Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE IV
[325] CHAPITRE IV. Persécution de 1827 : interrogatoires
de Pierre Sin et de Paul Ni. Lettres de Paul.
Cependant
de nouvelles dénonciations avaient été faites, vers le
milieu de la quatrième lune, par-devant le juge de
Tsien-tsiou, et plusieurs des personnes dénoncées
demeuraient dans d’autres provinces. Or, d’après la
loi, les tribunaux criminels ne peuvent arrêter un
individu, sans l’autorisation du mandarin civil au
district duquel il appartient; quelquefois même il
faut la permission du gouverneur de la province.
Néanmoins, ils se dispensent souvent de cette
formalité quand il s’agit des gens du peuple, et que
l’accusé se trouve pour le moment dans le cercle de
leur juridiction directe. Par suite de ces
dénonciations, des satellites furent envoyés de
Tsien-tsiou, tant à la province de Kieng-siang qu’à la
capitale, pour saisir divers chrétiens, entre autres
Pierre Sin et Paul Ni, dont nous allons raconter
l’histoire. Pierre
Sin T’ai-po, déjà bien connu de nos lecteurs, après
avoir pris beaucoup de peine pour les collectes
relatives au voyage de Péking, ne se mêlait plus des
affaires de la chrétienté, et vivait dans la retraite,
uniquement occupé du salut de son âme (1). Son nom
toutefois était très-connu, et le grand nombre de
livres qu’il avait transcrits devaient naturellement
le compromettre plus que tout autre, en temps de
persécution. Après avoir habité successivement en
diverses provinces, il s’était enfin établi à Tsatkol,
au district de Siang-tsiou, province de Kieng-siang,
où il vivait à l’écart, n’ayant que très-peu de
relations avec les chrétiens du dehors. Néanmoins,
lorsqu’il connut les progrès de la persécution de
1827, il comprit qu’il ne pouvait manquer d’être
dénoncé, et fit ses préparatifs pour mettre en sûreté
sa famille et sa personne. Le 22 de la quatrième lune,
tout était prêt, et on (1) Les
chrétiens de l’époque ont souvent raconté que Pierre
Sin étant encore catéchumène, fut tourmenté par
plusieurs démons qui lui auraient apparu, et même,
l’auraient enlevé de l’appartement où il étudiait la
religion. Ils cherchaient à le dissuader de recevoir
le baptême. Pierre leur résista, il leur déclara que
rien au monde ne pourrait l’empêcher de suivre la
religion; les démons furieux le rejetèrent à sa place
avec une telle violence, qu’il en conserva toute sa
vie une douleur dans les membres. — 326 — devait
partir avant le jour, lorsque cette nuit-là même, au
chant du coq, les satellites de Tsien-tsiou firent
irruption dans le village, entourèrent la maison de
Pierre Sin, et le déclarèrent prisonnier. Pierre,
voyant les lettres de police venues de la préfecture
de Tsien-tsiou, province différente de la sienne,
refusa d’abord de les suivre, mais il dut aller avec
eux chez le mandarin du district qui, après avoir visé
les pièces, le remit aux satellites. Ceux-ci eurent à
retourner chez Pierre, avec des prétoriens de la ville
de Siang-tsiou, pour procéder à l’arrestation selon
les formes légales. Dans la
route ils rencontrèrent une bande de leurs compagnons,
envoyés pour arrêter les chrétiens d’un autre village.
Dès qu’ils se virent de loin, ils se mirent à sauter
et à frapper des mains, puis se félicitèrent de
l’heureux succès de leur expédition, et manifestèrent
leur joie par de copieuses libations. La nuit étant
venue, force fut de s’arrêter en route dans un
village. Là, ils se firent donner par menaces et de
vive force du vin, du riz, des poules, etc., et
passèrent la nuit en fête, aux frais des pauvres
habitants. Arrivés à la maison de Pierre, les
satellites de Tsien-tsiou voulaient la livrer au
pillage, mais ceux de l’endroit les en empêchèrent, et
prirent note de tous les objets qui s’y trouvaient,
pour le cas où l’on réclamerait quelque chose. Après
quoi on se mit en route, et, le quatrième jour, on fit
halte sur le territoire de Tsien-tsiou, non loin de la
ville. Pendant qu’on se préparait à passer la nuit,
arriva dans le même lieu une troupe de chrétiens
montés sur des boeufs ou des chevaux et escortés par
des satellites. C’étaient de pauvres prisonniers qui,
mis à la question, avaient reconnu posséder des livres
de religion. Comme ils ne pouvaient marcher, par suite
des tortures, on les envoyait de la sorte chercher
leurs livres, pour les apporter au tribunal. Pierre
passa la nuit avec eux, et pendant, que tous les gens
du prétoire étaient à boire, jouer, crier, chanter et
se disputer dans la cour, il s’informa de l’état des
choses, et apprit que parmi les livres dénoncés,
beaucoup étaient écrits de sa propre main. Il devenait
donc inutile pour lui de chercher à dissimuler plus
longtemps le fait. Le lendemain on se sépara, et
bientôt après, arrivé à la ville, Pierre fut conduit
au juge criminel. C’est
lui-même qui nous fait connaître tous ces détails,
dans les mémoires qu’il écrivit plus tard dans sa
prison, sur la demande d’un missionnaire, M. Chastan.
Laissons-le maintenant raconter son procès. « Le juge
me demanda d’abord : «Es-tu noble ? — Je répondis : — 327 — Une
fois ici, la différence entre noble et roturier ne
sert plus guère de rien. — On dit que dans trois
provinces tu répands une doctrine perverse, et en
infatues le peuple : est-ce vrai ? — Je ne suis pas de
doctrine perverse, mais seulement la religion du
Maître du ciel. — Il ne veut pas dire une doctrine
perverse ! Il dit la religion du Maître du ciel ! Eh
bien ! en suivant la doctrine perverse du Maître du
ciel, savais-tu qu’elle est sévèrement prohibée ? —
Comment l’ignorerais-je ? Ce que j’ai fait, je l’ai
fait sciemment. — Ayant contrevenu sciemment aux
ordres du roi, n’es-tu pas digne de mort? — Je savais
bien que l’on me ferait mourir. — Maintenant que le
roi commande de vous mettre tous à mort, ne te
raviseras-tu pas? — Celui qui, après avoir servi son
Roi dans la prospérité, lui désobéirait dans
l’adversité, serait un lâche ; celui qui professe la
vérité seulement quand tout lui sourit, et qui
l’abandonne dans les jours difficiles est plus lâche
encore. Que le mandarin agisse selon la loi, moi
j’agirai selon mes convictions. — Ce coquin-là a la
parole mauvaise, reprit le juge. C’est sans doute un
des chefs de la secte. Eh bien, puisque tu désires
être traité selon la loi, tu seras satisfait. » Puis
il ordonna de me mettre à la question la plus sévère.
On me lia donc les bras croisés derrière le dos, puis
on fit passer entre eux et le dos un bâton qu’un valet
devait faire manoeuvrer. De plus, avec une corde en
crin, on me lia ensemble les deux jambes aux genoux et
au-dessus des chevilles, et on inséra entre les jambes
deux gros bâtons sur chacun desquels un homme devait
peser de chaque côté. Lors donc qu’attirant d’une part
le bâton fixé contre le dos, de l’autre on appuya avec
effort sur ceux croisés entre les jambes, il me sembla
que mon corps était suspendu en l’air, que ma poitrine
allait éclater et tous mes os être brisés. Je perdis
connaissance, et le mandarin voyant que je ne pouvais
répondre aux questions que l’on m’adressait, ordonna
de lâcher un peu les courroies. Peu à peu je repris
l’usage de mes sens ; les rayons du soleil me
paraissaient des torches brûlantes, mes bras et mes
jambes me semblaient ne plus exister, mon corps était
tout en feu. « Deux
valets me perçaient les côtés avec des bâtons aigus
pour me faire parler. A grand’peine je pus répondre
que j’avais été instruit par un vieux chrétien
martyrisé depuis longtemps, et que je n’avais aucun
disciple. « Vilain fourbe, s’écria le juge, attends-tu
donc de nouveaux supplices pour déclarer la vérité?—
Si c’est oui, je dis oui ; si c’est non, je dis non.
Je suis déjà à moitié mort, et si on continue tant
soit peu, je vais mourir tout à — 328 — fait.
Au moment de mourir, comment pourrais-je tromper?—Non,
non, tu n’en mourras pas, mais tu auras beaucoup plus
à souffrir ; vois un peu. » On me leva donc les
jambes, et on appuya fortement sur les deux bâtons.
