheté. Non-seulement il céda aux tortures,
mais il se montra prêt à faire toutes les
dénonciations que les juges exigèrent de lui, et à
révéler plus qu’on ne lui demandait. Le gouverneur ne
manqua pas de profiter d’une si bonne occasion, et
d’exploiter la frayeur de cet infortuné. Il lui remit
sous les yeux l’état désespéré de toute sa famille,
lui faisant en même temps espérer qu’une grande
franchise à déclarer tout ce qu’il savait serait le
moyen non-seulement d’éviter la mort, mais de
s’attirer les bonnes grâces de la cour et d’obtenir
les plus grandes dignités. Koang-kem-i, aveuglé par la
crainte et par l’ambition, donna facilement dans le
piège. Il commença par brûler tous ses livres, et fit
une longue liste des chrétiens de sa connaissance. On
s’en servit immédiatement. En peu de jours, les
districts de Tsien-tsiou, Keum-san, Ko-san,
Ieng-koang, Mou-tsang, Kim-tiei et autres furent
sillonnés par les bandes des saiellites, et plus de
200 personnes, dit un mémoire du temps, furent jetées
dans les prisons et soumises à d’affreuses tortures.
Il est triste de constater que la plupart d’entre eux
n’eurent pas le courage de rester fidèles à leur Dieu.
Plusieurs même firent des aveux très-compromettants
sur les allées et venues des courriers que l’on avait,
à diverses reprises, — 177 — envoyés
à Péking, et les choses se compliquèrent étrangement.
Koang-kem-i surtout semble avoir complètement perdu la
tête. Un
fragment des actes de son procès nous apprend qu’il
fit devant le tribunal les déclarations suivantes : «
Pour pratiquer la religion, il faut absolument des
prêtres; sans eux, on ne peut recevoir les sept
sacrements; c’est pourquoi on a dû faire venir le P.
Tsiou, et cacher sa présence en Corée avec toutes les
précautions imaginables. De plus, pour administrer les
sacrements de Baptême et de Confirmation, il faut des
saintes huiles, et ces saintes huiles doivent être
renouvelées chaque année; on a dû, en conséquence,
envoyer tous les ans quelqu’un les chercher à Péking.
En 1797, Hoang Sim-i y alla, plus tard un des Kim de
Ko-san... Mais ces voyages offrant tant de
difficultés, la situation restait trop précaire. Pour
remédier à tous ces inconvénients, on a formé le
projet d’appeler sur les côtes de Corée des navires
européens qui pussent traiter avec le gouvernement, et
faire accorder la liberté de religion... » Koang-kem-i
dénonça ensuite quelques-uns de ceux qui auraient
fourni de l’argent pour subvenir aux frais d’exécution
d’un pareil plan. Parmi ces
noms, on est étonné de trouver celui de Ni Seng-houn-i
qui, lors de l’entrée du prêtre en Corée, ne
pratiquait plus depuis longtemps, et celui de Ni
Ka-hoan-i, qui n’a jamais eu de rapports avec les
chrétiens. Nous inclinons à croire que Koang-kem-i,
pour épargner les chrétiens vivants, a voulu rejeter
sur ces hommes déjà exécutés tout l’odieux des faits
qu’il racontait ou qu’il inventait, ou, ce qui est
plus probable encore, qu’on lui a extorqué à plaisir
des accusations sans fondement, comme cela a souvent
lieu dans les procès de ce pays. Plusieurs
des principaux chrétiens exécutés le 26 de la deuxième
lune se trouvaient aussi compris dans cette
dénonciation. L’affaire prenant ainsi une tournure de
plus en plus sérieuse, on se hâta de relâcher ou
d’exiler les apostats, tandis qu’un certain nombre des
accusés les plus influents ou les plus compromis
furent envoyés à la capitale, pour y être jugés par le
tribunal suprême. De ce nombre, nous ne connaissons
que Augustin Niou, son frère Koang-kem-i, Ioun
Tsi-hen-i, Kim lou-san-i, Ou Tsip-i, Stanislas Han,
Mathias T’soi et André T’sien-ai. Ces trois derniers
toutefois n’étaient point accusés d’avoir pris part au
complot pour faire venir les étrangers, mais
uniquement de pratiquer la religion chrétienne; aussi
leur procès fut-il terminé beaucoup plus rapidement.
Nous avons, plus haut, raconté leur martyre. — 178 — Les cinq autres prisonniers
étaient accusés en outre de complot contre la sûreté
de l’État. L’instruction de leur procès traîna en
longueur, et les débats et interrogatoires furent
multipliés en conséquence. Tout le peuple en était
dans l’agitation, attendant le dénouement de cette
importante affaire. Ennemis de la religion et ennemis
des Nam-in, tous se remuaient à l’envi pour faire un
grand éclat. Enfin, on décida de traiter les accusés
en rebelles, et le Il ou 12 de la neuvième lune, leur
sentence fut définitivement portée. Ils furent
condamnés comme coupables d’avoir suivi une mauvaise
religion, d’avoir communiqué avec les étrangers, et
d’avoir formé le complot d’appeler les navires
européens pour forcer la volonté du gouvernement.
Ordre était donné de les conduire tous les cinq à la
ville de Tsien-tsiou, capitale de leur province, pour
y être exécutés devant le peuple. Augustin Niou
Hang-kem-i, son frère Niou Koang-kem-i et François
Ioun Tsilien-i, devaient être décapités et coupés en
six. Ce supplice consiste, après avoir tranché la
tète, à couper les quatre membres, ce qui, avec le
tronc, forme six morceaux. Kim lou-san-i et Ou Tsip-i
devaient seulement avoir la tête tranchée. On les
expédia donc de suite à la ville de Tsien-tsiou, et le
17 de la neuvième lune (24 octobre), le gouverneur fit
exécuter de point en point la sentence. De plus, la
famille de chacun d’eux fut mise au ban de la loi, et,
selon l’usage en pareil cas, leurs maisons et tous
leurs biens furent confisqués. Niou Koangkem-i avait
alors trente-quatre ans. Eut-il, avant de mourir, le
bonheur de rétracter son apostasie, et d’implorer le
pardon de Dieu pour tous les maux qu’il venait de
causer? On l’ignore. Nous avons dit que, d’après
l’opinion commune, Augustin Niou Hangkem-i, son frère
aîné et le chef de la famille, jadis si zélé à
pratiquer la religion et à la répandre dans toute la
province, avait eu tout d’abord, ainsi que les trois
autres, la faiblesse de donner un signe d’apostasie.
