Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE IV [273] CHAPITRE II.
Persécution de 1813. — Les martyrs de
Tai-kou et de Ouen-tsiou.
Les
disettes sont assez fréquentes en Corée, et comme ce
pays, obstiné dans ses vieilles traditions d’isolement
absolu, n’a presque aucune relation commerciale avec
les autres peuples, et ne peut, par conséquent,
recevoir aucun secours du dehors, elles y sont
très-meurtrières, surtout parmi les païens. Nous
disons : surtout parmi les païens, car soit par la
protection spéciale de Dieu, soit à cause de la
charité plus grande qui règne entre les chrétiens,
c’est un fait avéré que, toute proportion gardée, ces
derniers meurent de faim en beaucoup moins grand
nombre que leurs compatriotes idolâtres. Or, la
récolte de 1814 ayant manqué à peu près complètement,
une famine épouvantable, telle que de mémoire d’homme
on n’en avait jamais vu, désola toutes les provinces
du royaume. Le peu de grain que l’on avait recueilli
fut consommé pendant l’hiver, et, au printemps, le
pays entier présenta un spectacle affreux. Beaucoup
périssaient chez eux dans les tortures de la faim, et
grand nombre aussi tombaient et expiraient sur les
routes où le besoin les avait fait s’aventurer. Au milieu
de tant de maux, un misérable traître nommé Tsien
Tsi-sou-i, se mit dans l’esprit de vivre aux dépens
des chrétiens. S’en allant de village en village, dans
la province de Kiengsiang, il mendiait de l’argent,
des habits et des vivres. Les fidèles lui donnèrent
aussi longtemps qu’ils le purent, et probablement
beaucoup, eu égard à leur misère. Mais bientôt toute
ressource ayant été épuisée, les aumônes diminuèrent,
et peu satisfait de ce qu’il recevait, Tsien Tsi-sou-i
conçut le dessein de dénoncer les chrétiens, tant par
vengeance, que pour pouvoir les piller impunément, et
s’approprier sans obstacle leur petit avoir. Il savait
très-bien que la famine donne plus de force à tous les
mauvais instincts, et se sentait sûr à l’avance de
trouver de l’appui chez les satellites dont la
cupidité ne manquerait pas d’être excitée par l’appât
d’un pillage considérable et impuni. Il alla donc
faire sa dénonciation, qui fut reçue avec beaucoup de
joie par le mandarin et ses gens, et comme tous
connaissent l’usage des chrétiens de revenir chez eux
pour célébrer les grandes fêles, on décida — 274 — que
le premier coup serait frappé inopinément le jour de
Pâques, qui tombait cette année le 22 de la deuxième
lune. Ce jour
arrivé, alors que les chrétiens réunis chantaient
ensemble à haute voix les prières habituelles, le
traître se mit à la tête des satellites, et ils
envahirent tout à coup le village de Moraisan, au
district de T’sieng-song. Les chrétiens qui ne
s’attendaient nullement à la persécution furent
étrangement surpris, et, croyant d’abord avoir affaire
à des brigands, commencèrent, sous la conduite de
Joseph Ko, homme agile et vigoureux, à repousser la
force par la force ; mais aussitôt qu’ils surent que
ces hommes étaient des satellites envoyés
officiellement par le mandarin, toute résistance
cessa, et Joseph Ko lui-même, devenu doux comme un
agneau, se laissa saisir le premier. Un grand nombre
de chrétiens furent pris dans cette expédition, et
conduits au tribunal de Kieng-tsiou d’où dépendait
leur district. Quelques jours après, d’autres
satellites tombèrent à l’improviste sur le village de
Merou-san, district de Tsin-po, et firent de nombreux
prisonniers, qu’on déposa à la préfecture criminelle
d’An-tong. Ces
tristes nouvelles se répandirent bientôt de tous
côtés. La terreur se mit parmi les chrétiens, et comme
il arrive toujours dans de semblables circonstances,
les uns prirent la fuite, et cherchèrent un asile dans
d’autres provinces ; les autres n’ayant pas le moyen
de fuir, demeuraient dans leurs villages, attendant
dans des transes continuelles l’heure de leur
arrestation, passant le jour dans les forêts ou sur
les montagnes, revenant furtivement chez eux pendant
la nuit pour préparer quelque nourriture, et regagnant
de suite les retraites des bêtes fauves, moins
redoutables à leurs yeux que les satellites des
mandarins. De tous côtés, des saisies nombreuses
furent faites, et bientôt les prisons regorgèrent de
chrétiens. A
Kieng-tsiou, les supplices et la faim amenèrent
l’apostasie de beaucoup de néophytes qui furent, en
conséquence, relâchés immédiatement. Mais leurs
compagnons montrèrent plus de courage, et confessèrent
hardiment le nom de Jésus-Christ. La tradition
rapporte que sept d’entre eux, consumés par la faim,
ou tués par les tortures, expirèrent en prison dans le
cours de la troisième lune, avant qu’on eût pu les
transférer à un tribunal supérieur. C’étaient : Paul
Pak, père de Pak T’sioun-t’sieng-i ; Jean Pak
Koan-sie, son cousin germain, lequel, veuf et
nouvellement converti, ne fut baptisé que pendant la
persécution ; Ko-san Kim Sie-pang, oncle maternel de
Paul, ainsi appelé parce qu’il venait du district de
Ko-san ; Kim Sa-ir-i de la province de Kieng- — 275 — siang
; et trois autres dont les noms ne nous ont pas été
conservés. Cependant, comme il n’y a ni témoins
oculaires, ni documents écrits, concernant ce qui
s’est passé alors dans cette partie reculée de la
province de Kieng-siang, nous n’osons rien affirmer
positivement. Les prisonniers qui, constants dans leur
confession de foi, survécurent à la faim et aux
tortures, furent bientôt envoyés à la grande ville de
Tai-kou, chef lieu de la province. C’étaient André Sie
avec sa femme Barbe T’soi, et son beau-fils François
T’soi Ie-ok-i ; Alexis Kim Si-ou-i ; Pierre Ko et son
frère cadet Joseph Ko ; et enfin Agathe-Madeleine Kim.
Disons quelques mots de chacun d’eux. Nous ne
savons rien sur André Sie, grand-père maternel des Pak
de San-kol, sinon qu’après avoir supporté les
supplices avec une constance inébranlable, il mourut
en prison avant l’exécution de la sentence capitale
portée contre lui. Sa femme Barbe Tsoi, plus connue
des chrétiens sous le nom de veuve Sie, était, dit-on,
originaire de Hannai-tsang-pel, district de Hongtsiou.
Elle avait un extérieur agréable, un caractère doux et
patient, et se faisait remarquer par une vertu peu
commune. Convertie dès avant 1801, elle perdit son
premier mari et épousa en secondes noces André Sie.
Prise le jour de Pâques, elle eut, au moment même de
son arrestation, à supporter de violentes tortures ;
ce qu’elle fit courageusement. Un peu plus tard, elle
fut si horriblement maltraitée par les coups du bâton
triangulaire, que, de retour à la prison, elle
semblait faiblir dans sa résolution, et pencher vers
l’apostasie. Son beau-fils François T’soi vint alors à
son aide, la consolant, l’exhortant à ne pas manquer
une si belle occasion, lui parlant avec émotion du
bonheur qu’ils auraient de donner ensemble leur vie
pour Dieu. Il fit si bien que toute tentalion
disparut, et qu’à dater de ce jour elle demeura ferme
au milieu des diverses tortures. On la transféra à
Tai-kou avec les autres confesseurs. François
T’soi Ie-ok-i, connu de plusieurs sous le nom de
Tsin-kang-i, son nom d’enfance, était beau-fils des
époux ci-dessus. Natif de Tarai-kol au district de
Hong-tsiou, il se convertit avec sa mère, et vint
habiter dès lors dans les montagnes de Mou-siengsan.