Mon corps n’avait plus de vie, toute salive était
épuisée, la langue s’allongeait hors de la bouche, les
yeux sortaient de leurs orbites et la sueur couvrait
tout mon corps. « Déclare tout, » hurlaient les
satellites. Mais je ne répondis pas ; je priais Dieu
de m’accorder promptement la mort. C’était le dernier
jour de la quatrième lune. La nuit étant venue, le
juge dit : « Il se fait tard. Comme c’est le premier
jour, tu n’as eu qu’un échantillon, demain tu auras de
vrais supplices à supporter. Tâche donc de réfléchir
cette nuit, et d’aviser à conserver ta vie. » On me
délia, et deux valets, me passant un bâton entre les
jambes, m’emportèrent dans la prison, où bientôt on me
servit à souper. Mais je ne pouvais ni m’asseoir, ni
faire usage de mes bras : bien plus, l’odeur du riz me
donnait des nausées, et comme je ne pouvais rien
prendre, on approcha de mes lèvres un bol de vin
trouble que je bus par petites gorgées; alors
seulement la raison sembla me revenir. « La nuit
était déjà avancée, quand le chef des satellites qui
m’avait amené à Tsien-tsiou, vint me dire : « Vous
êtes digne de pitié. Le mandarin est convaincu que Ni
Ie-tsin-i est chez vous, ou bien, s’il n’y est plus,
que vous savez où il est. Demain vous aurez pour cette
affaire de terribles supplices à endurer. Il vaudrait
mieux, ce me semble, l’avouer franchement et vous
sauver la vie. » Je répondis : « J’ignore quel est cet
homme. En le voyant, je pourrais peut-être dire s’il
m’est connu ou non; il n’est ni mon père ni mon frère,
quelle raison aurais-je de le cacher au prix de ma
vie? Mais toi qui as vu ma maison, tu peux savoir ce
qu’il en est. Y était-il caché? Et d’ailleurs, comment
pourrais-je savoir où il s’est enfui maintenant? Il me
semble que dans cetle affaire, tout dépend de tes
paroles. » Il répondit : « A cause de ce Ni, le
mandarin et les prétoriens m’accusent d’incapacité,
pour ne l’avoir pas encore pris. Je n’ai plus rien à
dire : mais à coup sûr, vous en savez quelque chose.
Agissez en conséquence. On me reproche aussi de
n’avoir saisi chez vous aucun livre. J’ai dit qu’après
avoir tout examiné, je n’en avais pas trouvé. On vous
interrogera aussi là-dessus : répondez net que vous
n’en aviez pas. » Après quoi il suspendit la cangue
dont j’étais chargé, afin qu’elle me fît moins
souffrir : il appela le gardien pour lui recommander
de me rendre les services de propreté que demandait ma
position, ajoutant qu’il lui en tiendrait compte, puis — 329 — enfin
me fit prendre du vin. Cette conduite me consola
beaucoup, et je fus vivement touché de ces marques de
compassion. « Bientôt
la porte de la préfecture s’ouvrit et des valets
arrivèrent pour m’y transporter. Le juge dit d’une
voix forte : « Pense à ce que je t’ai dit hier et fais
franchement les aveux demandés. — Hier, répondis-je,
j’avais perdu connaissance, je ne me rappelle pas vos
ordres. Pour ce qui est de faire des aveux, si j’en
avais à faire, je n’aurais pas attendu jusqu’à
présent. — Ni Ie-tsin-i était certainement chez toi,
et tu connais ses affaires ; si tu ne l’avoues pas,
malheur à toi ! — J’ignore quel est ce Ni, mais
supposé même que je l’eusse caché alors, comment
pourrais-je savoir où il est allé maintenant? Je ne
puis rien vous en dire. Il n’est ni mon père, ni mon
frère; serait-il juste que je me fasse tuer pour lui ?
Si vous voulez me mettre à mort, que ce soit pour mes
propres fautes. — Il paraît que tu as trouvé le
supplice d’hier léger, et tu veux en goûter de plus
violents. Eh bien ! soit ! » En même temps il excita
les bourreaux en disant : « Ce coupable, quoique
vieux, est le plus obstiné de tous. Ne l’épargnez pas.
» Et il me fit infliger de nouveau l’écartement des os
des jambes. On serra les courroies et déjà j’étais
presque évanoui, quand à force de presser, un bâton se
brisa. Au bruit, je crus ma jambe cassée et je
regardai tout effrayé. J’entendais des paroles et ne
pouvais répondre. On m’apporta du vin et on l’approcha
de mes lèvres ; mais je ne pus l’avaler. Après
quelques moments de repos, on me le présenta de
nouveau et, peu à peu, je pus boire cette potion. Le
juge dit à voix modérée : « Tu veux absolument mourir
pour l’affaire d’autrui. Je ne comprends pas tes
principes. » Puis il fit préparer son escorte, monta à
cheval et se rendit près du mandarin supérieur. « Comme
il ne m’avait pas fait délier, je restai assis et
exposé à l’ardeur du soleil. Toutefois, je ne sentais
pas la chaleur, l’air me semblait froid. Après un
assez long espace de temps, le juge revint et me dit
d’un ton irrité: « Puisque tu ne veux pas faire
d’aveux, il faut que tu meures ou que je perde ma
place. Il n’y a pas de milieu. Ainsi donc, recommencez
les tortures. » On obéit; les souffrances n’étaient ni
plus ni moins fortes; seulement on variait les
tourments, mais pour moi, c’était tout un. Le soir
venu, je fus délié et remporté à la prison. Je ne pus
manger le riz : on me donna une tasse de vin, et la
nuit se passa ainsi. Le matin, j’entendis de nouveau
les cris pour l’ouverture des portes de la préfecture.
Ces cris me faisaient mal, et je croyais toujours
entendre l’appel des accusés. Par le fait, les valets
ne tardèrent pas — 330 — à
venir me chercher. Ils poussaient des clameurs
injurieuses et, sans aucune précaution ni ménagement,
me mirent à cheval sur un bâton, m’enlevèrent et
vinrent me déposer vis-à-vis du juge qui me dit : « Tu
peux voir qu’il y a ici beaucoup de livres écrits par
toi. Tu passes pour être le chef de trois provinces,
et avoir fourni nombre de livres aux autres chrétiens.
Avoue tout franchement, et ne t’obstine pas à mourir
dans les tortures. » Je n’avais pas la force de
parler. On me fit prendre un peu de vin, et à
grand’peine je pus articuler quelques mots. Dans cet
interrogatoire, d’après ce que m’avaient dit les
chrétiens que j’avais rencontrés en route, j’avouai
avoir copié quelques volumes pour eux, ajoutant que
chez moi il n’y en avait pas, comme pouvaient le
certifier les satellites qui avaient fouillé ma
maison. « Quand je copiai ces livres, ajoutai-je, ce
fut chez ces chrétiens et sur de vieux exemplaires
qu’ils avaient. — Tu ne dis pas vrai, et tu ne dis pas
tout ; nous verrons la fin. » Bientôt après je fus
remporté, sans avoir eu à subir d’autre supplice. « Cette
nuit-là on me déposa chez les prétoriens. Ils se
réunirent en assez grand nombre autour de moi et me
dirent : « Vous prétendez être noble et toutefois vous
ne parlez pas franchement devant le mandarin. Ni
Ie-tsin-i (1) n’ayant pas été saisi, cette affaire ne
peut se terminer. Il est certain qu’il était dans
votre village, et s’il en est sorti, c’est vous qui
avez dirigé sa fuite. Dire que vous ne le connaissez
pas et tromper aussi sur les livres, c’est vous
exposer à des tortures plus cruelles encore. Comment y
tiendrez-vous ? Demain on doit encore recommencer la
question. Avouez-nous tout ici, et nous en avertirons
le juge. » Je répondis : « Désirer la vie et craindre
la mort est un sentiment commun à tous; et qui donc
voudrait de gaîté de coeur s’attirer des souffrances?
Mais vous, vous ne procédez que par supplices, sans
faire attention au fond des choses. Est-ce là de la
justice? — Pourquoi vouloir prendre nos paroles en
mauvaise part? nous n’agissons que pour vous épargner
des souffrances. Dénoncez seulement ce Ni, et on ne
parlera plus d’autre chose. Nous nous en chargeons.
Pourquoi vous entêter ainsi?—- J’ai dit tout ce que
j’avais à dire, et n’ai rien de plus à avouer. Si je
meurs, tout sera fini par là. Si on me laisse la vie,
c’est un ordre de Dieu; mais je n’ai guère le désir de
vivre. Reconduisez-moi vite là où j’étais. » Tout ceci
avait été suggéré par le mandarin lui-même. (1) Il
paraît que Ni Ic-lsin-i avait non-seulement été
dénoncé comme chrétien, mais que ses voyages à Péking
avaient aussi été révélés. Autrement, l’acharnement
avec lequel on le poursuivait serait tout à fait
inexplicable. — 331 — « On me ramena à la préfecture
lorsque déjà les portes s’ouvraient, et je fus bientôt
traduit devant le juge qui dit à haute voix et en
colère : « Je voudrais en finir avec cette affaire,
mais tu fais des déclarations si confuses que je ne
puis voir les choses. » Puis, en quelques mots, il
conclut que le fait d’avoir écrit tous ces livres
était à ma charge. Quel remède pouvais-je apporter à
cela? Ce n’est pas tout. De nombreuses images et
objets religieux, dont plusieurs venaient de pays
étrangers, avaient aussi été pris chez des chrétiens,
qui, pour se tirer d’embarras, avaient jeté la faute
sur moi. Le juge dit : « Tu n’as plus aucun moyen de
te justifier. Explique donc d’où viennent ces images
et autres objets. — J’ai déclaré la vérité pour les
livres. Pour le reste, veuillez bien interroger ceux à
qui ces objets appartiennent. — Tous n’accusent que
toi. » Ne sachant quel parti prendre, je restai muet.