Toutefois, nous aimons à espérer que leurs souffrances
n’auront pas été inutiles, et que Dieu leur aura fait,
à la dernière heure, la grâce de laver leur péché dans
leur sang. Augustin mourut à l’âge de quarante-six
ans. François
Ioun Tsi-hen-i était le frère cadet d’un de nos
premiers martyrs, Paul Ioun Tsi-t’siong-i. Après la
mort de son frère, il avait quitté son pays natal pour
se retirer à Tsie-kou-ri, district de Ko-san, où il
continua de pratiquer sincèrement la religion. Pendant
le procès, il déclara le lieu où étaient cachés ses
livres, et c’est cette circonstance surtout qui a fait
douter de sa persévérance dans la foi. La violence des
tourments lui fit aussi — 179 — avouer
que les chrétiens voulaient faire venir les navires
européens, ainsi que Koang-kem-i l’avait déclaré. Lors
de son supplice, François avait trente-huit ans. Sa
femme fut exilée à l’île Ket-siei, où elle mourut vers
1828. Ses trois fils furent exilés aussi dans diverses
îles, et l’on prétend que l’un d’eux vit encore
aujourd’hui. Ou-tsip-i, dont le nom de famille et de
baptême ne nous sont pas connus, était allié à la
famille d’Augustin Niou. Nous ne savons rien sur sa
vie. Enfin, Kim Iou-san-i était un homme de la classe
du peuple, qui allait de côté et d’autre pour le
service de la famille Niou et d’autres familles
chrétiennes. Il fit aussi, à ce qu’il semble,
plusieurs fois le voyage de Péking, pour y porter ou
en rapporter des lettres. C’est pour cela qu’il fut
impliqué dans le prétendu complot. Il est probable
qu’il s’appelait Thomas. Il était âgé de quarante ans
quand il fut décapité. S’il nous
faut maintenant dire notre opinion sur toute cette
affaire, nous pensons que sur un fond vrai, on a bâti
un échafaudage de calomnies. Ce qui est vrai, c’est
que les chrétiens désiraient et sollicitaient
l’intervention pacifique, par le moyen d’ambassadeurs,
des puissances chrétiennes de l’Occident, pour faire
cesser la persécution. Nous avons vu le P. Tsiou
lui-même développer ce plan à l’évêque de Péking. Ce
qui est faux, c’est qu’Augustin Niou et ceux qui
furent condamnés comme ses complices eussent jamais
comploté la ruine du gouvernement coréen, par une
invasion étrangère. Il n’y a absolument aucune preuve
contre eux, et les nombreux détails qui ont été
recueillis de la bouche de témoins oculaires ne
peuvent pas laisser le moindre doute à ce sujet.
L’argent en question était destiné aux dépenses
personnelles des missionnaires et aux frais des
chrétiens que, de temps à autre, on envoyait à Péking.
Quant aux diverses confessions et dénonciations
arrachées par la bastonnade ou d’autres tortures, il
serait puéril d’y attacher aucune valeur. Avant de
passer au récit d’autres faits, c’est-à-dire d’autres
procès et d’autrès supplices, il sera mieux de
compléter ici l’histoire de la famille Niou, bien
qu’une partie des événements que nous allons raconter
n’aient eu lieu que quelques mois plus tard. Augustin
Niou, en mourant, laissait sa mère très-avancée en
âge, sa femme et six enfants. L’aîné, Jean Niou
Tsiong-sien-i, marié à Luthgarde Ni; la seconde, une
fille mariée récemment, mais non encore envoyée à la
maison de son mari; le troisième, Jean Niou
Moun-tsiel-i, non marié; les trois derniers avaient
l’un neuf, l’autre six et l’autre trois ans. De
plusMathieu, fils d’un frère d’Augustin, qui était
mort avant que la religion se répandit en — 180 — Corée;
ce jeune homme, âgé de quinze à dix-huit ans, portait
alors le nom de Kang-tsiou-lo-rieng. (C’est celui que
les Lettres
édifiantes appellent Ouen-tsiou.) Enfin, la mère
de Mathieu et la veuve de Koang-kem-i. Cette nombreuse
famille était distinguée entre toutes par sa ferveur
et son attachement à la religion; mais nous devons
signaler tout particulièrement l’épouse de Jean,
Luthgarde Ni. Voici quelques détails sur cette jeune
femme, l’une de nos plus chères martyres et l’une des
plus touchantes figures de cette histoire. Luthgarde
Ni naquit à la capitale, d’une des plus illustres
familles du pays. Son père se nommait Ni Ioun et sa
mère Kouen; elle-même reçut le nom de Niou-hei. Elle
était sœur cadette de Charles Ni, martyrisé cette même
année sin-iou, à la douzième lune, et sœur aînée de
Paul Ni, que nous verrons, dans la persécution de
1827, suivre les glorieuses traces de son frère et de
sa sœur. Luthgarde
avait reçu du ciel en partage un caractère résolu, un
cœur aimant et enthousiaste, une intelligence
supérieure; en un mot, elle était douée de toutes les
qualités du corps et de l’esprit, qualités qu’une
éducation convenable à son rang put facilement
développer. Son père mourut pendant qu’elle était
encore en bas âge, et probablement sans avoir entendu
jamais parler de la religion. Sa mère, plus heureuse,
s’instruisit de la foi chrétienne, et consacra sa vie
à élever ses enfants dans la piété. Luthgarde répondit
fidèlement aux soins de sa vertueuse mère; toutes ses
pensées étaient pour le salut de son âme, tout l’amour
de son cœur pour Jésus-Christ, et elle ne sentait
aucun désir des grandeurs et des plaisirs que sa haute
naissance lui eût facilement procurés. Elle avait
environ quatorze ans, quand elle eut occasion de
rencontrer le P. Tsiou, qui venait d’entrer en Corée.
Les chrétiens d’alors étaient généralement si peu
instruits des dogmes de la foi, que Luthgarde sembla
d’abord trop jeune pour être admise aux sacrements,
mais déjà elle comprenait le prix de ces dons
célestes. Elle s’enferma seule dans une chambre
pendant quatre jours, uniquement occupée à s’y
disposer, et le prêtre l’ayant jugée capable de les
recevoir, elle fut au comble de ses vœux. Son unique
soin fut dès lors de bien conserver le fruit de la
sainte Eucharistie, son unique désir d’orner son âme
de toutes les vertus, et bientôt après, jalouse
d’attirer sans partage les bonnes grâces de son divin
Epoux, elle fit résolution de lui consacrer sa
virginité. Mais de grandes difficultés s’y opposaient.
En Corée,
comme nous l’avons déjà remarqué, c’est, dans — 181 — toutes
les classes de la société, une chose inouïe de ne pas
marier une jeune fille; mais dans les familles d’un
rang distingué, c’est presque un attentat, et il
serait dangereux de braver, sur ce point, l’opinion
publique. Le Sauveur lui-même vint au secours de sa
servante bien-aimée, et lui prépara un époux selon son
cœur. Le P. Tsiou qui avait, après mûr examen,
approuvé le projet de Luthgarde, connaissait un jeune
homme désireux, lui aussi, de garder le célibat pour
se donner à Dieu tout entier. C’était Jean Niou, fils
aîné d’Augustin. La famille de Jean, quoique noble et
très-riche, était cependant d’une condition bien
inférieure à celle de Luthgarde, et de plus, Jean
habitait à T’son-am-i, près de Tsien-tsiou, province
de Tsien-la, c’est-à-dire à une distance considérable
de la capitale, dans une région où les grandes
familles ne s’établissent guère. Toutefois le P. Tsiou
vint à bout d’arranger les choses pour unir ces deux
cœurs sous le voile du mariage, et leur permettre de
vivre en frère et sœur, selon leurs mutuels désirs. La
veuve, mère de Luthgarde, donna volontiers son
consentement, et le mariage fut conclu. Grande
fut la colère des membres païens de la famille, quand
ils apprirent ce qui s’était passé. Ils éclatèrent en
murmures, en récriminations, et réunirent leurs
efforts pour faire casser un contrat si inconvenant à
leurs yeux. La mère de Luthgarde tint bon contre leurs
clameurs. Elle donna pour prétextes les difficultés de
sa position de veuve, l’avantage pour elle d’obtenir
un gendre d’une grande fortune, etc. Peu à peu l’orage
se calma, le mariage eut lieu en 1797, et l’année
suivante, à la neuvième lune, la jeune personne se
rendit dans la famille de son mari, où ils firent tous
deux le vœu de virginité. Nous entendrons tout à
l’heure Luthgarde nous donner elle-même de touchants
détails sur ce point et sur quelques autres, dans les
lettres écrites de sa prison. Après comme avant son
mariage, Luthgarde, constamment appliquée à la
pratique des vertus chrétiennes, se montra
respectueuse et soumise envers ses nouveaux parents,
modeste, charitable et exacte à tous ses devoirs.