Lorsqu’il apprit le séjour du P. Tsiou à la capitale,
il s’y rendit avec sa mère et sa soeur ; sa mère put
participer aux Sacrements, et recevoir
l’Extrême-Onction à l’heure de la mort. Sa soeur resta
ensuite à Séoul, chez Augustin Tieng, tandis que lui
se retira en province. Il avait d’abord eu l’intention
de vivre dans le célibat, mais l’exemple de son cousin
germain, et les exhortations de — 276 — quelques
autres parents le firent changer d’avis, et il se
maria à la fille d’André Sie. Depuis, il .regretta
souvent de n’avoir pas persisté dans son premier
projet, ce qui ne l’empêchait nullement de vivre en
très-bonne intelligence avec sa femme et toute sa
famille. Lors de son arrestation, il dit à ses
compagnons de tout rejeter sur lui dans les
interrogatoires que le mandarin allait leur faire
subir, et fut, en conséquence, torturé plus violemment
que les autres ; mais toujours humble et ferme, il ne
se démentit pas un instant. Conduit à Tai-kou, il eut
à supporter coup sur coup des supplices si atroces que
plusieurs fois il en perdit connaissance, sans que sa
ferveur et son courage fussent ébranlés. Il avait été
condamné à mort, mais avant le jour marqué pour
l’exécution, il mourut en prison sous les coups, ou
des suites de ses blessures, pendant la cinquième lune
de l’année eul-hai (1815). Il était âgé d’un peu plus
de trente ans. Alexis
Kim Si-ou-i ou Si-ou-tsai, de la branche des Kim de
Nien-san, était d’une famille noble du district de
T’sieng-iang. Il avait un caractère bon et patient, et
pratiquait la religion avec une ferveur remarquable,
mais ayant tout le côté droit paralysé, il vivait
très-pauvrement et n’avait pu se marier. Il allait de
côté et d’autre chez les chrétiens qui le soutenaient
de leurs aumônes. Assez instruit et plein d’adresse,
comme il ne pouvait écrire de la main droite, il se
servait de la gauche pour copier des livres, et se
procurer ainsi quelques ressources. Non content
d’expliquer les vérités de la religion aux chrétiens
toutes les fois qu’il le pouvait, il instruisit et
convertit beaucoup de païens ; aussi jouissait-il dans
le pays d’une grande réputation de piété et de
science. Il avait suivi les chrétiens àMorai-san, et
fut témoin de l’arrestation opérée le jour de Pâques,
mais n’ayant pas été pris lui-même, il se mit à
pleurer. « Qu’as-tu donc à pleurer, lui dirent les
satellites ? — Moi aussi, je suis chrétien,
répondit-il, mais parce que je suis estropié, vous ne
voulez pas m’emmener. C’est ce qui me fait verser des
larmes. —Oh ! reprirent les satellites, si tel est ton
désir, viens aussi avec nous. » Et aussitôt il les
suivit d’un air joyeux. Traduit devant le tribunal de
Kieng-tsiou, il eut, malgré son état de maladie, de
fréquents supplices à endurer, et sa constance fit
l’admiration des juges. Transféré à Tai-kou, il fut
cité d’abord devant le juge criminel, puis devant le
gouverneur qui lui dit : « On prétend que tu adores
Jésus ; mais ce Jésus, qu’est-ce autre chose qu’un
homme mort sous les coups de ceux qui l’ont crucifié?
Or, quelle raison pour adorer un homme tué par
d’autres, et qu’y a-t-il de si beau dans sa mort?»
Alexis répondit : « Pendant — 277 — une
inondation de neuf années, le roi Ha-ou-si ne cessa de
parcourir le pays, et de faire de nombreuses
tentatives pour sauver son peuple, et, par trois fois,
venant à passer vis-à-vis de la porte de son palais,
il refusa d’y entrer. Niera-t-on que cette conduite
fut admirable? Aussi ce roi, qui, après tout, n’avait
en vue que le salut matériel de ses sujets, est-il
resté célèbre dans tous les âges. Notre Seigneur
Jésus-Christ a souffert et il est mort, lui, pour
sauver les âmes de tous les hommes de toutes les
parties de l’univers. Mériterait-il le nom d’homme
celui qui ne servirait pas un tel bienfaiteur ? Donc,
vous aussi, gouverneur, vous.devez remercier et adorer
Jésus, et embrasser sa religion. » Le gouverneur
confus, outré de colère, commanda de lui imposer
silence en lui brisant la mâchoire, et fit redoubler
les tortures. Alexis,
fidèle dans la confession de son Dieu, fut condamné à
mort, signa sa sentence, et revint en prison attendre
tranquillement le jour du supplice. Ne pouvant pas,
comme les autres prisonniers, faire des souliers de
paille, il fut bientôt sans ressources, et comme il
n’avait rien à donner à la femme qui apportait la.
nourriture, celle-ci lui en fit des reproches, et le
laissa manquer de tout. Affaibli par les supplices et
dévoré par la faim, il mourut dans la prison, environ
deux mois après son arrivée à Tai-kou, à la cinquième
ou sixième lune de cette année 1815. Il avait
trentequatre ans. Son infirmité, son adresse, ses
talents, son courage à défendre l’Évangile devant les
juges, et surtout son état de virginité l’ont rendu
cher aux chrétiens de ce pays, et ils citent encore
son nom, comme une des gloires de leur Eglise. Les deux
frères Joseph Ko Ie-pin-i, et Pierre Ko Sieng-ir-i,
étaient du village de Piel-am, district de Tek-san.
Instruits de la religion par leurs parents, ils la
pratiquèrent clés l’enfance; mais Pierre avait le
caractère assez violent, et tout le monde le
craignait, tandis que son frère était généralement
aimé pour son bon naturel. Tous deux, au reste, se
faisaient également remarquer par une piété filiale
peu commune, et pendant huit mois que dura la maladie
de leur père, tous les jours ils priaient pour lui
avec beaucoup de ferveur. Leur bonne harmonie, leur
assiduité à la lecture et à l’exhortation, édifiaient
tous les chrétiens. Pierre Ko, arrêté une première
fois en 1801 à Tsie-kouri-kol, au district de Ko-san,
et conduit à Tsien-siou, après avoir d’abord confessé
courageusement sa foi, succomba à la tentation de se
conserver la vie, apostasia et fut mis en liberté.
Depuis il regrettait vivement sa faute et répétait
souvent : « Il me faut un coup de sabre pour faire
pénitence de cet énorme crime. » Dans la suite, il
émigra — 278 — avec
son frère à Morai-san, où ils furent pris tous les
deux le jour de Pâques, comme nous l’avons rapporté.
Inébranlables dans les supplices, ils furent envoyés
ensemble à Tai-kou, et méritèrent par leur constance
d’être condamnés à mort pour Jésus-Christ. Agathe-Madeleine
Kim, belle-soeur de Paul Pak dont nous avons parlé,
était née à Eun-tsai, district de Siang-tsiou,
province de Kieng-siang. Après sa conversion, elle se
réfugia à Morai-san, où elle fut arrêtée en compagnie
des autres chrétiens, et subit, à plusieurs reprises,
avec un courage remarquable, les interrogatoires et
les tortures. « Ignorante que tu es, lui disait le
mandarin, pourquoi veux-tu donc mourir ? — Il n’est
personne, répondit-elle, si vil et si ignorant qu’il
soit, qui puisse méconnaître les bienfaits du Dieu
créateur, et oser le renier. » Sa constance ne s’étant
point démentie, elle fut transférée au tribunal de
Tai-kou, avec les autres confesseurs. En
résumé, parmi les chrétiens saisis à Morai-san le jour
de Pâques, et conduits au tribunal de Kieng-tsiou, si
beaucoup nous ont affligés par leur faiblesse, nous
avons eu la consolation devoir un certain nombre de
fidèles serviteurs de Jésus-Christ. Plusieurs ont déjà
terminé leur carrière de souffrance, et il n’en reste
à Tai-kou que quatre, tous condamnés à mort, mais ne
sachant à quel moment on exécutera leur sentence. De
nouveaux compagnons vont leur être adjoints. On n’a
pas oublié que peu de jours après la capture des
néophytes de Morai-san, ceux de Me-rou-san avaient été
arrêtés à leur tour, et traînés devant le mandarin
d’An-tong. Leur histoire offre un spectacle analogue.