Le juge demanda de nouveau aux chrétiens prisonniers,
si tous ces objets venaient de moi, et ils répondirent
affirmativement. Je dis alors: « On m’a raconté
autrefois qu’après l’année sin-iou (1801) quelqu’un
ayant acheté la maison d’une personne exécutée à cette
époque, trouva, en la démolissant, de ces objets dans
les murailles. Ils auront été partagés et répandus de
côté et d’autre. C’est sans doute de là qu’ils sont
venus. » Le juge courroucé s’écria : « En allant de ce
pas, nous n’arriverons à rien. Il faut d’abord
torturer ces chrétiens. » « On se
mit à leur scier les membres avec des cordes, et tous
alors de rejeter la faute sur moi, avec plus
d’insistance que jamais. Comme je me disposais à
parler, le juge me soumit à la même torture, en
criant; « Serrez, serrez, il faut en finir. » Les
bourreaux ainsi excités n’eurent garde de m’épargner,
et cependant, par une grâce particulière de Dieu, je
souffris moins qu’auparavant. « Ne feras-tu pas enfin
des aveux complets? me cria le juge. — J’ai tout dit.
— Qui a d’abord reçu ces différents objets, et par
quelles mains ont-ils ensuite passé? — Les personnes
qui vivaient en 1801 sont presque toutes mortes, et
s’il en reste quelques-unes, elles ne sont pas
chrétiennes. — Qui les a d’abord reçus? A qui les
a-t-il remis? — Je l’ignore. Ces objets, comme tous
les autres, auront changé de maître soit par la mort,
soit par dons ou achats. Qui pourrait jamais savoir
par quelles mains tout a passé?— Dis ce que tu sais. »
J’indiquai alors quatre ou cinq noms parmi les
chrétiens déjà morts, et j’ajoutai: « Quant au reste,
il m’est impossible de rien savoir. — Parmi un si
grand nombre, tu n’en connais que quatre ou cinq;
c’est une dérision.» On serra de nouveau mes liens, si
fort que je crus mourir. Le — 332 — juge
donna une liste de noms à un prétorien, et j’avais
ordre, à mesure qu’il les prononçait, de déclarer si
je connaissais ou non les individus désignés. Ne
pouvant plus parler, je répondais par un signe de
tête, et je fis une réponse négative pour tous, connus
ou inconnus. Le juge ajouta : «Ne connais-tu pas non
plus Ia-So? » Je fis encore ce même signe négatif. Le
soir était venu, on me délia, mais les cordes étant
enfoncées dans les chairs, on ne pouvait les ôter, et
je perdis connaissance pendant l’opération. On me
remporta en prison, et, comme je ne pouvais rien
manger, on me coucha, la tête appuyée sur ma cangue. « Les
cris affreux du tribunal me restaient toujours dans
l’oreille, la souffrance m’empêchait de dormir, et
revenu à moi, je pensai par hasard à ces paroles du
juge: « Ne connais-tu pas non plus Ia-So? » Alors
seulement je réfléchis que les caractères chinois du
saint nom de Jésus se prononçaient Ia-So en coréen
(1). Je me pris à trembler, à m’affliger, à déplorer
ce qui était arrivé. J’en avais le coeur serré et
pouvais à peine respirer. On vint encore me presser de
prendre quelque nourriture, mais abattu, désespéré par
la pensée que mon étourderie rendait désormais pour
moi la mort infructueuse, je repoussai violemment ceux
qui me présentaient le riz, et me décidai seulement,
sur des sollicitations réitérées, à avaler quelques
gorgées de vin. Puis j’essayai de me consoler. Je me
disais :« Quoiquele juge ait voulu désigner Jésus, je
n’ai entendu que Ia-So. Dieu me le pardonnera-t-il? »
Et je résolus de me rétracter clairement le lendemain
; mais ayant été conduit dès lors devant le mandarin
civil, je ne pus faire cette rétractation, et le
regret m’en reste imprégné jusque dans la moelle des
os. « Le
lendemain, 5 de la cinquième lune, je fus traduit
devant le mandarin civil. A la séance se trouvaient
les mandarins de Mou-tsiou, de Ko-san et d’Ik-san. Ce
dernier, accompagné d’un prétorien, vint se placer
près de la balustrade et me dit : « Si vous voulez
seulement régler votre conduite d’après les principes
d’une saine morale, les livres de Confucius, de
Meng-tse et des autres saints sont bien suffisants.
Maintenant, coutre la défense du roi, vous suivez une
doctrine étrangère, et vous avez été saisi; n’est-ce
pas un crime digne de mort? » Je vis de suite que je (1)
caractères chinois se prononcent Ie-sou en Chine, et
les chrétiens de Corée ont, par tradition, conservé
cette prononciation; mais les païens, ne voyant que
les caractères, lisent la-so, selon les règles de !a
prononciation coréenne. On conçoit qu’un pauvre
patient n’ait pas fait cette réflexion, dans de telles
circonstances. — 333 — n’étais
plus au tribunal criminel. Le mandarin de mon district
paraissait irrité, mais tous les autres avaient un air
affable. Ils me regardaient avec compassion, et
semblaient regretter les affreux supplices auxquels
j’avais été soumis. Leurs valets eux-mêmes ne
poussaient pas de vociférations, et parlaient à voix
modérée. Ce ne semblait plus un tribunal, mais une
maison particulière. Je répondis avec d’autant plus de
respect : « On défend notre religion, pour cela seul
qu’elle vient d’un autre royaume. Mais partout je vois
chez vous des objets venus de contrées étrangères:
livres, habillements, meubles, etc..— Ce sont des
objets dont on se sert dans tous les pays, il n’y a
donc nulle raison pour les prohiber. Mais, en fait de
doctrine, Confucius et Meng-tse ne sont-ils pas
suffisants?—Pour les maladies du corps, quand avec les
médecines de notre pays on n’obtient pas d’effet, on a
recours aux médecines de Chine, qui souvent opèrent la
guérison. Chaque homme a les sept vices qui sont
autant de maladies de l’âme. Or, sans notre religion,
on ne peut les guérir. Ce n’est pas que j’ignore la
doctrine de Confucius et de Meng-tse, mais, vous le
savez comme moi, dans les temples de ces sages ou
d’autres semblables, on se bat pour une écuelle de riz
ou un morceau de viande, en proférant même des injures
grossières; non-seulement on s’inquiète fort peu de la
doctrine et des actions de ces sages, mais souvent on
les insulte, et leurs temples, au lieu d’être des
écoles de vertu, deviennent des écoles de désordre. Il
n’y a que peu de personnes qui sachent se contenir, au
moins à l’extérieur, et garder un peu les convenances,
et encore dans le fond du coeur, elles n’en restent
pas moins mauvaises. Notre doctrine, au contraire,
règle tout d’abord l’intérieur, redresse les sept
passions, dirige par le moyen du Décalogue l’extérieur
aussi bien que l’intérieur. Elle est, de fait, le
perfectionnement des doctrines de Confucius et autres.
— Si lu dis vrai, elle ne serait pas perverse, mais
puisque le roi la prohibe, diras-tu que le roi a tort
(1)? — De même qu’il n’y a qu’un soleil au ciel, vous
voulez qu’il n’y ait qu’une seule doctrine dans le
royaume; c’est bien. Maintenant qu’à côté de la
doctrine des lettrés se présente celle du Maître du
ciel, le roi n’a peut-être pas tort de la prohiber
momentanément jusqu’à ce qu’on ait fait la distinction
du vrai et du faux; mais, d’autre part, celui qui suit
notre religion laquelle par (1) Nous
avons déjà fait remarquer que, dans ce pays, par
respect pour le roi, on ne peut jamais dire qu’il a
tort. C’est pour cela que les chrétiens, devant les
tribunaux, éludent toujours cette question ou d’autres
analogues. — 334 — le
fait est la seule vraie, ne peut pas non plus avoir
tort. — Que dis-tu là? Une chose fausse est fausse,
une chose vraie est vraie. Or, d’après tes paroles, le
vrai et le faux se rencontreraient en même temps pour
le même objet. — En tout la raison est le grand
maître. Or, quand par la raison on commence à vouloir
faire la distinction du vrai et du faux, il y a un
moment où rien n’est encore décidé. Dans les
discussions, les uns découvrent la vraie raison avant
les autres, et en fait de doctrine, un sujet peut bien
apercevoir la vérité avant que le gouvernement n’ait
réussi à la connaître. C’est précisément ce qui a lieu
aujourd’hui dans ce royaume. — D’après cela, tous ceux
qui parmi vous ont été exécutés selon la loi, avaient
donc raison?— La doctrine étant vraie, ils ont eu
raison ; si elle était fausse, ils auraient eu tort. »
« Le mandarin du district se leva alors furieux en
disant: « De telles paroles sont inutiles; » et il se
fit apporter le livre des actes civils. Après quoi il
proféra, au sujet de la sentence, quelques paroles que
je n’entendis pas. Le mandarin de Moutsiou en prit
lecture, et dit tout surpris: « Vous décideriez-vous
donc pour l’exécution ? — Oui, répondit-il. — Mais
reprit l’autre d’un air affligé, dans cette affaire,
il n’y a pas de raison pour en venir toujours à
l’exécution capitale. » Après quoi le mandarin
d’Ik-san m’adressa la parole : « Répète tout ce que tu
as dit devant le juge criminel, et explique aussi en
détail ce que tu avais commencé sur les sept passions.
» Je répétai donc ce que j’avais dit au tribunal
criminel, et je développai comment chacune des sept
passions se guérit par une des sept vertus opposées.