D’une douceur et d’une complaisance admirables, elle
n’eut jamais la moindre mésintelligence avec aucun des
membres de cette nombreuse famille, et, selon
l’expression coréenne, elle parfumait de sa présence
et de son bon exemple non-seulement sa maison, mais
tout le voisinage. Son mari Jean avait, lui aussi, une
piété franche et ouverte, une foi solide, une charité
fervente. Assidu à ses devoirs, régulier dans sa vie,
méprisant toutes les vanités du siècle, il était
considéré, malgré sa jeunesse, comme un homme grave et
mûr. Qu’elle — 182 — était
heureuse, cette union de deux nobles cœurs dans les
liens d’un chaste amour! qu’elle était belle aux yeux
des anges! Mais, parce que Jean et Luthgarde étaient
agréables à Dieu, il était nécessaire que la
souffrance vînt les éprouver et les perfectionner. Dès le
printemps de 1801, Jean fut saisi avec son père
Augustin et quelques autres personnes de la famille.
On peut imaginer quel terrible coup ce fut pour le
cœur de Luthgarde. Elle apprit bientôt que son mari
était resté prisonnier à la ville de Tsien-tsiou,
quoique les autres eussent été transférés à la
capitale. Pendant tout l’été, le frère cadet de Jean,
nommé aussi Jean, allait continuellement à la ville
porter des vivres à son aîné, mais il ne put réussir à
lui faire passer des habits. Le confesseur dut donc,
au milieu des grandes chaleurs, garder les lourds
vêtements d’hiver qu’il portait lors de son
arrestation, et bientôt leur saleté, l’odeur qui s’en
exhalait et la vermine qui s’y engendra, devinrent un
véritable supplice pour un homme élevé dans le luxe et
la délicatesse. Nous ignorons quelles tortures il eut
à supporter. On sait seulement que pendant tout le
temps de son séjour en prison, il fut jour et nuit
chargé de la cangue, et qu’elle ne lui fut enlevée
qu’au moment du supplice. Du reste, Jean ne se laissa
pas ébranler et sut conserver sa foi intacte jusqu’à
la fin. Vers le
15 de la neuvième lune, probablement un jour ou deux
avant l’exécution d’Augustin Niou et de ses
compagnons. Luthgarde fut arrêtée à son tour, avec
tout le reste de la famille. Peu de temps après, on
relâcha trois des femmes, savoir : la mère d’Augustin,
que son grand âge sans doute fit épargner; sa fille,
nouvellement mariée, qui n’était plus censée faire
partie de la famille, et une de ses deux belles-sœurs,
peut-être la veuve mère de Mathieu Niou. Mais la
maison d’Augustin étant confisquée, elles durent la
quitter et furent déposées toutes les trois, sans
aucune ressource, dans une misérable cabane, près de
là. A peine
arrivée dans la prison, Luthgarde songea à consoler sa
mère, que la nouvelle de son arrestation venait de
plonger dans la douleur. Elle lui écrivit, et parvint
à lui faire remettre une lettre dont voici la
traduction aussi littérale que possible. « A ma
mère. « Au
milieu des émotions causées par les événements qui me
sont survenus, je pense à vous, ma mère, et je désire
vous faire connaître mes sentiments depuis notre
séparation, il y a quatre ans. Il m’est impossible de
tout rapporter, je vous adresse — 183 — seulement
quelques lignes. Quoique je me trouve sur le point de
mourir, ne vous en affligez pas trop, et, sans
résister à l’ordre miséricordieux de Dieu, veuillez
vous soumettre en paix et avec calme à ses desseins.
Si j’obtiens la faveur de ne pas être rejetée de lui,
remerciez-le de ce bienfait. En restant dans ce monde,
je n’y serais jamais qu’une fille inconstante, une
enfant inutile; mais si, par une grcâce signalée, le
jour de porter des fruits paraissait, d’une part ma
mère pourrait se dire avoir vraiment porté une fille
dans son sein, et de l’autre, tout regret serait par
le fait superflu. « A la
veille de vous quitter à jamais, et ne devant plus
avoir l’occasion de remplir vis-a-vis de vous les
devoirs de la piété filiale, comment pourrais-je bien
comprimer tout sentiment naturel? Mais je me dis que
le temps, qui passe comme l’étincelle jaillie du
caillou, n’est pas de longue durée; je me dis que moi
votre enfant, je vais de ce pas ouvrir à ma mère la
porte du ciel et du bonheur éternel, et donner à
l’avance pour elle le prix des éternelles joies; et
cette pensée de la mort prochaine, quoique
naturellement amère et difficile à supporter, se
convertit de suite en douceur et devient un plaisir
tout suave. Vous n’ignorez pas tout cela, il est vrai,
mais en vous rappelant les paroles de votre fille aux
portes de la mort, vous vous aimerez pour vous
conserver vous-même, et vous pratiquerez tout de bon
la vertu. En dehors de ce souhait ardent de voir l’âme
de tous mes parents jouir éternellement delà vue de
notre Père commun, quel autre désir pourrais-je
éprouver maintenant?... Vous, mes sœurs, comment vous
trouvez-vous? Beaucoup de paroles d’affection ne
serviraient de rien; je ne vous adresse que deux mots
: Ayez un amour fervent, rien ne touche autant le cœur
de Dieu; la réalisation de tous les désirs est du
reste une chose qui ne dépend pas de nous, mais de
lui. — Que les esclaves soient bien à leur devoir, et
par là ils deviendront membres de la famille; de
petits et inutiles enfants qu’ils étaient, ils se
rendront de vrais et précieux enfants, j’ose mille
fois l’espérer. « Ne vous
affligez pas trop, ma mère, et comprimez toutes vos
inquiétudes. Regardez ce monde comme un songe, et,
reconnaissant l’éternité pour votre patrie, soyez
toujours sur vos gardes. Puis quand, après avoir en
tout suivi l’ordre de Dieu, vous sortirez de ce monde,
moi, vile et faible enfant, la tête ceinte de la
couronne du bonheur sans fin, le cœur inondé de toutes
les joies célestes, je vous prendrai par la main et
vous introduirai dans réternelle patrie. — J’entends
dire que mon frère Charles, détenu — 184 — à
la capitale, a courageusement confessé sa foi.