A côté de nombreuses et déplorables apostasies, nous
rencontrons également de courageux confesseurs, dont
la constance semble rehaussée par la chute de leurs
frères. C’est
d’abord Kim Mieng-siouk-i, natif du district de
Hongtsiou, converti dès avant 1801. Sa pauvreté
l’avait forcé alors d’émigrer au district de Ien-pong,
près des chrétiens ; mais ceuxci ayant été pris et
conduits à la capitale pendant la grande persécution,
Mieng-siouk-i s’enfuit au district de Tsin-po. C’est
là qu’il vivait en 1815. Sa femme était morte depuis
longtemps, cl il n’avait avec lui que son fils
Tsiang-pok-i, âgé de dix-neuf ans, non encore marié,
et une fille à peine parvenue à l’âge nubile. Pleins
de ferveur, le père et le fils se plaisaient à faire
beaucoup d’aumônes, et à pratiquer toutes sortes de
bonnes oeuvres. A l’arrivée des satellites, les trois
membres de cette famille furent trouvés ensemble et
conduits à An-tong. Peu après, la jeune fille fut
ravie par un — 279 — prétorien,
et jamais depuis on n’a pu savoir ce qu’elle était
devenue. Mieng-siou-ki et son fils subirent avec joie
les tortures, et leur foi ne se démentit pas un seul
instant. Consumés en peu de temps par la faim et les
supplices, ils moururent tous deux, dans cette même
prison d’An-tong, vers la troisième lune de l’année
1815. Mieng-siouk-i avait alors cinquante-un ans. Ces
deux confesseurs n’ayant été baptisés que pendant la
persécution, leur nom de baptême est inconnu. C’était
dès lors un usage chez les chrétiens de baptiser, au
moment des persécutions, à peu près tous les
catéchumènes, afin de ne pas les laisser exposés à
mourir sans ce sacrement ; et nous voyons que dans
cette même année 1818, le catéchiste Ambroise Kim dont
nous parlerons plus loin, donna le baptême à tous ceux
qui le demandèrent, qu’ils fussent ou non instruits
des vérités de la religion. Nous
devons citer aussi les deux frères T’soi, André et
Martin. André T’soi, avait été arrêté le premier, au
district de Tsin-po, par les satellites de cette
ville. H resta un mois dans cette prison et. y subit
quatre ou cinq fois le supplice de la question, sans
manquer à la fidélité qu’il devait à Dieu. Transféré
ensuite devant le juge criminel d’An-tong, il fit
preuve de la même constance et, après des tortures
atroces, fut reporté presque mourant à la prison
parles geôliers. C’est alors que son frère cadet
Martin, qui par dévotion avait fait voeu de chasteté,
apprit son arrestation, et vint le trouver pour le
consoler et le servir. André était censé recevoir de
la préfecture une ration de dix poignées de riz par
jour ; mais à cause de la disette, tout était
soustrait par les satellites et les geôliers, et
presque rien ne lui parvenait. Martin, pour conserver
la vie à son frère aîné, se présenta devant le
mandarin, lui fil connaître les fraudes dont son frère
était victime, et obtint que la ration désignée lui
fût remise exactement. Les satellites, furieux de se
voir ainsi frustrés de leurs profits illicites, dirent
à Martin : « Tu nous as volés, malheureux coquin ; à
cause de toi, nous n’y tiendrons pas ; mais ne
serais-tu pas chrétien aussi par hasard? » Martin
répondit affirmativement ; les satellites se dirent
alors entre eux : « Puisqu’il est chrétien, pourquoi
ne pas nous défaire de lui? Nous ne risquons rien. »
Et ils se mirent à le frapper avec les pieds d’une
manière atroce, et pendant fort longtemps. Ceci se
passait le soir, pendant la troisième lune; vers la
fin de la nuit, Martin expira. Il était âgé de
cinquante-six ans. André, resté à la prison, y
supporta avec un courage admirable des souffrances et
des privations sans nombre, et y mourut de faim, vers
la onzième lune de cette même année. — 280 — On assure
également qu’un chrétien, nommé Pak, fut, à cette
époque, arrêté avec sa femme dans ce même district de
Tsin-po, que tous deux confessèrent résolument la foi,
sans se laisser ébranler par les supplices, et de
tribunal en tribunal arrivèrent jusqu’à celui de
Tai-kou, où ils moururent en prison. Mais nous ne
savons rien de leur vie, ni des circonstances de leur
mort. Faisons
connaître maintenant les principaux confesseurs qui
d’An-tong furent envoyés à Tai-kou rejoindre leurs
frères de Kieng-tsiou, et eurent plus tard l’honneur
de partager leur triomphe. Ce sont : Anne Ni, François
Kim, Jacques Kim et André Kim. Anne Ni,
était du village de Nop-heun-moi, au district de
Tek-san. Elle descendait d’une famille noble, et nous
aurons à parler plus tard de son père Ni-Sieng-sam-i,
mort en 1827, dans la prison de Tsien-tsiou. Douée des
plus belles qualités du corps et de l’esprit, elle
pratiquait la religion avec une ferveur peu commune,
et avait résolu de garder la virginité. Mais bientôt
le fait fut remarqué des païens ; ils se plaignirent,
et sa famille ne pouvant plus tenir contre les mille
vexations qu’on suscitait à son sujet, elle se résolut
à fuir et à se retirer dans une maison éloignée, où
vivaient quelques vierges réunies en une espèce de
petite communauté. Un batelier chrétien, du nom de
Pak, se chargea de l’y conduire. Mais quand elle fut
en son pouvoir, il lui fit violence, et, comme il
n’était pas marié, l’épousa de force. Malgré sa
désolation, Anne se résigna. Elle eut de ce mariage un
enfant qu’elle nomma Tsiong-ak-i, et peu d’années
après, étant devenue veuve, elle continua à remplir
fidèlement tous ses devoirs. Arrêtée par les
satellites de Tsin-po, en 1815, elle fut mise à la
question dans cette ville, puis, grâce à sa constance,
envoyée au tribunal supérieur de Tai-kou. Là, après de
nouvelles tortures courageusement supportées, elle fut
condamnée à mort. On
s’étonnera peut-être qu’Anne ait ainsi consenti à
vivre avec un pauvre batelier. Mais outre que nous ne
connaissons pas tous les détails de cet enlèvement,
nous ferons remarquer qu’il y a dans ce pays un
proverbe odieux, fondé sur les moeurs, et passé dans
les usages nationaux, portant que toute femme qui
n’est pas sous puissance de mari ou de parents
appartient au premier occupant. Or, Anne ayant quitté
la maison paternelle, se trouvait dans ce cas ; le
batelier l’avait réduite en sa possession, et un
procès n’eût abouti à rien. Il eût fallu, pour
échapper à cet homme, subir force mauvais traitements,
s’exposer peut-être à la mort.; et puis, sortie de là,
où aller? En chemin elle fût devenue la — 281 — proie
de quelque autre bandit. Elle pensa donc qu’après
avoir perdu son honneur et sa virginité, le mieux pour
elle était de se taire, et de contracter mariage avec
ce chrétien, puisqu’elle le pouvait licitement. Du
reste, en Corée, comme dans tous les pays non
chrétiens, où l’avilissement et le mépris de la femme
sont, pour ainsi dire, de droit naturel, les femmes
elles-mêmes partagent l’opinion générale. Elles ne se
croient ni droits, ni responsabilité, et dans des cas
analogues à celui-ci, elles se regardent réellement
comme enchaînées, et ne conçoivent pas la possibilité
de se délivrer. Les exemples en sont nombreux. Inutile
d’ajouter que ces usages et ces idées n’ont plus guère
cours parmi les fidèles, et l’on a vu un certain
nombre de veuves chrétiennes, enlevées par des païens,
braver même la mort, et réussir, par leur résistance
acharnée, à se soustraire aux ravisseurs. François
Kim Kieng-sie était né d’une famille honnête et riche,
au village de Ie-sa-ol, district de Niei-san. Dès sa
jeunesse, il s’appliqua à l’étude des lettres, et son
père, André Kim Koangouk-i, fervent chrétien, lui
donna lui-même une instruction très-solide. André
ayant été pris à la persécution de 1801, profita de
toutes les occasions pour recommander à sa famille de
suivre ses traces, de s’exercer à la charité envers
Dieu et le prochain, de vivre en bonne harmonie entre
eux et avec les voisins, et de servir Dieu et sauver
leur âme par la pratique de la mortification ; après
quoi il fut décapité, comme nous l’avons vu plus haut.