Un prétorien prenait note de tout. « A voir les
supplices que tu as endurés, me dit ensuite le
mandarin, à voir l’état où tu es réduit, je crois
vraiment qu’on l’a fait trop souffrir. Il te serait
difficile maintenant de prendre toi-même lecture du
résumé de ta cause, un prétorien va te le faire
entendre. » Puis il donna le papier au prétorien qui
le lut. C’était à peu près le fond des choses, mais
sans détails aucuns. On avait adouci les expressions,
et on semblait pencher à me laisser la vie. Je dis : «
Il paraît que vous êtes touchés de compassion, votre
jugement sera un triomphe sur la loi elle-même. » Le
mandarin du district s’écria alors d’un ton de colère
: « Nous aurions bien fait de le condamner à mort. Ils
sont tous entêtés à ce point. — D’après ses paroles
vous n’auriez pas tort, » lui dit le mandarin d’Ik-san
; puis, se tournant vers moi: « Tu as violé les
prohibitions du roi, et moi je suis délégué pour le
juger. Peut-être serais-tu excusé ailleurs, mais
autres pays, autres lois; ici, en Corée, à ta faute il
n’y a — 335 — pas
de remède. » On appela ensuite le gardien pour me
remettre entre ses mains, et je fus conduit dans une
maison particulière. Après quelques jours, je pus me
lever, sans toutefois être capable de marcher. Mon
estomac refusait tout aliment, et je ne prenais guère
qu’un peu de vin. «
Quelques jours plus tard, on me porta devant le
gouverneur. Tous les chrétiens prisonniers étaient
réunis. J’attendais devant la porte, assis et appuyé
sur ma cangue. Les valets et les prétoriens se
moquaient de moi ; les uns frappaient la cangue avec
les pieds; les plus méchants montaient dessus pour la
faire peser davantage; tous n’avaient pour moi que des
injures. Je comparus le premier. Le gouverneur me dit
: « Es-tu noble?— Je répondis : Qu’importe! quelle est
ici la différence de noble à roturier? — Si vous
autres chrétiens voulez suivre cette religion,
pourquoi ne le faites-vous qu’en cachette?» Puis il
m’ordonna de déclarer nommément le propriétaire de
chaque livre, image et autre objet religieux. « Dans
l’interrogatoire, repris-je, tous les prisonniers
ayant jeté la faute sur moi, on m’a pressé de faire
des aveux, et si je disais ne pas savoir, on
redoublait les tortures, exigeant absolument que je
prisse la responsabilité de tout. N’y pouvant plus
tenir, j’ai accepté cette responsabilité. Maintenant,
vous voulez que je dise à qui appartient chaque objet.
Comment pourrais-je le savoir? — As-tu des tablettes?
— Je n’en ai pas. — Et pourquoi n’en as-tu pas? —
Resté seul d’une famille ruinée, sans maison et
toujours errant de côté et d’autre, n’ayant pas même
où les placer, je n’en ai pas. — Ne fais-tu pas les
sacrifices aux ancêtres? — Aux jours anniversaires, je
prépare seulement de la nourriture selon mes moyens,
et je la partage avec les voisins. -— Manges-tu alors
sans faire même les génuflexions? — Je ne fais pas les
génuflexions. » Puis, sans autres questions, on me
remit au geôlier. « Le
lendemain on me porta devant le mandarin du district ;
tous les prisonniers chrétiens y étaient. Nous
comparaissions cinq par cinq, et on nous donnait la
bastonnade sur les jambes. Mais quoique l’on frappât
vigoureusement, ce n’était rien auprès du supplice de
la courbure des os. Ensuite, on déliait les accusés,
on leur passait la cangue, et on leur mettait les fers
aux pieds et aux Mains. A moi seulement on ne mit pas
les fers aux pieds, parce qu’ils étaient trop enflés.
Quand on nous reconduisit à la prison, le mandarin,
voyant mon état, dit au prétorien de me faire ôter la
grande cangue et de la remplacer par une plus légère,
et pour la première fois elle me fut enlevée. Mes
jambes étaient — 336 — tellement
déchirées qu’on voyait les os, et je ne pouvais ni
m’asseoir ni manger le riz. Chaque jour, je ne prenais
que deux ou trois bols de vin. La gangrène s’était
mise dans mes plaies, et il s’en exhalait une odeur
insupportable. De plus, la chambre était pleine de
vers et de vermine, de sorte que personne n’osait
m’approcher. Heureusement, quelques chrétiens en bonne
santé me soutenaient pour que je pusse un peu remuer,
et voulaient bien nettoyer mon cachot de temps en
temps. Comment les remercier assez de cet acte de
charité? » Telle
était la situation de Pierre Sin dans la prison où il
devait attendre si longtemps la couronne du martyre.
Nous avons rapporté tout au long les intéressantes
particularités de son procès, car rien ne peut donner
une plus juste idée des procédés barbares dont on use
envers les chrétiens, et des préjugés nourris contre
eux par les idolâtres. Pour la même raison, malgré
quelques redites inévitables, nous allons reproduire
l’interrogatoire de Paul Ni. Ces détails nous montrent
comment Dieu, qui sait tirer le bien du mal, profitait
de la persécution elle-même pour faire prêcher
l’Évangile devant les tribunaux, pour faire connaître
la doctrine chrétienne aux principaux magistrats du
royaume, et par eux à une foule d’autres personnes.
Cette prédication au milieu des supplices a été la
cause première de la conversion d’un grand nombre;
elle justifiera la condamnation sévère de’ceux qui,
ayant des oreilles, n’ont pas voulu entendre, et, par
des motifs humains, ont obstinément fermé les yeux à
la lumière. Paul Ni
Tsiong-hoi, appelé légalement Kieng-pien-i, était le
dernier des frères de Charles Ni et de Luthgarde Ni,
martyrisés en 1801. Comme eux, il reçut dès l’enfance
une éducation vraiment chrétienne. D’une constitution
frêle et délicate, d’un caractère à la fois doux et
ferme, il brillait par les plus belles qualités du
coeur et de l’esprit. Sa famille, issue du roi
fondateur de la dynastie actuelle, avait occupé,
jusqu’à la persécution, les plus grandes dignités du
royaume. Mais son frère et sa soeur ayant été
décapités en 1801, pour cause de religion, tous les
siens furent proscrits, et sa maison entièrement
ruinée. Paul n’avait alors que neuf ou dix ans. Resté
avec sa mère veuve et sa belle-soeur veuve aussi, il
vécut à la capitale dans une grande pauvreté.
Lorsqu’il fut en âge, on le maria à une personne de la
classe moyenne, et par une permission de Dieu, sa
femme se trouva être d’un caractère intraitable, en
sorte qu’il eut avec elle, pendant tout le cours de sa
vie, des peines sans nombre, qu’il supporta avec une
patience exemplaire. En 1815, sa mère — 337 — et
sa belle-soeur se retirèrent en province chez son
frère aîné, à Ien-p’ong ; et Paul resta seul à la
capitale avec sa femme. Bien qu’il souffrît beaucoup
d’une maladie intérieure dont les accès étaient
fréquents et pénibles, il ne laissait échapper aucune
plainte, conservait toujours un visage gai et affable,
et s’appliquait continuellement à la lecture des
livres de religion. Il aimait à se répandre parmi les
chrétiens, dont il pouvait à juste titre être appelé
le guide et le père; il exhortait les tièdes à la
ferveur, travaillait par ses discours à instruire et
exciter tous les autres, et n’omettait pas non plus de
donner ses soins à la conversion des païens. Le jour
ne suffisant pas à ses oeuvres de zèle, il y
consacrait une partie des nuits, et malgré l’état de
gêne où il vivait, il s’efforçait encore de soulager
ceux qui étaient plus pauvres que lui. Toujours
vigilant sur lui-même, il demandait aux autres s’il
n’était pas pour eux une occasion de péché. « S’il en
était ainsi, veuillez bien m’avertir, » disait-il
souvent, et ces sentiments étaient si sincères chez
lui, que nous trouvons dans une de ses lettres à un
ami, datée de sa prison, ces paroles bien remarquables
: « Notre affection mutuelle était, loin d’être une
amitié ordinaire; sans vous, jamais personne ne
m’aurait parlé de mes défauts. Maintenant que j’y
réfléchis, vraiment je vois quel trésor c’était pour
moi. » S’appliquait-il à la prière ou à la méditation,
son attention était tellement fixée en Dieu qu’il
ignorait s’il y avait ou non quelqu’un près de lui.
Plein de défiance de lui-même, en parlant aux
personnes du sexe, il ne les fixait jamais, aussi ne
connaissait-il point leur visage. De si beaux exemples
ne pouvaient manquer de faire impression sur tous ceux
qui avaient le bonheur de le connaître, et il avait
sur eux un tel ascendant, que bien peu de chrétiens
tièdes restaient sourds à ses touchantes
sollicitations. Pour soutenir son existence, il
s’occupait à copier des livres de religion et des
images, qu’il vendait ensuite aux chrétiens, et même,
dans ses travaux manuels, il savait trouver un aliment
à sa ferveur. Il fut un de ceux qui contribuèrent le
plus à recueillir des ressources pour les messagers
que l’on envoya plusieurs fois à Péking; et l’évêque
de cette ville ayant ordonné de choisir quelques
catéchistes des deux sexes, il travailla avec beaucoup
d’ardeur à les former, les réunissant chez lui le
premier dimanche de chaque mois, leur donnant des
sujets de méditation, et les excitant à la vraie
piété. Le fait
suivant montre combien la vertu de Paul était solide. — 338 — Dans ce
pays où les secondes noces sont en déshonneur, surtout
parmi les personnes de haut rang, beaucoup de jeunes
veuves ne pouvant supporter leur isolement, cherchent
à se faire accepter comme concubines par des nobles.