Vraiment quelle grâce! quelle protection ! comment
assez en remercier Dieu? Ma mère, je loue votre
bonheur. Séparée de vous depuis quatre ans, j’ai bien
souffert de ne plus pouvoir vous communiquer tous les
sentiments de mon cœur; mais cela même est un ordre de
Dieu. Il nous a donnés à vous, il nous retire, tout
cela est réglé par sa Providence, et s’en émouvoir
trop serait pour des chrétiens une faiblesse digne de
risée. Dans l’éternité, nous relierons les rapports de
mère à fille et les rendrons entièrement parfaits;
j’ose dix mille fois l’espérer. « Ma
belle-sœur, ne vous attristez pas trop. Mon frère
viendrait-il à mourir, on peut dire que vous avez
vraiment rencontré un époux. Je vous félicite par
avance d’être la femme d’un martyr. Dans ce monde unis
par les liens du sang ou du mariage, dans l’éternité
placés sur un même rang, mère, fils, frère, sœurs,
époux, si nous parvenons à jouir de la joie éternelle,
ne sera-ce pas bien beau? Après ma mort, veuillez ne
pas rompre les relations avec la famille de mon mari,
mais faire comme quand j’y étais. A mon
arrivée chez mon mari, j’obtins facilement ce qui
était l’objet de toutes mes inquiétudes, et le souci
de toutes mes journées. Je me trouvai avec lui à la
neuvième heure; à la dixième, tous deux nous fîmes
serment de garder la virginité, et, pendant quatre
ans, nous avons vécu comme frère et sœur. Dans cet
intervalle, ayant eu quelques tentations, une dizaine
de fois, peu s’en fallut que tout ne fût perdu; mais,
par les mérites du Précieux Sang, que nous invoquions
ensemble, nous avons évité les embûches du démon. Je
vous dis ceci dans la crainte que vous ne vous
tracassiez à mon sujet. «
Veuillez recevoir ce chiffon de papier avec joie,
comme si vous receviez ma personne. — Avant d’avoir
encore rien fait, vous envoyer ainsi mes pensées et
mon écriture, c’est bien léger de ma part, mais je
désire par là dissiper les inquiétudes de ma mère,
veuillez y trouver quelque consolation. — Pendant que
le P. Jacques Tsiou existait, il me recommanda de
noter en détail les persécutions subies par toute la
famille; c’est pour cela qu’arrivée ici, j’ai envoyé
quelques papiers par l’occasion de Jean; que sont-ils
devenus (1)? Je vous le répète, réprimez toute espèce
de chagrin et de trouble, pensez que ce monde est vain
et trompeur. J’aurais mille choses à ajouter, mais je
ne puis tout (1) On
n’a pu retrouver aucune trace de ces documents. — 185 — écrire,
je m’arrête ici. Année sin-iou, le 27 de la neuvième
lune (3 novembre 1801). « Votre
fille, Niou-hei. » Augustin
Niou ayant été condamné et exécuté comme rebelle, le
gouvernement, ainsi qu’il est d’usage en pareil cas,
donna presque immédiatement des ordres pour qu’on mît
à mort ses deux fils aines par la strangulation. Le 6
de la dixième lune, un mandarin, attaché au tribunal
du Keum-pou, était député de la capitale pour exécuter
cette sentence, et le 9 de cette même lune (14
novembre), Jean Niou Tsiong-sien-i et son frère Jean
Niou MounIsiel-i furent étranglés dans la prison de
Tsien-tsiou. En même
temps, et probablement par la même sentence, les
membres survivants de sa famille étaient condamnés à
l’exil. Mathieu et Luthgarde réclamèrent : « Suivant
les lois, dirent-ils, les chrétiens doivent être mis à
mort; nous demandons à être exécutés promptement. » Ce
zèle fut-il indiscret? Nous n’osons le penser. Sans
doute les lois de l’Eglise ne permettent pas aux
confesseurs de provoquer les juges; elles portaient
même autrefois des peines sévères contre ceux qui
agissaient ainsi. Mais nos néophytes prisonniers
ignoraient ces sages règlements, et, dans la
simplicité de leur foi, ils ne suivirent que l’élan de
leur cœur. L’histoire des martyrs de la primitive
Eglise offre plusieurs exemples d’un zèle semblable,
inspiré ou du moins approuvé par Dieu lui-même, et que
l’Eglise, toujours éclairée par l’Esprit Saint, a su
discerner des écarts de l’orgueil et de la passion. Les juges
n’eurent d’abord aucun égard à ces réclamations, et
nos quatre confesseurs, frustrés dans leurs espérances
du martyre, prirent à regret le chemin de l’exil. Mais
à peine avaient-ils fait quelques lieues que l’ordre
vint de les ramener à la prison, pour être jugés de
nouveau. Nous ignorons ce qui motiva ce nouvel ordre;
un point cependant semble hors de doute. Si la
première sentence avait été rendue en vertu des
dispositions légales contre les enfants des rebelles,
il est évident que ce nouveau jugement ne peut avoir
eu d’autre cause que leur persistance, comme
chrétiens, dans la profession de la religion de
Jésus-Christ, et la gloire de leur martyre reste
parfaitement intacte. Laissons
Luthgarde nous raconter elle-même ces divers
événements, dans une longue lettre, écrite de sa
prison à ses deux sœurs, c’est-à-dire à sa propre sœur
et à sa belle-sœur, femme de Charles Ni, lequel était
alors en prison, à la capitale. Cette lettre — 186 — est
plutôt, à proprement parler, un journal de ses
émotions, de ses pensées, de ses craintes, de ses
souvenirs, de ses espérances; c’est une série de
fragments écrits à la dérobée, malgré la surveillance
jalouse des geôliers. La voici tout entière, d’après
les copies précieusement conservées dans diverses
familles chrétiennes. Jamais la foi, la chasteté, la
simplicité, l’amour de Jésus-Christ, n’ont parlé un
plus beau langage; et quand on se souvient que la
jeune fille qui écrit ainsi n’avait pu recevoir qu’une
instruction religieuse très-limitée, qu’elle n’avait
pu participer que deux ou trois fois aux sacrements,
on admire d’autant plus l’action directe de
l’Esprit-Saint sur cette belle âme. On sent avec
bonheur que lui seul a pu créer dans ce cœur virginal
des sentiments d’une aussi exquise délicatesse, et
mettre sous la plume de cette jeune néophyte des
paroles qui rappellent les plus touchants récits de la
primitive Église. « A mes
deux sœurs. « Je
prends la plume et ne vois rien à dire. Mon pauvre
frère est-il mort ou en vie? J’avais eu indirectement
de ses nouvelles, dans les premiers jours de la
neuvième lune, mais depuis, ayant été prise moi-même,
je suis assise enfermée sans qu’aucune nouvelle puisse
me parvenir. La pensée de mon frère m’oppresse et me
serre le cœur. S’il a signé sa sentence, tout doit
être fini maintenant, mais avant sa mort il ne peut
entrer en possession du bonheur. Et cependant, quelle
position pour toute la famille! Comment ma mère et ma
belle-sœur pourront-elles y résister? Il me semble
qu’il ne doit plus leur rester un seul battement de
pouls. Quand je songe à cela, ce n’est qu’inquiétudes
et anxiétés, et quelles paroles pourraient rendre ce
que je ressens ! Comment aurez-vous supporté tous les
embarras du décès? et puis, si le dénouement n’a pas
encore eu lieu, comment Charles pourra-t-il tenir dans
cette prison si froide? Qu’il soit mort ou en vie, les
entrailles de ma mère ne peuvent qu’en être également
desséchées! « Pour
moi, mes péchés sont si lourds, l’horizon qui
m’entoure est si sombre que je ne sais comment tout
rendre par écrit, et ne trouve rien à dire. Me voilà
parvenue sur le terrain de la mort, et je ne sais
quels termes employer, et toutefois je veux vous dire
quelques mots de ce qui s’est passé, et vous faire mes
adieux de ce monde pour l’éternité. Cette année, quand
déjà j’avais les entrailles déchirées par suite de
tant de calamités sans remède, je dus encore me voir
séparée de ce qui restait de ma famille. Dès — 187 — lors
aucun désir de vivre ne resta dans mon cœur, et je ne
pensai plus qu’à donner ma vie pour Dieu pendant que
l’occasion était belle. Je pris en moi-même cette
résolution, et, méditant cette grande affaire, je
m’efforçais de m’y bien préparer. « Tout à
coup, au moment où on y pensait le moins, de nombreux
satellites entrent et je suis prise; c’est pendant que