La ferveur de François ne fit qu’augmenter dès lors de
jour en jour. Animé d’une sainte émulation pour suivre
l’exemple de son père, et méprisant toutes les choses
temporelles, il abandonna ses biens et se relira dans
les montagnes Il-ouel-san, au village de
Koteuntsiang-i, district de Ieng-iang, province cle
Kieng-siang. Arrivé là, il vécut de racines et de
glands, et depuis ce temps garda une perpétuelle
continence. Chaque année, pendant le carême, il
observait un jeûne rigoureux, et se livrait à toutes
les pratiques de mortification. Il fit tant d’efforts
pour dompter son caractère naturellement emporté,
qu’il devint bientôt un modèle de douceur et de
patience. A la
troisième lune de l’année 1815, le traître Tsien
Tsi-sou-i, accompagné des satellites d’An-tong, vint
inopinément l’arrêter. François se trouvait alors sur
la montagne à travailler ; les satellites lui ayant
crié de descendre, il dit à son fils Moun-ak-i : «
Pour moi, je dois me rendre, c’est l’ordre de Dieu ;
mais toi, ne viens pas avec moi. Veille sur toute la
famille, et surtout prends bien soin de ta grand’mère.
» Puis il descendit tout joyeux, traita — 282 — généreusement
les satellites et le traître lui-même, fit ses adieux
à sa mère en la suppliant de ne pas trop s’affliger et
la consolant par de bonnes et douces paroles. Ensuite,
s’adressant à sa femme, il lui recommanda d’être bien
soumise à sa mère et de la bien soigner, de bien
instruire ses enfants, et enfin de marcher sur ses
traces. Après quoi, il suivit les satellites d’un air
gai et souriant, Arrivé à la ville d’An-tong, il y
subit un premier interrogatoire, et peu de jours
après, fut conduit à Tai-kou. Sa courageuse
persévérance dans les supplices déconcerta les juges,
et il fut bientôt condamné à mort. Jacques
Kim Hoa-tsioun-i, sur lequel il nous reste peu de
documents, était d’une famille de Souta-ni, district
de Tsieng-iang. D’un caractère doux et résigné, il
savait cependant montrer une grande énergie quand il
s’agissait du service de Dieu et du salut de son âme,
et, fidèle observateur des règles de l’Église, se
faisait remarquer par son assiduité à la prière et aux
lectures pieuses. Arrêté, on ne sait en quel lieu, en
1815, il fut conduit à la préfecture d’An-tong, où
résistant à toutes les sollicitations et à toutes les
promesses des mandarins, aussi bien qu’aux violents
supplices qu’on lui infligea, il mérita d’être envoyé
à Tai-kou, et comdamné à mort. Enfin,
André Kim Riei-ouen-i, nommé aussi Tsiong-han-i, était
du village de Sol-moi, au district de Mien-t’sien, et
fils de Pie Kim, dont nous avons raconté la vie.
Docile aux instructions de ses parents, il apprit, dès
l’enfance, à servir et honorer Dieu. Les persécutions
continuelles auxquelles son père fut en butte pendant
plus de vingt ans, formèrent son jeune coeur à
l’école-du malheur, et le détachant de tout ce qu’il y
a de séduisant dans le monde, fortifièrent sa foi,
développèrent les germes de vertu qu’il avait reçus du
ciel, et le préparèrent aux dures épreuves qui lui
étaient réservées. André dont la famille était ainsi
poursuivie et proscrite, se vit bientôt obligé de
quitter ses parents, ses amis, elles tombeaux de ses
pères. Il alla donc s’établir dans un pays inconnu,
tout au fond des montagnes, à Ou-lien-pat, district
d’An-tong, province de Kieng-siang. Là, il resta caché
pendant dix-sept ans, uniquement adonné aux oeuvres de
charité," assidu à la prière, aux lectures pieuses et,
à tous ses devoirs. En carême, il jeûnait
habituellement tous les jours, sans parler des autres
mortifications ordinaires qu’il s’imposait. Sa
nourriture habituelle était du millet, cuit assaisonné
de sel, et quand il ne pouvait s’en procurer, il se
contentait de feuilles d’arbres, de glands, de racines
on légumes sauvages, sans jamais se donner la peine de
rechercher — 283 — quelque
nourriture plus solide et plus agréable au goût.
Toujours égal à lui-même, toujours rempli d’une sainte
joie au milieu des peines de la vie, il avait pour
principale occupation, pendant le jour, de transcrire
des livres de religion, afin d’en répandre partout des
copies, et le soir, il se livrait à l’instruction des
chrétiens avec un si grand zèle que souvent il
prolongeait ses entretiens au delà du milieu de la
nuit. Jaloux aussi de répandre la foi parmi les
infidèles, il en instruisit et convertit un grand
nombre, autant par l’efficacité de ses prières et de
ses exemples que par la force de ses paroles Tel était
André, quand if fut arrêté par les satellites
d’An-tong, le 23 de la quatrième lune, et conduit
devant le mandarin de cette ville. Celui-ci s’efforça
d’abord d’obtenir de lui une parole d’apostasie; mais,
n’y ayant pas réussi, il le fit mettre en prison,
puis, deux jours après, sur l’ordre du gouverneur, lui
fit administrer la bastonnade sur les jambes, et
l’expédia à Tai-kou. André arrivait à la porte de ce
tribunal, quand il rencontra une chrétienne qui en
sortait et s’en allait seule et libre. Étonné à cette
vue, il lui demanda de quoi il s’agissait; elle lui
répondit qu’elle venait d’apostasier pour éviter la
mort. C’était Agathe-Madeleine Kim que nous avons vue
si ferme dans les supplices au tribunal de
Kieng-tsiou, et qui, arrivée à Tai-kou, vaincue enfin
par ia violence des tourments, avait eu la faiblesse
de renier sa foi. André lui dit en soupirant : « Vous
perdez là une belle occasion, et qu’attendez-vous donc
pour ne vouloir pas mourir maintenant ? Vous vous en
allez, mais combien d’années avez-vous donc à vivre? »
— Elle répondit : « Je suis libre, il est vrai, mais
comment savoir si je ne mourrai pas aujourd’hui ou
demain? — S’il en est ainsi, reprit André, ne vaut-il
pas mille fois mieux faire maintenant une bonne mort?
» Puis il continua à l’exhorter par des paroles
énergiques, si bien que touchée de la grâce, elle
ouvrit les yeux, et rentra immédiatement avec lui. En
vain les satellites l’insultent, la frappent, la
repoussent, et font tous leurs efforts pour l’empêcher
de pénétrer jusqu’au mandarin. Agathe saisissant un
bon moment, se glisse, arrive devant lui et et
s’assied. Celui-ci la reconnaît et lui dit : « Je
t’avais relâchée, pourquoi reviens-tu donc encore? »
Elle répond : « Tout à l’heure, trop faible pour
supporter les supplices, j’ai renié mon Dieu, mais en
cela j’ai commis un crime énorme, je m’en repens et je
reviens devant vous. Faites-moi mourir si vous voulez,
mais je suis maintenant plus chrétienne que jamais. »
Le mandarin la traita de folle et la fit chasser, mais
elle parvint à revenir près de lui, et rétracta de — 284 — nouveau,
à haute voix, son apostasie. Le mandarin, irrité, la
fit lier et battre d’une manière si atroce que, les
chairs tombant en lambeaux, tous les os furent bientôt
mis à nu. Agathe ayant perdu connaissance, fut
transportée à la prison et mourut en y entrant.
C’était au commencement de la cinquième lune. Elle
avait près de cinquante ans. Interrogé
à son tour, André répondit avec calme et fermeté. En
vain le mandarin le fit mettre à la question et
fustiger cruellement, la constance du martyr ne se
démentit pas, et le juge, voyant qu’il y perdait son
temps et sa peine, envoya une dépêche au gouvernement.
La réponse fut qu’il fallait, à tout prix, obtenir sa
soumission, et sur son refus, on le fustigea pour la
troisième fois. Toujours inébranlable, il fut enfin
condamné à mort, et prit la place d’Agathe à qui ses
paroles venaient de faire cueillir la palme; ainsi fut
complété de nouveau le nombre primitif de sept. Ces
généreux confesseurs, tous sous le poids d’une
sentence capitale, attendaient chaque jour le moment
de leur exécution. Mais Dieu, dans ses secrets
desseins, permit qu’il y eût, nous ne savons à quelle
occasion, un sursis indéfini, et ils commencèrent dès
lors, dans la prison, un nouveau genre de vie. On ne
les mit plus à la torture puisque leur sentence était
définitive, mais ils eurent à supporter en échange les
privations, la faim, et des vexations de tout genre.