Or un jour, une vieille femme vint à Paul et lui
présenta un rouleau qui ressemblait à une composition
littéraire. Il l’ouvrit: c’était une lettre d’une
jeune veuve riche qui lui découvrait ses désirs et
l’engageait à y répondre. La tentation devait être
violente pour lui si pauvre, et que sa femme avait
rendu si malheureux ; néanmoins, sans hésiter une
seule minute, il chassa brusquement l’entremetteuse.
Celle-ci, sans se décourager, se présenta une seconde
fois, et il la chassa de nouveau, avec une verte
réprimande. Elle revint une troisième fois, et Paul
dont les sentiments n’avaient pas changé, pensant
qu’il pourrait peut-être prêcher et convertir la jeune
veuve, fit semblant de donner son consentement, et
suivit la vieille servante. Il arriva d’abord chez
elle, et apprit bientôt qu’elle était la nourrice de
la veuve. La nuit venue, elle le fit entrer dans une
belle et grande maison où tout respirait l’aisance et
le bien-être, le conduisit tout au fond, dans une des
pièces de l’appartement des femmes, l’y fit asseoir,
puis se retira. Bientôt une jeune personne vêtue de
blanc, couleur de deuil que les veuves doivent
toujours porter, se présenta tenant en main une
lanterne, ouvrit la porte et s’assit non loin de lui.
Le coeur de Paul était calme. Il lui parla uniquement
des vérités de notre sainte Religion, de Dieu, des
Anges, de l’âme et du péché, des joies du ciel et des
peines de l’enfer. Dans une seconde visite, il
l’instruisit des mystères de l’Incarnation et de la
Rédemption. Dans l’intervalle,la jeune veuve lui
envoya plusieurs fois, par sa nourrice, des objets de
grand prix ; mais Paul refusa de les recevoir, et
commanda à celle-ci de les déposer chez elle. Dieu,
qui voyait la pureté de son coeur, le récompensa en
lui accordant la conversion qu’il demandait. La jeune
veuve s’appliquait à apprendre les principales
prières, quand tout à coup elle tomba dangereusement
malade. Elle fil aussitôt avertir Paul qui, saisissant
un moment favorable, se rendit chez elle, compléta son
instruction, et lui conféra le baptême. Trois jours
après elle mourut. Paul dit alors à la vieille
nourrice de reporter à la maison de la défunte les
objets précieux déposés chez elle, mais comme elle le
trouvait inconvenant, il les reçut lui-même, les
vendit, puis, sous prétexte de restituer une somme
empruntée autrefois, en fit remettre intégralement le
prix aux héritiers de cette veuve, sauvant ainsi à la
fois et sa pureté héroïque et son admirable
désintéressement. — 339 — Paul
entretenait toujours dans son coeur le désir du
martyre et aimait à prendre pour sujet de méditation
l’agonie de Notre-Seigneur au jardin des Olives. Il
engageait les autres à en faire autant, afin d’être
toujours prêts à souffrir la mort pour Dieu. « Il faut
que notre sang soit versé, disait-il, pour que la
religion se répande dans tout notre pays. » Quand la
persécution s’éleva dans la province de Tsien-la en
1827, il fut dénoncé, dans un interrogatoire, au
tribunal de Tsien-tsiou, pour les livres et images
qu’il avait répandus de toutes parts. Les satellites
de cette ville furent donc envoyés à la capitale pour
se saisir de sa personne. Devant les juges, Paul
suivit fidèlement les glorieuses traces de son frère
et de sa soeur; comme eux, il confessa courageusement
sa foi, et laissa aux chrétiens de la Corée, et du
monde entier, des exemples dignes de toute notre
admiration. Voici comment il raconte lui-même les
péripéties de son procès, dans une lettre écrite de sa
prison, et dont l’exactitude est garantie par tous les
témoins oculaires encore vivants. « Souvent je m’étais
dit : « Par le martyre du moins, pourrai-je bien
espérer de satisfaire pour tous mes péchés? » Au
moment, où je ne m’y attendais pas, le 21 de la
quatrième lune, au commencement de la nuit, Kim
Seng-tsip-i et une dizaine de satellites, tant de la
province que de la capitale, se présentèrent à moi, me
saisirent et me déposèrent à une des préfectures de
police. Ils me demandèrent s’il était vrai que j’eusse
dessiné des tableaux religieux ; à cette question, je
compris que tout était découvert. « Cela est vrai, »
leur dis-je. Le jour suivant, le grand juge criminel
m’appela et me dit : « Est-il vrai que tu suives la
religion du Maître du ciel? — Oui. — Par qui as-tu été
instruit? —Mon frère aîné étant mort pour cette
religion, dès l’enfance j’en avais entendu un peu
parler; mais, par la suite, je me suis lié avec
Tsio-siouk-i, tué, lui aussi, pour la même doctrine ;
je m’y suis exercé plusieurs années avec lui et m’en
suis rempli le coeur. — Maintenant encore si tu veux
te désister, je te ferai conserver la vie. — Je ne le
puis. — Ce que tu as déclaré, hier, est-il vrai? —Oui,
cela est vrai. » Et il me fit reconduire à la prison.
Trois jours après, le grand juge, après avoir pris
avis du premier ministre, me livra aux satellites, et
à la chute du jour nous traversions le fleuve. Depuis
mon arrestation, tracassé que j’étais par mille
soucis, je n’avais pu rien manger et j’étais épuisé.
La nuit se passa non loin de là, et le lendemain, de
bonne heure, je partais accompagné de Seng-tsip-i et
de six satellites. « La nature n’étant pas entièrement
morte en moi, des larmes — 340 — coulèrent
de mes yeux, quand je vis cette route que je
commençais. Puis je pensai en moi-même : «
Jésus-Christ a bien daigné faire route chargé de sa
croix, pourquoi donc refuserais-je de faire ce voyage?
Non, je veux suivre Jésus pas à pas. » Cette pensée me
rendit des forces. Nous faisions, chaque jour, un
chemin de 100 lys (dix lieues), et, le 28, au soir,
j’entrai à la préfecture de police de Tsien-tsiou, où,
après quelques instants de repos, je fus introduit
devant le juge. Il était entouré d’une vingtaine de
serviteurs, dont les torches jetaient une vive
lumière. Cette scène me rappelait Notre Seigneur Jésus
lorsqu’il fut pris au jardin des Olives. On me demanda
seulement mes noms, prénoms, et ceux de quelques-uns
de mes aïeux, et je fus reconduit aussitôt. Le riz me
fut servi bien convenablement dans un appartement
chaud, mais après en avoir pris trois ou quatre
cuillerées, je ne pus continuer. Je m’étendis à terre
pour dormir, on inséra mes pieds et mes mains entre
deux barres de fer, et me passant au cou une grande
cangue, on m’enferma. La nuit se passa sans sommeil;
mes idées toutes confuses ne pouvaient s’arrêter à
rien. « Dès le
lendemain, quand le jour parut, je fus cité au
tribunal et le juge me dit : « Combien as-tu dessiné
de tableaux? Combien as-tu de livres et quels sont tes
complices? » Je répondis sans détour. Je déclarai
quelques tableaux livrés autrefois à Tsio-siouk-i, et
deux donnés à Seng-tsip-i qui m’avait dénoncé. « En
fait de complices, ajoutai-je, je n’en ai point. Resté
seul d’une famille ruinée, mes parents et amis m’ont
tous délaissé. Il n’y a pas jusqu’aux roturiers qui ne
me méprisent et ne me crachent à la figure. Je n’ai
donc plus d’amis, comment pourrais-je avoir ce que
vous appelez des complices? Enfin quant aux livres :
j’ai été instruit entièrement de vive voix, et mes
livres sont seulement gravés dans mon coeur. Je n’en
ai pas d’autres. — Tu me trompes. Parmi vous les
roturiers ignorants ont eux-mêmes chacun trente ou
quarante volumes, et toi, tu n’en aurais pas?