je m’inquiétais sur le manque d’occasion, que tout
arrive au gré de mes désirs; grâces à Dieu pour ce
bienfait ! J’étais contente et joyeuse, mais en même
temps préoccupée et troublée. Les satellites me
pressent, des cris de douleur à faire trembler ciel et
terre se font entendre autour de moi; il faut quitter
pour toujours ma mère, ma belle-mère, mes frères et
sœurs, mes amis, mes voisins, ma patrie; et la nature
n’étant pas entièrement éteinte en moi, je fais ces
adieux au milieu du trouble, et les yeux baignés de
larmes; puis, me retournant, un seul désir me reste,
celui d’une bonne mort. « Je fus
d’abord enfermée au lieu nommé Siou-kap-t’ieng; puis,
moins d’une heure après, transférée dans une autre
prison, où je rencontrai ma belle-mère, ma tante et
deux de mes beaux-frères. De part et d’autre on se
regarde, c’étaient des larmes et pas une parole, peu à
peu la nuit se fait. C’était le 15 de la neuvième
lune, sous un ciel d’automne clair et serein. La lune
était dans son plein et toute brillante, et sa clarté
se réfléchissait contre la fenêtre; on pouvait voir ce
que chacun de nous pensait et sentait. Tantôt couchés,
tantôt assis, ce que nous demandons en silence, ce que
nous désirons, c’est la grâce du martyre. Bientôt nos
cœurs débordent, chacun prend la parole, et tous les
cinq, comme d’une seule voix, nous nous promettons
d’être martyrs pour Dieu, nous formons une résolution
solide comme le fer et la pierre. Cette confidence
mutuelle ayant montré que nos désirs étaient les
mêmes, notre affection devient plus entière, notre
intimité plus complète, et naturellement tout regret
et toute idée d’affliction s’oublient. Plus on avance,
plus les bienfaits et les grâces de Dieu s’accumulent;
la joie spirituelle augmente dans nos âmes, nous
devenons insouciants à toutes les affaires, aucune
préoccupation ne semble rester. « Et
toutefois, mes pensées et affections se reportaient
sans cesse sur Jean, mon mari, enfermé dans une autre
prison de la même ville. Comment aurais-je pu
l’oublier un instant? Quand j’étais encore à la
maison, je lui avais écrit : « Quel bonheur si « nous
pouvions mourir ensemble et le même jour! » mais
l’occasion n’étant pas sûre, je tardai quelque peu à
lui envoyer ce — 188
— papier,
et je n’avais pu encore le lui faire parvenir, quand
les relations furent sévèrement interdites, et toute
voie de communication coupée. Néanmoins l’objet de mes
prières secrètes, mon désir, mon espérance étaient
toujours que nous pussions mourir ensemble, le même
jour, martyrs pour Dieu. Qui aurait pu deviner les
desseins adorables du souverain Maître? Le 9 de la
dixième lune, on nous enleva mon beau-frère, appelé
Jean, je ne savais dans quelle intention. « Où va-t-il
donc? demandais-je. — C’est l’ordre du mandarin,
répondit le geôlier; on va le conduire à la grande
prison, et l’enfermer avec son frère. » J’étais comme
coupée en deux, comme percée de mille glaives. On
l’emmena. « Que la volonté de Dieu soit faite, lui
dis-je, allez et soyez avec lui; ne nous oublions pas.
» Puis je lui recommandai instamment: « Dites à Jean
que mon désir est de mourir avec lui, le même jour. »
Par deux et trois fois je répétai cette
recommandation; puis, nous lâchant la main, je me
retournai. « Nous
restions quatre, tout déconcertés, et n’ayant d’appui
qu’en la protection du Seigneur. Un quart d’heure ne
s’était pas écoulé que la nouvelle de leur mort nous
arriva. Le coup porté aux sentiments de la nature
n’eut chez moi que le second rang; le bonheur de Jean
me remplissait de joie. Je sentis toutefois quelque
anxiété dans le fond de mon âme. — Mon Dieu, qu’est-il
devenu ? me disais-je; était-il bien préparé à une
mort aussi soudaine? Dix mille glaives semblaient me
déchirer le cœur, et je ne savais où tourner mes
pensées. Une heure environ se passa ainsi, et je
sentis le calme renaître un peu. « Ce genre de mort
même ne serait-il pas une faveur de Dieu? Après tout,
il avait bien quelques mérites; se pourrait-il que
Dieu si bon, si miséricordieux, l’eût rejeté?» Mon
cœur était moins agité, mais mes pensées se
reportaient sans cesse sur lui. J’interrogeai un de
nos parents qui me dit : « Soyez tranquille, à
l’avance il avait bien pris sa détermination. » Enfin,
une lettre arriva de la maison; elle portait : « On a
trouvé dans les habits de Jean, un billet adressé à sa
sœur (c’est ainsi qu’il m’appelait toujours); ce
billet était ainsi conçu : Je vous encourage, vous
exhorte et vous console; revoyons-nous au royaume des
cieux. » Alors seulement toutes mes inquiétudes furent
dissipées. Au fait, quand je pense à toute sa
conduite, il n’y a rien à regretter; il avait
dépouillé l’esprit du siècle, et on pouvait le dire un
véritable chrétien. Son assiduité, sa ferveur, sa
droiture, lui avaient acquis l’estime générale. « Quand
nous avons réalisé ensemble ce que je désirais depuis
— 189 — nombre
d’années, il m’a découvert le fond de son cœur, et m’a
dit avoir eu, lui aussi, ce même désir dès avant notre
mariage. Notre union a donc été une grâce spéciale de
Dieu qui approuvait la réalisation de nos projets, et
c’est pourquoi tous les deux nous désirions
reconnaître ce bienfait si grand, en donnant notre vie
pour la foi de Jésus-Christ. Nous nous étions
mutuellement promis que quand serait venu le jour où
on nous remettrait en main l’administration de la
maison et des biens, nous en ferions trois ou quatre
parts, l’une pour les pauvres, une autre très-large
pour les frères cadets, afin qu’ils pussent bien
soigner nos parents, et si les jours devenaient plus
heureux, nous devions nous séparer et, avec le reste,
vivre chacun en particulier. Enfin nous nous étions
engagés à ne jamais violer cet accord. « L’an
passé, c’était à la douzième lune, une tentation des
plus violentes se fit sentir; mon cœur tremblait,
semblable à quelqu’un qui marcherait sur la glace
prête à se rompre, ou sur le bord d’un abîme. Je
demandai instamment, les yeux levés au ciel, la grâce
de la victoire, et, par le secours de Dieu, à
grand’peine, à grand’peine nous avons triomphé, et
nous nous sommes conservés enfants. Notre confiance
mutuelle en est devenue solide comme le fer et la
pierre, notre amour et noire fidélité inébranlables
comme une montagne. « Depuis
cette promesse de vivre en frère et sœur, quatre ans
s’étaient écoulés, quand, cette année, il fut pris au
printemps. Pendant les quatre saisons, il ne put pas
une seule fois changer d’habits. Emprisonné pendant
huit mois, il ne fut déchargé de sa cangue qu’au
moment de mourir. — Ne viendra-t-il pas à renoncer à
Dieu? pensais-je jour et nuit avec inquiétude; et
j’espérais pour l’encourager aller le rejoindre et
mourir avec lui. Qui l’aurait pu penser? qui aurait pu
savoir qu’il prendrait le devant? C’est encore un plus
grand bienfait de Dieu. Ici-bas, de quelque côté que
je me tourne, je ne vois rien qui puisse désormais
captiver mes affections et me préoccuper. Qu’une
pensée s’élève dans mon esprit, c’est vers Dieu; qu’un
soupir s’élève dans mon cœur, c’est vers le ciel. « Le 13
de la dixième lune, je fus par sentence du tribunal
mise au rang des esclaves de préfecture, et condamnée
à un exil lointain à la ville de Piek-tong. Je me
présentai devant le mandarin et lui fis mille
réclamations : « Nous tous qui honorons le Dieu du
ciel, d’après la loi du royaume, nous devons mourir;
je veux, moi aussi, mourir pour Dieu, comme les autres
personnes de ma « maison. » Il me chasse aussitôt et
m’ordonne de sortir. Je — 190 — m’approche
davantage, je m’assieds devant lui et lui dis : « Vous
qui recevez un payement du gouverneur, comment ne
suivez-vous pas les ordres du roi? » et mille autres
choses, mais il ne fait pas même semblant de
m’entendre et me fait jeter dehors par ses satellites.