Pendant près de deux ans encore, nous les admirerons
dans cette vie mourante, dans ce long martyre de tous
les jours. Les
arrestations en masse ne semblent pas s’être
renouvelées après la cinquième lune de cette année. La
plupart avaient eu lieu dans la grande province de
Kieng-siang, premier foyer de l’incendie, mais les
dénonciations arrachées par les supplices aux
malheureux chrétiens furent cause qu’on saisit aussi
beaucoup de personnes dans la province de
T’siong-t’sieng, et quelques-unes même dans la
province de Kang-ouen. Si maintenant nous considérons
que, outre les chrétiens relâchés presque
immédiatement par suite d’apostasie, ou morts dans les
diverses prisons de la province de Kieng-siang, il y
en eut à la fois plus de cent incarcérés à Tai-kou sa
métropole, il sera facile de conclure que le nombre
des arrestations porté à plus de deux cents par les
documents de l’époque, est loin d’être exagéré. Les
lettres qu’André Kim écrivit de sa prison, ainsi
qu’une autre relation d’un témoin oculaire, nous
donnent l’assurance bien consolante qu’une grande
partie des prisonniers resta fidèle à Jésus-Christ
jusqu’à la mort. Plusieurs d’entre eux sont signalés
aussi comme ayant fait avec — 285 — talent
et courage l’apologie des principaux articles de notre
sainte religion, devant les différents tribunaux. La
plupart périrent misérablement dans les prisons, au
milieu des horreurs de la faim, ce qui se conçoit
facilement quand on connaît le régime des prisons de
ces pays. Certaines rations sont, il est vrai,
assignées par la préfecture à ceux des prisonniers qui
n’ont aucune ressource ; mais elles passent par
beaucoup de mains ; chacun en soustrait quelque partie
à son gré, et ce qui parvient au pauvre patient se
réduit à quelques grains de riz insuffisants pour
soutenir son existence. A plus forte raison, pendant
une famine aussi épouvantable et aussi générale que
celle de 1815, les employés subalternes, satellites,
prétoriens, geôliers, fustigateurs et autres,
durent-ils voler à peu près tous les vivres donnés
pour les chrétiens, et cela en toute impunité, car les
chrétiens étaient regardés par les idolâtres comme des
êtres dégradés et indignes de faire partie de la race
humaine. Beaucoup de néophytes, pris dans la province
de T’siong-t’sieng, furent renvoyés pour être
définitivement jugés et punis clans leur propre
préfecture où province. Des témoins de l’époque
assurent qu’une vingtaine, au moins, de-ces
infortunés, après s’être traînés péniblement sur les
chemins pendant quelques jours, périrent de faim ou
des suites de leurs blessures, les uns sur le bord des
routes où les conducteurs les abandonnaient, les
autres dans les auberges où le défaut d’argent ne leur
permettait pas de se rien procurer. Enfin, grand
nombre d’autres cédant à la tentation, rachetèrent
leur vie par une honteuse défection. Ces apostats
furent ou relâchés purement et simplement, ou envoyés
en exil dans les diverses provinces du royaume ; en
sorte que, vers le milieu de l’été, il ne restait que
peu de confesseurs dans les prisons de Tai-kou. Outre
ceux dont nous avons déjà parlé, nous’pouvons encore
citer An T’siem-tsi, quelquefois nommé Tsi-riong-i,
natif du district de Po-eun. Ayant été condamné à mort
avec les autres, il mourut en prison, de faim ou de la
peste, avant d’avoir pu subir sa sentence. Il était
âgé d’environ cinquante ans. Ni
Ioun-lsip-i, de Ken-sa-ma-kol, n’étant encore que
catéchumène, fut pris à Ou-lien-pat avec André Kim, et
sans avoir apostasie, mourut, dit-on, de faim et
d’épuisement. Dans ces
mêmes prisons de Tai-kou, d’autres encore gagnèrent le
ciel par le même genre de martyre, mais leurs noms,
oubliés des hommes, ne sont plus connus que de Dieu. A
Ouen-tsiou, capitale de la province de Kang-ouen,
celui qui — 286 — confessa
le plus glorieusement le nom de Jésus-Christ, fut
Simon Kim. Voici, sur sa vie et ses souffrances, les
quelques détails qui nous restent aujourd’hui. Simon Kim
Ie-saing-i, d’autres disent Ie-sieng-i, était d’une
famille honnête du district de Sie-san, province de
ï’siong-t’sieng. Il avait un caractère noble et
courageux, et possédait une fortune considérable.
Ayant été instruit de la religion avant l’arrivée du
P. ïsiou, il abandonna presque aussitôt tous ses biens
et ses esclaves, quitta son pays, ses parents, ses
amis, et se retira avec son frère cadet Thaddée, au
district de Ko-san, dans la province de Tsien-la.
C’est là qu’il eut des rapports avec le prêtre, près
duquel il séjourna plusieurs fois. A la persécution de
1801, il lui signalé comme un des principaux chefs des
chrétiens, et de nombreux satellites furent lancés à
sa poursuite. Ils circulèrent dans toutes les
directions, portant avec eux son signalement, et
pendant plus d’un an que durèrent les recherches, il
serait difficile de rapporter toutes les privations et
souffrances que Simon eut à endurer pour se dérober à
leurs perquisitions. Sa femme avait été arrêtée, et
elle ne fut relâchée qu’un an après, à force d’argent. Pour se
mettre mieux à l’abri, et subvenir à son existence,
Simon prit le parti de se faire marchand ambulant, et
s’étant à cet effet associé à des païens, il eut le
courage, au plus fort de la persécution, de leur
prêcher l’évangile ; il réussit même à en convertir
quelques-uns. Mais ne pouvant trouver, dans cette
position, le temps et la liberté de se livrer aux
pratiques de piété, il l’abandonna bientôt, et se
retira à Me-rou-san, dans là province de Rieng-siang,
pour s’adonner à la culture. Il y fut suivi par
quelques-uns de ses prosélytes qui, émigrant avec
leurs familles, y formèrent avec lui un petit village
chrétien.;Lc zèle de Simon lui fit encore opérer
quelques conversions dans le voisinage; mais, forcé
d’émigrer de nouveau à plusieurs reprises, il alla
enfin s’élablir clans le district d’Oul-sin, province
de Kang-ouen. La persécution s’étant élevée dans la
province de Kieng-siang, il fui dénoncé à An-long, par
un chrétien qui avait été domestique chez lui, et les
satellites de cette ville vinrent le saisir, emportant
en même temps tout ce qu’ils purent de ses effets.
C’était à la quatrième lune de l’année 1815. Simon,
arrivé à la prison, y trouva beaucoup de chrétiens
prisonniers, qui, dans ce temps de famine, souffraient
horriblement de la faim. Il eut la pensée de réclamer
auprès du mandarin les nombreux effets que les
satellites avaient pillés. Celui-ci, soit compassion,
soit pour épargner les fonds de la préfecture, fit — 287 — rapporter
ce qu’on put trouver, et Simon distribua le tout aux
prisonniers, soulageant ainsi pour un temps leur
cruelle position. Après plusieurs interrogatoires dans
lesquels il ne voulut à aucun prix faire sa
soumission, il fut transféré, à la cinquième lune, au
tribunal de Ouen-tsiou, capitale de sa province, avec
son frère Thaddée. Ils s’y trouvèrent réunis avec six
ou sept autres chrétiens pris sans doute avec eux, ou
dans les environs. C’était la première fois que des
chrétiens se trouvaient captifs dans cette ville, et
qu’ils étaient cités devant ses tribunaux. Simon s’y
montra ferme et résolu. Il résista à tous les
supplices qui lui furent infligés, aussi bien qu’à
toutes les sollicitations par lesquelles on essaya de
le faire fléchir, et fit beaucoup d’honneur au nom
chrétien par une noble et franche confession de foi.