Battez-le fortement. — Dussé-je mourir sous les coups,
je n’ai ni complices, ni livres.» Ayant fait apporter
ensuite une quantité d’images, de verres, de tableaux,
à’Agnus Dei, et de médailles, il me dit: « Ces
peintures sont-elles de toi? » Je répondis
affirmativement et on me remit en prison. Le juge se
rendit de suite chez le gouverneur, et après quelque
temps, on me fit passer dans une salle voisine du
tribunal. Pendant que j’attendais, la pensée de ma
soeur jugée et martyrisée en 1801 dans cette même
ville de Tsien-lsiou, me revint à l’esprit. « Oui, me
dis-je, — 341 — je
la suivrai. Et vraiment n’est-ce pas elle qui m’attire
à sa suite? » En même temps une joie mêlée de
tristesse s’élevait dans mon coeur. « Je fus
bientôt traduit devant le gouverneur qui, accompagné
du juge, me fit quelques questions auxquelles je
répondis comme la veille. Mais tout l’appareil était
dix fois plus terrible que chez le juge criminel. «
Es-tu donc bien décidé à rester chrétien? demanda le
gouverneur. — Je le suis. — Qu’est-ce que Dieu? —
C’est le roi et le père suprême de tout l’univers. Lui
seul a créé le ciel, la terre, les esprits, les hommes
et tout ce qui existe.— Comment le sais-tu? — D’une
part, examinant notre corps, et de l’autre,
considérant toutes les créatures, peut-on dire qu’il
n’y a pas un créateur de ces choses? — L’as-tu vu? —
Ne peut-on donc croire qu’après avoir vu? Le mandarin
a-t-il vu l’ouvrier qui a construit ce tribunal? Ce
que nous appelons les cinq sens ne nous font percevoir
que les sons, les couleurs, les odeurs, les saveurs et
choses semblables ; mais pour les principes, la raison
et toutes les choses immatérielles, c’est l’esprit qui
les fait distinguer. » Après quelques instants, il
ajouta : « Dis-moi tout ce que tu as appris. —Je sais
les dix commandements qu’il faut suivre, les sept
péchés qu’il faut éviter, et les prières que nous
adressons à Dieu le matin et le soir.—Pour cela, je
l’ai déjà entendu, mais à la fin ne te rétracteras-tu
pas?— Je ne le puis. Un enfant qui ne sert pas son
père, un sujet qui ne sert pas son roi, sont des
impies et des rebelles. Comment étant homme
pourrais-je ne pas servir Dieu? — Ne crains-tu pas la
mort? — Pourquoi ne la craindrais-je pas?— S’il en est
ainsi, comment n’abandonnes-tu pas celle religion? —
La raison pour laquelle je ne puis l’abandonner, je
vous l’ai donnée à l’instant: veuillez ne pas
m’interroger de nouveau. J’en serai quitte pour
mourir. » On me fit reconduire à la prison. « Le
lendemain, le mandarin de Tsien-tsiou ainsi que ceux
de Ko-san, de Kok-sieng, de Tong-pak, et de Tieng-euk
s’étant assis, et ayant renvoyé tous leurs suivants,
me firent approcher tout près de la barre, et le
mandarin de Tsien-tsiou me dit d’une voix très-modérée
: « Toi, enfant de noble, tu n’es pas comme ce peuple
ignorant. Tu es bel homme d’ailleurs, comment donc
peux-tu t’obstiner à suivre cette mauvaise religion? —
Quand il s’agit de principes, il n’y a pas de
supérieur ni d’inférieur, de noble ni de roturier, de
visage plus ou moins avantageux: c’est seulement l’âme
qui peut et doit faire la distinction. — Dans cette
religion du maître du ciel quel principe peut-il y
avoir? » Après quoi, le mandarin de Tong-pak
m’engageant à dire quels étaient les dogmes du
christianisme, je — 342 — rapportai
en abrégé ce qui est exposé au long dans les trois
parties de l’un de nos livres, savoir : la
connaissance du vrai Dieu, la connaissance de la
nature humaine, et les récompenses et punitions. Puis,
comme je développais le Décalogue, le mandarin de
Tsien-tsiou dit : « Ce sont toutes niaiseries, il n’y
a pas d’âme ; il n’y a ni ciel ni enfer ; il n’y a pas
même de Dieu. et puis vous n’offrez pas de sacrifices
aux ancêtres. Parmi vous les biens et les femmes sont
en commun. Peut-il exister une doctrine plus dénaturée
et plus impie? — Que nous n’offrions pas de
sacrifices, c’est vrai; mais que parmi nous les biens
et les femmes soient en commun, cela n’est pas. Les
sacrifices aux ancêtres sont une chose vaine, qu’une
doctrine droite prohibe avec raison. Au moment de la
mort, l’âme des bons va au ciel et l’âme des méchants
va en enfer. Après y être entrées elles ne peuvent
jamais en sortir. De plus, l’âme étant immatérielle,
comment pourrait-elle manger des choses matérielles?
et les tablettes étant simplement l’ouvrage d’un
artisan, n’est-ce pas une injure de les vouloir
honorer comme ses parents? Tout ceci est fondé sur la
raison et je le crois fermement. Quant au bien que
l’on dit être en commun parmi nous, s’il n’y avait pas
dans le monde quelque communication des richesses,
comment les pauvres vivraient-ils? Enfin, pour ce qui
est des femmes, ce qu’on nous impute est formellement
prohibé dans les commandements, et répugne à tous les
sentiments de la nature. Il nous est défendu même de
désirer la femme du prochain. Comment pourrions-nous
avoir les principes que vous nous prêtez? Et n’étant
pas des animaux, comment pourrions-nous en agir ainsi?
C’est une calomnie atroce et dix mille fois
déplorable. » Un des mandarins reprit : « On dit que
tu as encore ta mère, et de plus ta femme et des
enfants ; maintenant encore prononce seulement une
parole, et sortant d’ici tu iras retrouver ta mère, ta
femme et tes enfants. Ne sera-ce pas bieu agréable? —
Pour aller retrouver ma mère, vous voulez que
j’apostasie? Mais Dieu étant le grand roi et le père
de tous les hommes, ma mère elle-même ayant été créée
par lui, comment pourrais-je renier le Créateur pour
une de ses créatures? » Après avoir ainsi conversé
pendant une demi-journée, je fus reconduit à la
prison. « Trois
jours après on me cita devant le juge criminel qui,
entouré d’un appareil terrible, me dit : « Dénonce tes
complices, donne tes livres et renie le Dieu du Ciel.
» Puis il me fit placer sur la planche à tortures,
lier et frapper cruellement. Mes forces étaient
épuisées, et quoique j’eusse beaucoup de peine à
parler, je répétais encore : « Je n’ai ni livres ni
complices, et je ne puis — 343 — renier
mon Dieu. » On me reporta à la prison. Le lendemain,
même scène et mêmes supplices pendant lesquels je
m’évanouis. Plusieurs valets me portèrent dans le haut
de la salle et me frictionnèrent doucement tout le
corps. Quand je revins à moi, il était nuit. Le
surlendemain je fus porté à dos chez le mandarin du
district. A voir toutes les dispositions, je crus mon
dernier moment arrivé. On me fit lecture du rapport au
gouverneur et de l’adresse au roi, et le mandarin
ajouta : « Tu le vois, tout le monde s’efforce de te
conserver la vie. Les autres chrétiens se sont tous
soumis au roi, pourquoi voudrais-tu seul agir avec
entêtement? Dis seulement une parole.—Je ne le puis
pas. » Après des tentatives sans nombre, n’ayant plus
rien à essayer, il me fit signer ma condamnation. Il y
a trois jours que ceci s’est passé, et on prétend que
le juge criminel doit m’interroger de nouveau. Qu’en
sera-t-il? Pendant toutes ces épreuves, quoique je ne
m’appuyasse que sur Dieu et sa sainte Mère, j’ai eu de
violentes tentations, me voyant entre la vie et la
mort. Jour et nuit, j’étais singulièrement tourmenté.
Depuis hier, mon coeur est plus calme. Combien grande
est cette grâce? Comment faire pour en remercier Dieu?
Comment y répondre ? Je ne le puis que par ma mort. « Le 6 de
la cinquième lune, après avoir été conduit au tribunal
criminel, je fus ramené chez le mandarin du district.
Lui et plusieurs autres mandarins réunis me firent
comparaître par trois fois devant eux, et employèrent
pour me sauver la vie mille paroles caressantes et
pleines de finesse. A la fin, comme je ne me rendais
pas : « Lui parler davantage, est inutile, »
dirent-ils, et ils me renvoyèrent à la prison où,
d’ailleurs, j’étais assez bien traité. Le 13, après
qu’on eut fait subir l’interrogatoire à plus de
cinquante chrétiens, je fus, vers quatre heures du
soir, cité moi-même et le juge me dit : « A la fin ne
viendras-tu pas à résipiscence ?» Je répondis
négativement, et, sans plus de questions, on me plaça
sur la planche à tortures. Hélas ! je n’ai aucune
ferveur et suis d’une faible complexion, mais par une
grâce toute spéciale, pendant que je fus sur cette
planche, je ne pensais qu’à la flagellation et au
crucifiement du Sauveur. A chaque coup, j’invoquais
Jésus et Marie. Après une vingtaine de coups, sentant
que je perdais connaissance, je dis : «Mon Dieu
recevez mon âme entre vos mains. » Quand le nombre
voulu fut achevé, on me tira de dessus la planche, on
me mit au cou une cangue d’une vingtaine de livres, et
on me traîna jusqu’à la porte. La connaissance me
revenant un peu, j’essayai de marcher, soutenu par
deux personnes, sans pouvoir y réussir. Un jeune,
homme, du — 344 — nombre
des spectateurs, d’un air complaisant, me chargea sur
son dos, et le chef de la prison soutenant le haut de
ma cangue, je fus porté ainsi dans une chambre de la
prison. « Pendant
que ce jeune homme me soutenait couché dans ses bras,
le chef de la prison, quelques prisonniers chrétiens
et d’autres personnes se mirent à me presser doucement
tous les membres, et à bander mes blessures. J’ouvris
les yeux, et je vis mes jambes en lambeaux.et le sang
coulant de toutes parts ou caillé sur les plaies.