N’ayant plus aucune ressource, je me mets en route; le
long du chemin je redoublais mes instantes prières à
Dieu, et nous avions fait à peine cent lys, que
j’étais rappelée et arrêtée de nouveau. C’est là une
faveur insigne, une grâce au-dessus de toutes les
grâces. Comment pourrais-je jamais en avoir assez de
reconnaissance? Même après ma mort, veuillez encore
remercier Dieu de ce bienfait (1). « Nous
avions passé par quatre villages, je pensais aux
quatre quartiers que Jésus traversa pour aller au
Calvaire, et je me disais : « Serait-ce une petite
ressemblance que Dieu veut me donner avec ce divin
Sauveur? » Je revis les satellites avec une joie
indicible, et comme si j’eusse rencontré mes propres
parents. « Au
premier interrogatoire qui suivit, je déclarai vouloir
mourir en honorant Dieu; de suite on dépêcha vers le
roi, et, la réponse arrivant, on me fit comparaître de
nouveau devant le juge criminel; ma sentence fut
portée, je la signai. Le juge me fit donner la
bastonnade sur les jambes, on me passa la cangue, et
on me remit en prison. Mes chairs étaient tout
écorchées, le sang en coulait; à peine le temps d’un
repas se fut-il écoulé, que je ne souffrais plus; ce
sont grâces sur grâces, toutes inespérées; quatre ou
cinq jours après, tout était guéri : qui l’eût pu
penser? « Depuis
ce supplice, une vingtaine de jours se sont écoulés,
et je n’ai plus senti la moindre douleur. Les autres
disent que je suis dans les souffrances; l’expression
est non-seulement inexacte, mais directement contraire
à la vérité; moi je dis que je suis dans la paix et le
bien-être. Quel homme pourrait être, dans sa propre
maison, aussi tranquille et aussi heureux que je suis
ici! Quand j’y réfléchis, j’en suis même troublée et
dans la crainte; serait-ce que Dieu ne veut pas de
moi? serait-ce que je ne pourrais supporter des
tortures violentes? J’en tremble et suis remplie de
confusion. Depuis qu’on a dépêché au roi, plus de
vingt jours se sont passés et pas de nouvelles; bien
plus, certains bruits rapportent qu’il y aurait chance
de vie; je n’ai d’espoir qu’en l’aide du Seigneur,
qui, j’en suis sûre, ne voudra pas me rejeter
entièrement. Que la réponse vienne donc bien vite,
bien vite; je n’espère que la mort. En attendant,
assise et sans occupations pour me (1) Les
deux phrases suivantes manquent dans quelques
exemplaires de cette lettre. — 191 — distraire,
c’est à peine si je puis tromper l’œil des gardiens,
et saisir à la dérobée quelques instants pour vous
faire mes adieux pour l’éternité, sur une feuille de
papier que vous recevrez comme la représentation de
mon propre visage, et qui, j’espère, vous portera
quelque consolation. Mais il y a tant de choses à
dire, et devant le faire à la hâte, je parle à tort et
à travers, et sans suite. Si vous me suivez par la
pensée, lisez ces lignes comme si vous me voyiez
présente et sous vos yeux. « En nous
quittant, nous nous étions donné rendez-vous à l’année
suivante, et de cela voilà quatre ans entiers. Qui
l’eût jamais pensé, même en songe? Mais peut-on jamais
rien dire à l’avance des choses de ce monde? Une
séparation de quatre ans nous a paru difficile, que
sera-ce d’une séparation sans retour ici-bas? et
combien n’aurez-vous pas le cœur affligé, à l’occasion
d’une petite sœur bonne à rien ? Toutefois, ma sœur
aînée ayant le cœur grand comme la mer, et étant sage
et prudente, ne saurat-elle pas bien tout supporter?
Oui, vous saurez le faire avec calme, et je dépose
toutes mes inquiétudes. Malgré cela, quand je songe à
vous, chère sœur, je ne puis ne pas me préoccuper
d’inutiles pensées. L’amour des proches est une chose
si naturelle qu’on ne peut s’en dépouiller qu’avec la
vie. « Pourtant, me dis-je, si j’avais un peu de
ferveur, est-ce que je me fatiguerais d’inquiétudes
inutiles?» et je me reproche toutes ces pensées. Votre
cœur souffrira beaucoup à mon sujet, sans doute; mais
enfin, si j’ai le bonheur d’être martyre, y a-t-il de
quoi s’attrister? Ne vous affligez donc pas, mais
félicitez-vous. « En
pensant à la douleur et à l’affliction qui vont vous
accabler, ma mère et mes sœurs, je vous adresse ces
derniers vœux comme mon testament. De grâce, ne les
rejetez pas. Quand vous apprendrez la nouvelle de ma
mort, j’ose l’espérer dix mille fois, ne vous désolez
pas trop. Moi, vile et misérable fille, moi, sœur
stupide et sans aucuns bons sentiments, si je puis
devenir l’enfant du grand Dieu, prendre part au
bonheur des justes, devenir l’amie de tous les saints
du ciel, jouir d’une félicité parfaite et participer
au sacré banquet, quelle gloire ne sera-ce pas?
Voudrait-on l’obtenir de soi-même que ce serait chose
impossible. Qu’une fille ou une sœur devienne
seulement l’objet des bonnes grâces du prince, on s’en
félicite à bon droit; mais si une enfant devient
l’objet de l’amour du grand Roi du ciel et de la
terre, en quels termes ne devra-t-on pas s’en
féliciter? On se dispute pour obtenir la faveur du
roi; la recevoir sans l’avoir briguée, n’est-ce pas un
bienfait plus grand encore? — 192
— « De tout
l’univers, je suis la plus grande pécheresse.