Il ne se laissa pas même ébranler parla déplorable
défection de son frère Thaddée, qu’il vit partir pour
l’exil en récompense de sa lâcheté. L’ardeur de sa foi
et sa patience dans les tourments firent l’admiration
de tous. Il fut enfin condamné à mort, et signa sa
sentence selon l’usage. Cette sentence, envoyée au roi
pour recevoir sa confirmation, fut en effet approuvée
; mais quand.la réponse arriva, Simon était gravement
malade des suites de ses blessures jointes à une
violente dyssenterie. On sursit à l’exécution, et peu
de jours après, Simon, sans avoir pu recevoir le
glorieux coup de sabre qu’il désirait, mourut dans la
prison de Ouen-tsiou, le 8 de la onzième lune 1815,
après huit mois de détention, à l’âge de plus de
cinquante ans. Nous ne
savons rien autre chose de la persécution dans la
province de Kang-ouen. Dans les documents de l’époque,
que nous avons pu retrouver, il n’est nulle part
question du sort des compagnons de captivité de Simon
Kim. Espérons qu’ils auront jusqu’à la fin imité son
courage et sa patience. Revenons
maintenant aux généreux confesseurs qui, réunis dans
la prison de Tai-kou, attendaient chaque jour, le
moment qui devait mettre un terme à leurs souffrances.
Pendant leur longue captivité, ils furent,
non-seulement pour leurs frères dans la foi, mais pour
les païens eux-mêmes un sujet d’admiration. Délaissés
sans ressources dans le cachot, le jour ils
s’occupaient presque tous de la confection de souliers
de paille pour subvenir à leur substance, et Dieu
permit qu’ils n’eussent plus trop à souffrir de la
faim; la nuit ils allumaient une lampe, et vaquaient
tous ensemble à la lecture de livres pieux, et à la
récitation de leurs prières qu’ils disaient en commun
et à hante voix. Les habitants — 288 — de
la ville qui les entendaient en étaient tout surpris.
IJn grand nombre vinrent contempler de leurs propres
yeux ce spectacle étrange, et s’en retournèrent
stupéfaits. La joie, la tranquillité, la concorde de
ces prétendus coupables, poursuivis par la justice
humaine, étaient pour ces païens une merveille
incompréhensible. Pas une dispute, pas une parole
grossière, pas un mot d’impatience. « Est-ce donc là,
se disaient-ils, le repaire des criminels ? » La
prison se trouvait en effet changée en une école de
vertus; elle présentait le spectacle d’une famille
admirablement unie, et réglée dans tous ses actes et
toutes ses paroles. Des
prétoriens et satellites se présentèrent souvent pour
savoir ce qu’était la religion chrétienne. Ils
envoyèrent les plus instruits et les plus habiles
d’entre eux, pour entamer des discussions sur les
points fondamentaux de la nouvelle doctrine. André, le
plus capable des sept prisonniers, acceptait avec joie
ces occasions. Il développait à ses antagonistes les
principaux articles de la foi, leur exposait la beauté
des commandements de Dieu ; puis répondant à leurs
questions captieuses, il les suivait article par
article, réfutait tous leurs arguments, éclaircissait
en détail chaque matière, de telle sorte qu’en se
retirant ils se disaient entre eux : « Vraiment, il
n’y a pas de lettré, quelque savant qu’il soit, qui
puisse lui tenir tête, et sa parole peut être comparée
à celle des plus fameux orateurs. » André par le fait
n’avait qu’une instruction incomplète, mais accoutumé
à discourir avec les chrétiens des choses de la
religion, il pouvait facilement mettre à bout, en
pareille matière, la faconde de n’importe quel
prétorien. D’ailleurs, la grâce le soutenait toujours
dans ces controverses qui ne manquaient pas d’une
certaine importance, car les rapports des prétoriens
circulaient ensuite dans la ville et dans toute la
province. Le
traître Tsien-tsi-sou-i, fut aussi incarcéré vers
cette époque, pour quelque grave méfait. Le gouverneur
avait ordonné de le laisser mourir de faim, mais les
prisonniers chrétiens lui sauvèrent la vie, en lui
donnant tous les jours une part de leur petite ration.
Plus tard, lorsqu’il fut délivré, et jeté presque nu
hors de la prison, ils lui donnèrent des habits pour
se couvrir, montrant ainsi à tous les païens comment
la vraie charité sait se venger. Le séjour
des confesseurs dans la prison servit donc beaucoup à
faire connaître la religion dans cette grande ville de
Tai-kou, et si les fruits se font attendre, nous avons
néanmoins la ferme confiance qu’ils ne laisseront pas
de se produire un jour. Il paraît que dans le cours de
cette année et de la suivante, on leur fit subir — 289 — encore
deux ou trois interrogatoires dont le détail nous est
inconnu. Comme ils persistaient tous dans leur ferme
résolution de mourir pour la foi, on dépêcha de
nouveau au roi. Cette fois encore, la réponse se fit
beaucoup attendre, et l’on voit dans les lettres
d’André Kim que lui et tous ses compagnons
attribuaient ce retard à leurs péchés, et tremblaient
de ne pas obtenir la couronne du martyre. Nous
citons ici quelques-unes de ces lettres qui méritent
d’être conservées. Elles sont une preuve de plus de
l’action merveilleuse du Saint-Esprit sur les âmes des
néophytes ; car il est impossible d’expliquer
autrement que par l’efficacité de la grâce divine,
comment des hommes païens hier, n’ayant reçu de
sacrement que le baptême, vivant au milieu des
idolâtres, sans prêtre, sans sacrifice, presque sans
instruction religieuse, ont pu ainsi parler le langage
surnaturel de la résignation chrétienne et de l’amour
divin. La première lettre d’André est adressée à son
frère aîné. « Je commence, en mettant de côté toutes
les formules habituelles. Au moment ou je m’y
attendais le moins, j’ai été arrêté par les satellites
d’An-tong. Dans le premier interrogatoire, le juge
criminel de cette ville voulut, à tout prix, me faire
apostasier, mais, Dieu aidant, je tins ferme jusqu’à
la fin, et je fus mis en prison. Après dix jours de
détention, il me fit donner une volée de coups sur les
jambes, et conduire en toute hâte à la prison
criminelle de Tai-kou. Là, le mandarin essaya par
mille moyens tentateurs d’obtenir ma soumission, mais
n’ayant pu y réussir, il me fit administrer une
nouvelle bastonnade sur les jambes, et dépêcha au
gouverneur pour l’avertir de l’état des choses. La
réponse fut qu’on devait me forcer à apostasier, et je
reçus encore une volée de coups. « Dans
cette province, plus de cent personnes, hommes, femmes
cl enfants, avaient été arrêtées. De ce nombre, les
uns moururent de faim, soit dans la prison de leur
propre ville, soit le long des chemins en se rendant
au chef-lieu de la province ; les autres eurent la
faiblesse de faire leur soumission, et aujourd’hui
nous restons treize seulement. Tout ceci est un ordre
de la Providence et un bienfait dont nous devons la
remercier ; mais le corps étant si faible, il est
difficile de tout supporter d’un coeur joyeux ; chaque
instant est plus triste que je ne saurais l’exprimer.