Hélas ! Jésus, dont le corps ne devait pas être plus
fort que le mien, répandit une sueur de sang au jardin
des Olives. Il subit la flagellation, et chargé de sa
croix, il marcha plus de mille pas, jusqu’au sommet
d’une haute montagne. Personne ne le regardait en
pitié, et il n’y avait pas un chrétien pour lui venir
en aide. Et moi, grand pécheur comme je suis, on me
porte ainsi compassion et secours, on s’efforce de me
faire revenir à la connaissance. Quelles actions de
grâces ne serait-il pas juste de rendre? Et cependant,
dans ma faiblesse je ne sais pas même remercier. Anges
et saints du paradis, et vous tous mes amis, veuillez
bien rendre grâces à Dieu, en ma place, pour ce
bienfait! Plus j’avance, plus les grâces et faveurs
divines augmentent. Le temps d’un repas ne s’était pas
écoulé, que mes douleurs avaient disparu. Trois jours
se sont passés depuis, et mes plaies ne me font pas
trop souffrir. Je ne puis, il est vrai, faire usage
des jambes, et une lourde cangue m’écrase, mais je
prends un peu de nourriture, et mon coeur est
très-calme. Si ce n’était le secours de Dieu et de
Marie, comment par mes seules forces pourrait-il en
être ainsi? Moi qui ne pouvais pas même supporter la
morsure d’un insecte ! Vraiment, je n’y comprends
rien. Le 15 on a dépêché vers le roi ; la réponse
viendra, dit-on, vers le 20 ; quelle sera-t-elle? Je
l’attends avec anxiété. J’ai mis tout mon espoir en
Dieu seul; mais je suis sans mérites et tout couvert
de péchés, quel sera son ordre sur moi? Plus la fin
est proche, plus je crains la mort et plus je tremble
d’êlre rejeté. « Le 16,
quand je me réveillai, mes jambes se trouvèrent plus
légères et les douleurs grandement diminuées. Je
reçois bienfait sur bienfait, comment remercier le
Seigneur? Un jeune chrétien se trouve près de moi,
fait toutes mes commissions et me sert sans relâche ;
n’est-ce pas encore une grâce? D’autres chrétiens que
je n’avais jamais vus, dont je n’avais jamais entendu
parler, viennent de temps en temps me trouver. Les uns
me donnent quelque argent, les autres me consolent.
C’en est trop. Il semble que toutes les faveurs se
soient réunies sur moi _ 345 — seul.
Tout mon corps se changeât-il en lèvres, comment
chanter assez les louanges de Dieu ? Vous tous,
chrétiens, veuillez, en ma place, remercier et
remercier encore le Seigneur. J’aurais encore mille
choses à dire, mais le temps me manque; nous nous
retrouverons dans l’éternité. « P.-S. —
Le 19, je fus reconduit devant le juge criminel, je
signai de nouveau ma condamnation, et après m’avoir
mis la cangue et les fers aux pieds, on me renvoya à
la prison, et on dépêcha de nouveau au roi. J’étais
certainement heureux dans le fond de mon âme, mais mes
forces physiques et morales étaient épuisées, j’avais
peine à calmer mon coeur effrayé. Revenu à la prison,
je conversai avec quelques chrétiens, nous nous
consolâmes mutuellement, et depuis ce temps, soutenu
d’abord par la grâce de Dieu et le secours de Marie,
puis aidé par mes compagnons de captivité, je passe
les jours sans aucune nouvelle inquiétude. J’ignore
encore quel sera le dénouement. Se pourrait-il bien
que Dieu me rejetât? Je le prie instamment,
daignera-t-il m’écouter? Je ne puis qu’espérer, et
j’espère, oui j’espère. » De la
prison où il fut déposé en attendant la réponse
définitive du roi, Paul écrivit plusieurs autres
lettres, que les chrétiens ont pieusement conservées.
Elles méritent de figurer dans cette histoire avec
celles de sa soeur Luthgarde. On y trouve les mêmes
accents de foi vive, de ferme espérance, d’humilité
héroïque, d’amoureuse résignation à la volonté de
Dieu. La première est adressée à sa mère, et
collectivement à tous les membres de sa famille. « Ma
mère, ma soeur, mon frère, ma belle-soeur, ma femme :
Depuis treize ans que j’avais quitté la maison
paternelle, jusqu’au jour de mon arrestation, je n’ai
pu aller vous saluer que deux fois. C’est là, de ma
part, un grand manque de piété. Pendant trente-six
ans, aucun jour ne s’est passé pour moi sans quelque
faute plus ou moins grave, je n’ai fait que manquer
aux devoirs de la piété filiale, et aujourd’hui contre
toute attente, par une grâce toute spéciale, Dieu
appelle aux félicités de la vie éternelle cet être
plein de péchés et de méchanceté. J’en suis honteux et
je tremble, mais pourrais-je ne pas me soumettre à sa
volonté sainte ? «
L’occasion est trop belle pour que je la laisse
échapper. Je suis résolu à donner ma vie pour Dieu,
Mais ce qui m’effraye, c’est d’avoir perdu
inutilement, pour mon salut, plus de trente années.
Tout le reste me fait peu d’impression. Même en ce
jour, je n’ai ni ferveur, ni contrition, ni charité
parfaite ; mais mon seul espoir étant en la
miséricorde sans bornes de Dieu — 346 — et
de Marie, pourraient-ils m’abandonrier? Remerciez Dieu
pour tous ses bienfaits. « Ma
soeur, comment vous trouvez-vous ? En un frère tel que
je suis, vous n’avez pu vraiment rencontrer aucune
marque de fraternité! Voici maintenant que je vous
quitte pour toujours. Je ne dois plus vous revoir en
ce monde. Faites donc en sorte, par la pratique de la
vertu, et l’acquisition de nombreux mérites, que nous
puissions nous réjouir ensemble éternellement devant
Dieu. Pour moi, je ne pourrai plus remplir mes devoirs
de fils envers ma mère, non plus que ceux de frère
envers vous; du moins par l’union de nos coeurs, de
nos prières et de nos efforts, faites que nous nous
rencontrions dans les joies de l’éternité. « Cher
frère, que vous dirai-je ? Bon et vertueux comme vous
êtes, combien vous allez avoir le coeur affligé à
l’occasion d’un frère inutile ! Je vous recommande
vivement de songer pardessus tout au salut de votre
âme. Ne considérez pas comme long ce temps qui passe
aussi vite que l’étincelle jaillie du caillou. Ayez de
ma mère, pendant ses dernières années, le plus grand
soin possible ; et si toute la famille, mère, frères
et soeurs peuvent, réunis dans l’éternité, chanter les
bienfaits de notre Père commun, quelle gloire ne
sera-ce pas? Puisque Dieu daigne bien accorder une si
grande faveur à un pécheur et à un méchant comme moi,
vous, mon frère, naturellement bon et droit, pour peu
que vous fassiez d’efforts, vous ne serez pas rejeté.
Travaillez donc assidûment, et tâchez de mériter la
grâce d’une bonne mort. Vraiment je suis tout honteux,
je n’ai jamais été pour vous qu’une cause de soucis.
Après ma mort, ma femme et mes deux enfants n’ont plus
aucun appui, et à qui puis-je les recommander, si ce
n’est à vous? Ayant déjà tant de charges, comment
pourrez-vous y suffire? Quelle misère ! j’en ai le
coeur tout serré. « Ma
belle-soeur aînée, comment allez-vous? Vous qui m’avez
élevé, et si souvent porté dans vos bras, qui
jusqu’ici étiez toujours si inquiète à mon égard, et
si touchée de ma position, quand vous apprendrez cette
nouvelle, combien votre coeur ne sera-t-il pas brisé?
Toutefois remerciez Dieu de ses bienfaits. Dans sa
bonté sans mesure, il veut bien accorder à votre
misérable frère la grâce de suivre de loin Jésus sur
le chemin de la croix. Mon frère et ma soeur martyrs
m’ont obtenu le bonheur de marcher sur leurs traces ;
je vous le répète, rendez grâces à Dieu. J’ai une
faveur à vous demander, veuillez ne pas rejeter mes
dernières paroles. Mon fils ne semble pas un enfant
dont on ne puisse absolument rien faire. Veuillez
l’adopter entièrement, — 347 — l’établir
et le rendre vraiment homme. Toute ma vie est pour moi
une source de regrets ; trop souvent j’ai méconnu vos
sentiments, peu écouté vos paroles, et tant d’autres
choses que je ne puis rapporter ; veuillez bien me
tout pardonner. De cinq enfants que nous étions, voilà
que trois sont martyrs; devant Dieu quelle plus grande
gloire pouvait-on désirer? Pour les autres saints,
pour mon.frère et ma soeur, la chose n’est pas
étonnante ; mais pour un être comme moi, quelle grâce
extraordinaire ! « Et
vous, mon épouse, maintenant pardonnez, pardonnez-moi.