Vis-à-vis du monde, je n’ai plus le moyen d’effacer
jamais le titre honteux d’esclave de la préfecture de
Piek-tong : vis-à-vis de Dieu, j’ai cent fois par mes
péchés renié ce divin Maître et ses bienfaits;
toutefois si, finissant bien, je venais à être
martyre, en un instant tous mes péchés seront effacés,
et j’entrerai dans le sein de dix mille bonheurs; y
a-t-il là de quoi s’affliger? Entre le titre de sœur
d’une esclave de préfecture et celui desœur d’une
martyre, lequel vous sourit le plus? Et vous, ma mère,
si on vous appelle mère d’une martyre, que
penserez-vous de ce titre? Si moi je parviens à être
martyre, ne sera-ce pas un incomparable prodige? Pour
les autres saints, c’est chose convenable et bien
méritée; mais qu’un honneur si élevé soit accordé à
une misérable créature telle que je suis, y a-t-il
rien de plus capable de confondre? «
Regardez ma mort comme une vraie vie, et ma vie comme
une véritable mort. Ne vous affligez pas de ma perte,
mais affligez-vous de la perte de Dieu dans le passé,
et craignez de le perdre de nouveau. Gardez toute
espèce de regret pour pleurer le passé, et
efforcez-vous de l’effacer et de le racheter. Appuyées
sur la sainte Mère et mettant votre cœur en paix,
efforcez-vous de devenir le trône du Seigneur. Si vous
vous soumettez paisiblement à cet ordre de Dieu, vous
suivrez par là son intention qui est de vous purifier
par la douleur, et lui-même vous chérira et vous
consolera. Vous avez là une belle occasion d’obtenir
ses grâces les plus précieuses et d’acquérir des
mérites. Si, au contraire, vous affligeant
inutilement, vous en veniez à offenser ce même Dieu, y
aurait-il rien de plus déplorable? « En
toutes choses donc, soumettez-vous à sa providence, et
d’un cœur calme profitez de votre affliction pour
satisfaire entièrement à sa justice. Livrez-vous à la
pratique du bien et à l’acquisition des mérites;
quelque léger que soit un défaut, évitez-le comme un
grand péché, et regrettez-le de même; pour la pratique
du bien, au contraire, quelque petit qu’il paraisse,
ne négligez pas l’occasion de le faire. Appuyez-vous
entièrement sur le secours de Dieu, demandez souvent
la grâce d’une bonne mort; efforcezvous toujours de
produire des actes d’amour fervent. N’auriezvous aucun
amour, aucune contrition, efforcez-vous de les faire
naître; quand on les demande instamment, Dieu les
donne. Si vous vous êtes relâchées quelques instants,
réveillez-vous aussitôt; et si vous cherchez Dieu avec
ardeur, peu à peu vous vous rapprocherez de lui. Si
Dieu, comblant mes désirs, me fait jouir de sa
présence, et que frères et sœurs, mère et filles, nous
nous — 193
— rencontrions
tous auprès de lui, ne sera-ce pas bien beau? Chacune
de vous, indulgente pour les autres, doit s’examiner
sévèrement elle-même, et tendre toujours à la
concorde; par là ma mère deviendra, dans ses vieux
jours, tout unie à la volonté divine, et mes sœurs
deviendront des filles aimantes et soumises. « Ma
belle-sœur, si mon frère est mis à mort, ne vous
affligez pas trop, sans aucun profit; mais, d’un cœur
calme, remerciez Dieu de ce bienfait. Il vous
soutiendra d’en haut et vous aidera au milieu des
difficultés. Appliquez-vous à la contrition, faites
tous vos efforts, et employez toutes les facultés de
votre àme à suivre les traces de mon frère. « Ici, ma
tante est avec son fils, le seul enfant qu’elle ait
eu. Ils désirent donner leur vie pour Dieu avec nous,
ils ont subi les mêmes supplices et sont aussi
détenus, ils sont parfaitement résignés et calmes.
Prenez modèle sur eux, et, imitant notre bonne mère la
vierge Marie et tous les saints, ne mettez pas vos
affections sur des choses inutiles. Ma belle-sœur et
mon beau-frère sont aussi dans une position bien
difficile à supporter, mais, pour avancer dans la
vertu et acquérir des mérites, de telles occasions
sont excellentes; et jusqu’à présent ils ont montré
une patience admirable. Mais s’il est bon de bien
commencer, il est meilleur encore de bien finir; soyez
donc toujours sur vos gardes, ne perdez pas les
mérites passés. Eussiez-vous des douleurs extrêmes,
acceptez-les de grand cœur; pensez à l’ordre de Dieu,
et ayez foi en la rétribution à venir. Si vous
repoussez tous les mouvements trop vifs de la nature,
les choses même douloureuses perdront ce qu’elles ont
de pénible. Il me semble qu’il serait bien avantageux
de tenir toujours notre cœur dans cette disposition.
Toutes les vertus sont bonnes à demander, mais la foi,
l’espérance et la charité sont les principales; si
elles sont réellement dans l’âme, les autres vertus
suivent tout naturellement. « Comment
se trouve maintenant mon beau-frère? Quand je pense à
la position de ma sœur, j’en ai l’âme bien affligée.
Quoique vous ne puissiez pas être en parfaite
concorde, tâchez de suivre tout doucement ses désirs
pour tout ce qui n’est pas péché, et de ne pas perdre
au moins la bonne harmonie. Jean et moi, mariés depuis
cinq ans et ayant vécu quatre ans ensemble, nous
n’avons pas eu un seul instant de désaccord; avec
toutes les personnes de la maison je n’ai jamais eu
aucun mécontentement. «
J’aurais encore mille choses à dire, mais au dehors
c’est un tapage affreux et je ne puis écrire qu’à
grand’peine, aussi ne le ferai-je pas séparément à ma
mère. Je voudrais du moins vous — 194 — écrire
la dix-millième partie de ce qui s’est passé depuis
quatre ans, mais chaque fois que l’on crie pour faire
comparaître quelqu’un des prisonniers, il me semble
toujours que c’est moi qu’on appelle, et je cesse
d’écrire; puis, recommençant, je cesse encore. Mes
phrases sont sans suite et peut-être
incompréhensibles, mais pensant vous faire plaisir par
quelques lignes de ma main, je tâche de saisir les
moments et de dire quelques mots. Par l’infinie bonté
de Dieu, si, ne me rejetant pas entièrement, il
m’accorde la grâce du martyre, et que mon frère aussi
l’ait obtenue, vous aurez deux enfants qui vous
précéderont; se pourrait-il que nous ne vous
conduisions pas à bon port? Quoique je meure,
pourrais-je oublier ma mère et mes sœurs? Si j’obtiens
l’objet de mesdésirs, un jour je vous reverrai;
maisn’ayant aucun mérite, il ne faut pas parler trop
haut avant d’avoir fait une bonne mort. « Ma
belle-sœur, si mon frère vient à mourir, veuillez ne
pas écouter seulement la nature et vous affliger trop.