Pour moi pauvre pécheur, n’ayant rien qui puisse me
faire mériter la faveur du martyre, je compte
uniquement sur le secours de tous les chrétiens ;
priez et demandez sans cesse, et j’ai confiance que
mes désirs pourront être comblés. » — 290 — Dans une
seconde lettre, André dit à son frère : « Sans autre
préambule, je vous écris deux mots à la hâte. Depuis
bien longtemps, à cause de la distance, toute
communication avec vous était interrompue; je n’avais
eu qu’indirectement de vos nouvelles, et pendant cette
année de famine, mes inquiétudes devenaient de jour en
jour plus graves. Contre tout espoir, je reçois enfin
de votre écriture; il me semble être avec vous
tête-à-fête, est-ce un songe? est-ce une réalité? Les
sentiments de joie et de tristesse se pressent à la
fois dans mon coeur; j’ai la poitrine oppressée, des
larmes coulent de mes yeux. Quand je perdis mon père,
je ne pus l’assister à ses derniers moments; j’en
conservais un profondaregret et je me disais:
pourrais-je du moins assister à l’anniversaire de sa
mort ! Ce désir ne peut maintenant se réaliser, j’en
suis d’autant plus affligé. D’un autre côté, je suis
heureux d’apprendre que pendant cette affreuse année,
vous vous portez comme à l’ordinaire, et que toute la
famille est en paix. La nouvelle de la mort de ma
belle-soeur, au commencement du printemps, est bien
fâcheuse il est vrai ; mais nul ne peut éviter de
mourir. Le point principal, le seul important, est de
faire une bonne mort ; car, dans ce monde, pourquoi
l’homme est-il né? Sa grande affaire, c’est de servir
Dieu, sauver son âme et obtenir le royaume du ciel. Si
l’on ne remplit pas ces grands devoirs et qu’on perde
le temps inutilement, à quoi bon la vie ? « Après
être venu au monde sans y penser, si l’homme s’en
retourne de même, mieux vaudrait pour lui n’être pas
né, et il se trouve dans une condition pire que celle
de la brute même; car quand l’animal meurt, il
retourne dans le néant. Pour l’homme, il n’en est pas
ainsi, s’il ne sauve pas son âme, elle tombe dans la
mort éternelle. La mort! ce mot est effrayant! mais si
le corps, qui doit nécessairement mourir, s’effraie de
la mort, combien l’âme, qui est faite pour vivre
toujours, ne doit-elle pas la redouter? Que l’on entre
une fois en enfer, jamais on n’en peut sortir ; on y
vit sans vivre véritablement, on y meurt sans pouvoir
mourir ; y aurait-on passé des milliers d’années,
c’est toujours comme le commencement. Hélas! hélas! ne
pouvoir jamais entrevoir la clarté du ciel et du jour
! toujours être plonge dans un gouffre ténébreux !
quand on y pense cela fait frémir. Mais aussi quand on
pense aux souffrances de l’enfer, les peines et les
souffrances de ce monde ne sont plus qu’une ombre. On
ne regarde plus comme pénibles les maladies et les
infortunes d’icibas Bien plus, si l’on sait en
profiter, elles servent au salut. Le — 291 — corps
trouve bien de quoi se conserver la vie, comment l’âme
ne pourrait-elle pas aussi le faire ? Les choses de ce
monde ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises ;
en use-t-on bien ? elles sont bonnes ; en use-t-on mal
? elles sont mauvaises. Elles sont semblables à une
échelle qui sert également pour monter et pour
descendre, et chacune peut nous servir à éviter le
péché et acquérir des mérites. En tout agissez avec
joie et pour Jésus, et vous êtes un élu. Mais puisque
tout dépend de la bonne ou mauvaise volonté,
auriez-vous même des difficultés énormes,
supportez-les avec patience pour Jésus, et elles
opèrent le salut de l’âme et font obtenir le royaume
du ciel. C’est pourquoi en traversant ce monde de
douleurs et de tribulation, ne cherchez que la gloire
de Dieu. Démolissez les montagnes de l’orgueil, de la
concupiscence et de la colère ; marchez en volant au
bonheur éternel. « Pour moi entré dans ce lieu de
souffrances depuis déjà un an, et par un bienfait
très-spécial, ayant conservé ma santé, je remercie
Dieu de cette faveur. Je suis sur la route du martyre,
j’ose presque espérer ce dernier bienfait, mais je
suis trop indigne de le recevoir. Les choses traînent
en longueur, et aucune décision n’arrive; j’en suis
tout effrayé. Le corps en est plus à l’aise, mais
l’âme en devient d’autant plus malade, et clans ce
corps vivant l’âme est comme morte. Si je ne puis
obtenir cette faveur signalée, comment désormais
résister aux trois terribles ennemis? Quand le corps
est faible, l’âme devient plus forte; et si l’âme est
faible, le corps reprend le dessus. Le temps ne
revient pas deux fois; si je perds l’occasion
présente, à tout jamais je ne pourrai la retrouver ;
et plus je réfléchis à l’état des choses, plus je
crains de manquer le bon moment. Espérer sans
fondement serait folie; aussi, avant tout, j’espère en
une grâce toute gratuite . de Dieu, en second lieu, je
compte sur les prières de tous les chrétiens. Priez
donc et priez de tout coeur et de toutes vos forces ;
priez tous les jours, pour que je porte du fruit, et
ne devienne pas comme les arbres des forêts. « J’avais
une première fois reçu quelques objets, mais sans
aucune lettre, et j’ignorais par qui c’était envoyé ;
cette fois en lisant votre billet, j’ai tout compris.
Ce qui m’est arrivé par cette seconde occasion, me
sera fort utile dans les grands froids. Mille et mille
remerciments. Au milieu de la gêne générale, je me
trouve ainsi à charge à bien des personnes. Dieu
veuille que j’arrive au but que mes soupirs appellent
si ardemment! » Enfin
André Kim écrivit aux chrétiens Ni et lou, pour leur
recommander sa femme. — 292 — « Le
temps passe vite, voilà plus d’un an que nous ne nous
sommes rencontrés, et de part et d’autre notre peine
est sans doute égale. Par occasion j’ai appris de vos
nouvelles ; Dieu soit béni de ce qu’en ce terrible
hiver, vous avez pu survivre à tant de privations.
Pour moi, j’ai maintenant à supporter l’emprisonnement
pour la foi. C’est, il est vrai, une belle position,
mais malheureusement je n’ai encore que le beau nom de
martyr, et à cause de mes péchés, tout est resté à un
simple commencement. ; le dénouement ne vient pas, et
les choses traînent en longueur. Je suis comme les
arbres de la"forêt qui ne portent aucun fruit; si tout
en reste là, de quoi cela me servira-t-il ? Le temps
est un trésor ; qu’on le perde une fois, jamais il ne
peut se retrouver. Si je ne fais pas mes efforts en ce
moment-ci, quel temps atlendrais-je donc pour les
faire ? Même dans les affaires du monde, si on manque
l’occasion favorable, il est difficile de la
retrouver; à plus forte raison, dans l’affaire du
salut de l’âme. « Pour
moi, en embrassant la religion, je n’ai pas eu d’autre
but que le service de Dieu et le salut de mon âme ; la
position où je me trouve aujourd’hui n’a donc rien que
de bien naturel, et mon coeur ne s’en rebute pas trop.
Mais en apprenant la triste situation de ma femme, je
m’afflige et me désole. On assure que pendant, les
rigueurs de l’hiver, elle n’a pas un endroit où se
retirer, et quoique, dans le village où elle se
trouve, tous soient nos parents ou connaissances, à
cause de mon état présent, personne ne veut la
secourir. Chacun prétexte la crainte de se
compromettre, et elle est réduite à chercher ailleurs
un refuge. Comment la dureté et l’insensibilité
peuvent-elles être portées à ce point ? Nous autres
chrétiens, dès que nous embrassons la religion, nous
quittons notre pays pour servir Dieu et sauver notre
âme, et nous nous retirons au loin dans des lieux où
nous ne connaissons personne. Nous faisons pour notre
salut tous les sacrifices ; nous considérons tout,
adversité ou prospérité, comme l’ordre de Dieu ; mais
si loutes les peines qui nous viennent de la part des
hommes sont un ordre de Dieu, si la joie ou la
douleur, tout devient moyen de salut quand nous en
usons bien, n’est-ce pas une meilleure oeuvre encore
de soulager ceux qui sont seuls et sans appui ? « Prenez
donc soin de ma femme, qui n’a aucun lieu pour
s’abriter. Si vous la recevez dans votre maison, si
vous la regardez comme une parente et tâchez de
conserver son corps et son âme, vous travaillerez par
là à votre propre salut; aussi je vous la recommande
avec confiance. Je le fais d’autant plus librement — 293 — que
votre propre fille est prisonnière avec nous, et,
quoique j’ignore combien d’années nous devons partager
les mêmes souffrances, tant que je vivrai, je ne
cesserai de la soutenir de tout mon pouvoir ; de cette
manière, il y aura compensation. Avec la charité, que
ne ferons-nous pas ? Dieu lui-même a voulu fonder ce
monde sur la charité; si l’amour mutuel en
disparaissait, comment le monde se conserverait-il ?
L’Église ne forme qu’un seul corps, le ciel et la
terre ne forment qu’un seul ensemble, le monde luimême
ne forme qu’un seul tout. Qu’est-ce qui n’est pas
fondé sur l’union et l’amour ? Dans un corps il y a
beaucoup de membres, quel est le membre qu’on n’aime
pas, quel est celui qu’on voudrait rejeter ? On ne vit
que par l’aide qu’on se donne mutuellement ; le corps
doit aider l’âme, et l’âme le corps ; il n’y a pas
d’autre moyen de se conserver la vie. Quoique chaque
homme soit un être à part, la tête de l’église c’est
Dieu, le cou c’est la Sainte Vierge Marie, les membres
ce sont nous tous ; quand même on ne blesserait pas la
tête directement, blesser les membres c’est blesser la
tête, et de même, aimer les membres c’est aimer la
tête. D’après cela, si on aime Dieu, on aimera les
hommes, et si on aime les hommes, on aimera Dieu aussi
» André et
ses compagnons passèrent ainsi environ vingt mois en
prison, s’excitant à la ferveur et à la patience,
épurant leur vertu dans le creuset des tribulations.
Pendant ce temps, Anne Ni eut la douleur de voir périr
dans ses bras son fils Tsiong-ak-i, mais elle dut en
être bien consolée par la pensée de son heureux sort.
En effet, ce jeune enfant, non encore parvenu à l’âge
déraison, avait suivi, à la prison, sa mère le seul
soutien qui lui restait sur la terre. Il supporta avec
elle les horreurs de la faim, partagea toutes les
privations et souffrances de ces affreux cachots, et
la précéda de quelques jours au ciel. Son nom de
baptême nous est inconnu. À la fin,
de nouveaux ordres arrivèrent de la cour, et
l’exécution des confesseurs fut décidée. On ne sait
pas au juste ce qui se passa au moment de leur
martyre. Voici d’après une notice rédigée à cette
époque, ce qu’on a’pu recueillir des personnes de la
ville qui en ont été témoins. Lorsqu’ils furent
arrivés au lieu du supplice, André Kim, qui avait
toujours été considéré comme leur chef, dut passer le
premier. Le bourreau, novice dans son métier, se
sentit alors sans force et comme paralysé ; la tête du
martyr ne tomba qu’au dixième coup. Tous les
assistants furent stupéfaits du calme avec lequel
André supporta ce supplice sans nom. Témoin de cet
affreux spectacle, Joseph Ko dit au bourreau : « Fais
attention et tranche-moi la tête d’un seul coup. » Son
voeu — 294 — fut
satisfait, et d’un seul coup la tête tomba; puis, les
trois autres hommes furent décapités. Après quoi, le
mandarin s’adressant lui-même aux deux femmes, voulut
encore essayer de les ébranler et leur dit : « Ces
hommes viennent d’être mis à mort, mais vous autres
femmes, pourquoi voulez-vous mourir ? Comparée à la
leur, votre faute est légère. Allons, il est temps
encore, dites seulement un mot, et je vous fais mettre
en liberté. » Anne répondit : « Comment pouvez-vous à
ce point méconnaître les principes? D’après vous, les
hommes doivent honorer Dieu leur père suprême, et les
femmes ne devraient pas l’honorer ! De nombreuses
paroles sont inutiles. J’attends seulement que vous me
traitiez selon les lois. » Puis toutes deux, comme
d’une seule voix, s’écrièrent : « Quand Jésus et Marie
nous appellent et nous invitent à monter de suite au
ciel avec eux, comment pourrions-nous apostasier, et,
pour conserver cette vie passagère, perdre la vraie
vie et le bonheur éternel? » Aussitôt l’ordre fut
donné, et elles eurent aussi la tête tranchée. « D’où
l’on peut voir, ajoute l’auteur de la notice, que
quoique appartenant au sexe faible, elles surent
montrer une fermeté toute virile, et, par l’offrande
de leur vie, rendre un témoignage éclatant à la gloire
de Dieu. » Ainsi se consomma le long martyre de ces
illustres confesseurs. C’était le 1er de la onzième
lune de l’année pieng-tso (1816), à Tai-kou, capitale
de la province de Kieng-siang. François Kim avait
cinquante-deux ans; Anne Ni, trente-cinq ans; et Barbe
T’soi, quarante ans. On ignore l’âge des autres. Par ordre
du mandarin, les corps furent soigneusement ensevelis
dans le voisinage du lieu de l’exécution, et
recouverts d’une couche de terre assez légère ; chacun
avait son inscription. Les parents des martyrs et
autres chrétiens habitant loin de là, s’entendirent
ensemble pour les faire transporter dans un endroit à
part, et le 4 de la troisième lune de l’année
suivante, une dizaine, d’entre eux se rendirent sur
les lieux. On voulait faire la translation sur la
chute du jour, et on craignait d’être vu par les
habitants du voisinage. En ce moment, par un effet
particulier de la protection de Dieu, un nuage noir
couvrit le côté de la ville où étaient les corps. Le
ciel semblait, abaissé, et le brouillard était si
épais que, bien que les lampes donnassent une lumière
suffisante aux travailleurs, les personnes qui
demeuraient tout près de là ne pouvaient les voir. On
découvrit les corps. Celui de Barbe T’soi avait été
enlevé et dévoré par quelque animal. Les six autres
étaient entiers, nullement corrompus, et semblaient
n’être sans vie que depuis quelques instants. Le peu
d’odeur qui s’en exhala, — 295 — au
moment où les fosses s’ouvrirent, disparut aussitôt
que les corps furent sortis de terre. Les vêtements
eux-mêmes étaient bien conservés, et sans humidité.
Tous les chrétiens en furent dans l’admiration. On
transporta ces précieux restes dans un lieu plus
convenable, et ils sont enterrés dans quatre fosses
seulement. L’exécution
de ces sept martyrs dans la grande ville de Taikou, la
seconde peut-être du royaume, eut, dans les provinces
voisines, un immense retentissement, et ne contribua
pas peu à faire connaître le nom de Jésus-Christ à
beaucoup d’idolâtres. C’est ici
le lieu de remarquer plusieurs différences importantes
entre cette persécution de 1815, et la grande
persécution de 1801. La persécution de 1801 avait été
générale; on avait poursuivi les chrétiens partout où
ils existaient en plus ou moins grand nombre; celle de
1815, comme nous l’avons déjà dit, éclata avec
beaucoup plus de violence sur les chrétientés
nouvellement formées des provinces de Kang-ouen et de
Kieng-siang. Dans la première persécution, les
passions politiques, les rivalités de partis avaient
joué un rôle considérable; cette fois, il n’en est
plus question, et les néophytes ne sont emprisonnés
que comme chrétiens, mis à mort que comme chrétiens.
La première persécution avait commencé par un décret
solennel, et s’était terminée par une proclamation
royale annonçant à tous que l’oeuvre était terminée ;
cette fois il n’y eut pas besoin de nouveaux édits,
car les lois antérieures contre la religion étaient et
sont toujours en vigueur. Il n’y eut pas non plus de
terme officiel, car elle continua et continue encore,
diminuant ou augmentant d’intensité, suivant les
caprices des mandarins, les circonstances locales, et
les passions populaires. Enfin, en
1801, nous ne voyons que quelques femmes chrétiennes
saisies, et encore dans les familles les plus
éminentes et, par là même, les plus compromises aux
yeux du gouvernement. La plupart des autres femmes ne
furent ni arrêtées, ni poursuivies ; elles n’eurent à
supporter que le contre-coup de la persécution ; elles
furent ruinées par la confiscation et le pillage, mais
purent se retirer presque toutes avec leurs enfants,
dans d’autres lieux. En 1815, les satellites, livrés à
eux-mêmes, firent souvent main basse indistinctement
sur tout ce qu’ils rencontraient, et, proportion
gardée, le nombre des femmes emprisonnées et mises à
mort, semble beaucoup plus considérable. Ce fait
montre bien l’influence directe de l’enfer, car rien
n’est plus contraire à — 296 — l’esprit
et aux usages de ce pays, où les femmes ne sont
presque jamais compromises dans les procès, où même
elles peuvent se livrer impunément à beaucoup de
violences, d’injustices, et d’autres abus qui seraient
fortement punis s’ils étaient commis par des hommes.
Mais, dès qu’il s’agit des chrétiens, il n’y a plus ni
lois, ni coutumes, ni usages ; c’est une race maudite,
tout est permis contre eux, et c’est servir l’État que
de contribuer à leur complète extermination. |