Les époux ne formant plus qu’un seul être, qu’une des
parties monte au ciel, il y conduira facilement
l’autre; ne soyez donc pas lâche pour le bien,
n’attristez pas votre cœur inutilement pourfairede la
peine à Dieu et à mon frère. Tong-oan-i étant le seul
rejeton du sang de mon frère, il est plus précieux que
tout autre; soignez donc bien son corps et son âme, et
quand il sera grand, mariez-le et tâchez de faire de
lui et de sa femme de saints époux. « Pour
moi, pendant vingt ans de vie, n’ayant passé aucun
jour sans faiblesses, et n’ayant de plus jamais rempli
mes devoirs de fille, me voilà sur le point de partir
sans laisser aucune trace de piété filiale; ma sœur,
soignez d’autant plus ma mère, et faites encore à ma
place ce que j’aurais dû faire. La piété envers le
corps est bonne, mais celle envers le cœur est encore
meilleure. Ayant vécu, moi aussi, près de mon
beau-père et de ma belle-mère, j’ai vu que ce qui les
satisfait davantage, c’est d’entrer dans toutes leurs
vues et sentiments. Si, étant pauvre, vous ne pouvez
traiter ma mère entièrement selon vos désirs, entrez
du moins dans toutes ses intentions et consolez-la
bien; réveillez souvent son intelligence obscurcie, et
si par hasard elle avait quelque petit tort, ne vous
contentez pas de lui adresser quelques bonnes paroles,
faites-le encore d’un air gai et serein. Si elle est
dans la tristesse, déguisez bien la vôtre, faites même
l’enfant avec elle, et, par quelque parole agréable ou
plaisante, forcez-la à se remettre. Après la mort de
mon frère aîné, mes jeunes frères n’ont d’appui qu’en
vous; cumulez la charge de frère et de sœur aînée,
élevez- — 195
— les
dans la vertu, lâchez de les établir, de conserver la
famille et d’en faire de fervents chrétiens. «Si mon
frère vient à être martyr, et que moi aussi, par la
grâce de Dieu, je fasse une bonne mort, j’ose espérer
vous retrouver dans l’autre vie. Surtout, aidez ma
mère à bien passer le reste de ses années et à obtenir
la grâce d’une bonne mort, afin que mère et enfants,
frères et sœurs, époux et épouses, nous puissions nous
rencontrer dans la joie; je vous le recommande mille
fois. Je sais bien que vous n’agirez pas avec
insouciance, mais en pensant à mes recommandations,
vous le ferez deux fois mieux. Celui qui a ses parents
ne doit pas se laisser aller à la tristesse et se
livrera sa propre affliction, pensez-y bien. Je ne dis
pas cela par méfiance de votre bonne volonté, mais
parce que je sais que vous êtes trop portée à vous
abandonner au chagrin. « Pour
Jean, on l’appelle mon époux et moi je l’appelle mon
fidèle ami : s’il a pu parvenir au royaume du ciel, je
pense qu’il ne m’oubliera pas. Ici-bas, il avait tant
d’égards et de bonté pour moi; habitant au séjour du
bonheur, mes cris, du milieu des craintes et de la
douleur, ne pourront sortir de son oreille, et il
n’oubliera pas nos promesses; non, notre amitié ne
saurait être rompue. Oh! quand donc, sortant de cette
prison, pourrai-je rencontrer notre grand Roi et Père
commun, la reine du ciel, mes parents bien-aimés et
mon fidèle ami Jean, pour jouir avec eux de la joie!
Mais n’étant que péché et n’ayant aucun mérite, j’ose
bien espérer, il est vrai; mais mes désirs
pourront-ils être comblés de sitôt? Ici, il y a bien
des personnes plongées dans l’aftliction, comment tout
exprimer? Ma belle-sœur élevée dans l’abondance et
l’opulence, après avoir perdu ses parents, ses frères
et tous ses biens, a été obligée encore de quitter la
grande maison; elle s’est retirée dans une cabane en
ruines avec une de ses tantes, et sa grand’mère
accablée de vieillesse. Mariée récemment, elle n’avait
pas encore été conduite à la maison de son mari, et on
dit que son beau-père ne veut plus la recevoir, à
cause des malheurs de sa famille. Quelle déplorable
position! quels termes pourraient la dépeindre! Mes
beaux-frères, âgés de neuf, six et trois ans, sont
tous trois envoyés séparément en exil dans les îles
Heuk-san-to, Sin-tsi-to et Ke-tsiei; comment supporter
un si affreux spectacle? Ma belle-mère, ma tante et
Mathieu, le cousin germain de mon mari, n’ont avec moi
qu’un cœur et une pensée, Ils ont été, eux aussi, mis
à la question, et ont eu à subir de cruelles tortures.
Ils sont emprisonnés ici; j’espère que tous finiront
bien.
« Ma sœur aînée, parmi cinq frères et sœurs que
nous sommes, — 196 — me
chérit entre tous d’une affection toute particulière,
par la raison peut-être, dit-elle, qu’elle m’a portée
et élevée dans ses bras. Certes il en est bien de même
de ma part, et je lui ai voué une bien vive affection,
mais raison de plus pour ne pas vous affliger de ma
mort. Si, par la grâce de Dieu, j’ai le bonheur de
parvenir au royaume du ciel, quand, après avoir
assidûment acquis des mérites, vous ferez une bonne
mort, je veux moi-même vous y attirer et vous conduire
par la main. Ayant pris la plume pour vous faire des
adieux éternels, je ne voudrais rien omettre de ce que
j’ai à dire, et toutefois, ne pouvant écrire tout ce
que je pense, je suis obligée d’abréger. J’espère
vivement que vous pratiquerez le bien et recueillerez
des mérites; conservez votre corps en bonne santé et
votre âme toute pure, afin de pouvoir monter au ciel,
afin que nous jouissions ensemble des joies
éternelles. Après ma mort, je le demanderai instamment
et sans cesse. Mais si par hasard mes vœux n’étaient
pas comblés, si j’étais condamnée à vivre, ah ! ce
serait une chose terrible! Mais non; j’ai confiance en
mon doux sauveur Jésus-Christ. « Après
mon arrestation, craignant que mon procès ne fût de
suite terminé, j’ai adressé quelques lignes à ma mère;
lisez-les, et après avoir aussi pris lecture de cette
lettre-ci, veuillez l’envoyer aux autres membres de la
famille, pour qu’en les lisant, ils se figurent encore
une fois me voir moi-même. Voilà une bien longue
lettre et bien des paroles. N’ayant moi-même aucune
vertu, j’ai eu l’audace d’exhorter les autres;
vraiment ne suis-je pas comme ces bonshommes de bois
placés sur le bord des chemins, qui enseignent la
route, sans faire jamais eux-mêmes un seul pas?
Toutefois, comme il est dit que les paroles d’un
mourant sont droites, peut-être les miennes ne
seront-elles pas trop fautives; lisez-les avec
indulgence. «
Niou-Hei. » Nous ne
trouvons pas la date de cette lettre, mais, d’après
les faits qui y sont mentionnés, elle a dû être écrite
à la onzième lune de cette année sin-iou. Luthgarde
et les autres confesseurs, rappelés en prison,
lorsqu’ils étaient déjà sur le chemin de l’exil,
eurent à subir de nouveaux interrogatoires, dont les
détails ne nous ont pas été conservés. On rapporte
seulement qu’après leur condamnation à mort, on leur
brisa les doigts des pieds sans qu’ils en
ressentissent aucune douleur. — 107 — Arriva
enfin le jour du triomphe. Pendant le trajet de la
prison au lieu du supplice, Mathieu prêchait au peuple
avec beaucoup de ferveur; Luthgarde de son côté
ranimait et exhortait ses deux compagnes, sa
belle-mère surtout, que le souvenir de ses trois
petits enfants exilés plongeait dans le trouble et la
désolation. Notre vierge héroïque sut lui rendre la
confiance en Dieu, lui redonner du courage, détacher
son cœur des affections terrestres, et tourner ses
pensées vers le ciel dont les portes allaient
s’ouvrir. Le bourreau voulut les dépouiller, suivant
l’usage; mais Luthgarde le repoussa par quelques
paroles pleines de pudeur et de dignité, puis elle ôta
elle-même son vêtement de dessus, ne permit pas qu’on
lui liât les mains, et, la première, présenta avec
calme sa tête à la hache. Les trois autres eurent
aussi la tête tranchée. C’était le 28 de la douzième
lune (31 janvier 1802). Luthgarde avait alors vingt
ans; Mathieu était âgé de quinze à dix-huit ans, il
n’avait pas encore été marié; la femme et la
belle-sœur d’Augustin pouvaient avoir de trente-cinq à
quarante ans. Les trois jeunes enfants, exilés
séparément dans des îles éloignées, y moururent sans
laisser d’autre postérité qu’une fille qui, dit-on,
vivait encore il y a quelques années. La ruine de
cette famille fut donc complète, et il n’y a pas à
s’étonner si aujourd’hui il n’en reste pas un seul
membre chrétien. |