Il n’y a pas de mari aussi mauvais que je l’ai été, et
tout ce que j’ai à me reprocher à votre égard ne
pourrait s’écrire. Pendant les treize années de notre
union, je ne suis jamais entré dans vos sentiments et
ne vous ai causé que des afflictions ; voici que tout
à coup je me trouve en face de la mort. Que vous
dirais-je ? Nous ne pourrons plus désormais vivre
ensemble en ce monde ; il n’y a donc nul remède au
passé, et le regret seul me reste. Quoique j’aie si
mal rempli mes devoirs d’époux, si j’obtiens de monter
au royaume du Ciel, j’intercéderai pour vous obtenir
une bonne vie et une bonne mort, et, moi-même,
messager du bonheur qui vous est destiné par noire
Père céleste, je viendrai’à votre rencontre, et vous
conduirai par la main pour vous mettre en possession
des joies éternelles. « Je vous
le recommande instamment, soyez soumise en toutes
choses à la volonté de Dieu, regrettez toutes les
choses du passé, regardez ce monde comme un songe, et
considérez l’éternité comme votre véritable patrie. Ah
! comment ai-je pu faire tant de cas d’un monde si
futile? Dans quelques jours, tout paraît devoir finir
pour moi. Maintenant seulement je le comprends, tout,
même les plus petites choses, dépend de la volonté de
Dieu, elles projets des hommes ne sont que vanité ;
mais le regret même n’aboutit à rien. « Ma
mère, vous êtes encore de ce monde, mais pour combien
de jours? Soyez heureuse de voir les enfants que vous
avez mis au monde suivre, l’un après l’autre, le
chemin du martyre, excitez-vous à une véritable
contrition, et faites en sorte d’obtenir la grâce
d’une bonne mort. Les paroles de mon frère et de ma
soeur, à leur dernière heure, ont été pleines de
dévouement et de piété filiale ; quelles que soient
les miennes, veuillez bien y penser. Je ne vous
oublierai pas non plus, ma belle-soeur aînée, non, je
ne vous oublierai pas. Quel est celui de mes frères et
soeurs pour lequel je puisse être indifférent?
Toutefois les peines et les soins que vous avez pris
pour moi ne le cèdent qu’à ceux qu’a — 348 — pris
ma mère elle-même ; et c’est aussi en vous, après ma
mère, que je me confiais et m’appuyais davantage.
Quand j’allai à Ien-p’ong, il y a quelques années, je
revins sans avoir pu vous voir; je le regrette dix
mille fois, mais qu’y faire maintenant? Que notre
rendez-vous soit donc dans l’éternité ! « Mon
fils et ma fille, par un bienfait du Seigneur je suis
devenu votre père, mais la gravité de mes péchés m’a
empêché de remplir convenablement.mes devoirs, et
avant même que vous ayez l’intelligence ouverte, voici
que le fil de mes jours se trouve coupé. N’ayant à
vous laisser en héritage ni vertus ni richesses, je
vous laisse seulement deux mots en testament. Ayez
soin de suivre fidèlement la volonté de Dieu, et
d’exercer envers voire mère tous les devoirs de la
piété filiale. Vis-à-vis de toutes les autres
personnes, soyez affables et pleins de charité, et si,
dans ce monde, vous suivez la bonne voie, vous
monterez certainement au royaume du Ciel. Je n’ai
guère le droit de parler ainsi, moi pauvre pécheur,
mais je suis père, et c’est mon devoir d’exciter mes
enfants au bien. Je vous recommande encore de graver
dans vos coeurs ce sage proverbe des anciens : Ne vous
permettez jamais de faire le mal, quoiqu’il semble
léger ; efforcez-vous toujours de faire le bien
quelque peu considérable qu’il paraisse. J’aurais bien
des choses à dire à beaucoup d’autres personnes, mais
non seulement le papier et les pinceaux me manquent,
mais je viens encore de subir une violente torture qui
m’a ôté l’usage de la partie inférieure du corps, je
suis chargé d’une cangue du poids de plus de vingt
livres, et ma raison est toute troublée et mon bras
tremblant. Je ne puis donc en dire davantage. Surtout,
surtout, tâchez dépasser une bonne vie, et de faire
une sainte mort. Je l’espère mille fois, dix mille
fois. « Année
tieng-hai, le 14 de la cinquième lune. » « PAUL
NI, pécheur. » Le
lendemain, Paul écrivit une lettre particulière à sa
femme. Cette lettre porte pour suscription : A la mère
de Tieng-ei, parce que la politesse de ce pays demande
que les femmes soient désignées par le titre de mère
de tel ou tel de leurs enfants. Tieng-ei était le nom
du jeune fils de Paul. « Depuis
notre mariage, pendant treize ans, nous n’avons pu
passer l’un et l’autre un seul jour tranquille, et
nous avons eu toutes sortes de misères. Séparés tout
d’un coup, nous ne devons — 349 — plus
nous revoir en ce monde ; que la volonté de Dieu soit
faite ! En considérant les actions de toute ma vie, et
mes nombreux péchés, je regrette surtout tout ce que
j’ai eu à me reprocher envers vous ; pardonnez-le-moi.
Bien que je meure, pourrais-je vous oublier? Pour
soutien ici-bas, il vous reste Tieng-ei et sa soeur;
élevez-les bien, instruisez-les et faites-leur suivre
mes traces. Pour vous, si vous êtes soumise en toutes
choses à la volonté de Dieu, si vous devenez amie du
Seigneur, ne sera-ce pas là le vrai bonheur? Depuis
notre séparation, combien vous avez dû rencontrer de
difficultés! Quand cette pensée me vient, j’en suis
accablé ; mais songeant de suite à Dieu et à Marie, je
calme mes inquiétudes. Surtout tâchez tous de bien
finir la vie. Avez-vous des nouvelles de Ien-p’ong?
Hélas! hélas! quand ma mère va apprendre mon état, que
va-t-elle devenir? Si je viens aussi à être martyr,
quelle gloire pour elle, il est vrai, mais comment la
nature pourra-t-elle se contenir? Maintenant il faut
vous quitter tout à fait, je n’ai plus de papier, et
toujours sous les yeux des geôliers, je suis obligé de
saisir àla dérobée quelques instants pour vous
adresser ces deux mots; veuillez les faire circuler
dans la famille. Et mon frère aîné comment est-il? et
ma belle-soeur aînée que je ne pourrai plus revoir?
Mon espoir est que nous nous rencontrerons et
réjouirons ensemble au royaume du ciel. «
J’ignore si je mourrai ici ou à la capitale; si je
meurs ici, j’obtiendrai la palme sur le même lieu où
ma soeur l’a cueillie ; quel bienfait ! Anges et
Saints du Paradis, chrétiens de toutes les parties de
la terre, daignez rendre grâces à Dieu pour moi.
Chaque circonstance me rappelle le souvenir des
lettres de cette chère soeur martyre, et la seule
chose qui m’afflige, c’est le regret de ne pas avoir
autant qu’elle aimé Dieu pendant ma vie. Maintenant,
je voudrais commencer à l’aimer, mais il est trop lard
et qu’y faire? J’en ai le coeur oppressé, mais si
d’une part mes péchés sont sans nombre, la miséricorde
de Dieu est aussi sans limites, voilà mon seul espoir.
Par mes seules forces, je n’aurais pu tenir ferme même
un instant. Non, maintenant plus que jamais, je
reconnais qu’en toutes choses nos forces ne sont pour
rien, et que la protection de Dieu fait tout. « Quand
la violence de la persécution sera un peu apaisée,
venez chercher mes effets et donnez-les à mon fils.
N’oubliez pas de faire rebaptiser mes deux enfants;
ils ne l’ont pas été sûrement. J’ai quelques dettes et
des commandes auxquelles je n’ai pu satisfaire. Nulle
parole ne saurait rendre ce que j’en éprouve ; — 350 — j’espère
seulement que Dieu me le pardonnera; faites tous vos
efforts pour payer le tout. « Je ne
puis écrire séparément à ma mère, copiez cette lettre
et envoyez-la-lui. Les années qui vous restent ne
seront pas longues et le bonheur éternel approche; ne
vous contristez pas trop et rencontrons-nous pour
toujours près du Seigneur. L’ordre de me faire
comparaître se fait entendre ; je termine donc ici. « Le 15
de la cinquième lune. « Votre
mari, « PAUL
NI. » Enfin,
quelques jours avant sa mort, Paul écrivit une
dernière lettre aux associés de la confrérie Mieng-lo,
ou confrérie de l’instruction chrétienne, dont il
était un des principaux membres, peut-être même un des
directeurs. Cette pieuse association, établie d’abord
en Chine, avait été transportée en Corée, comme nous
l’avons vu, par le P. Tsiou, dans le but de préparer
et d’encourager les confrères à l’instruction des
chrétiens et des païens. Voici cette lettre : « Moi,
très-grand pécheur, qui, pendant trente-six ans, ai
passé vainement mon temps, et suis sans aucun mérite,
je méritais bien d’être délaissé de Dieu et de la
vierge Marie. Aujourd’hui, je suis appelé, par une
faveur spéciale et tout extraordinaire. C’est, je n’en
doute pas, un bienfait de Marie conçue sans péché,
notre grande patronne qui, après m’avoir agrégé à la
confrérie, fait découler sur moi cette grâce de
premier ordre. Combien grandes ne sont pas la ferveur
et les oeuvres méritoires de tous les confrères ! Pour
moi, honteux de moi-même et de mon indignité, en
réfléchissant à la grandeur de mes péchés que le ciel
et la terre ne peuvent contenir, je ne croyais pas
pouvoir y prendre part. « Comment, me disais-je,
pourrais-jc bien me mêler à cette société ? » Ayant
été, contre toute attente, jeté en prison pour la foi,
je pense que l’intention de Marie m’est, par cela
même, clairement révélée. Pour les autres confrères,
qui sont si riches en mérite et en vertus, elle pourra
bien, sans les faire passer par la prison, les faire
parvenir au terme ; mais pour un pécheur comme moi, la
bonne Mère a vu qu’il n’y avait pas d’autre moyen. O
vous tous, remerciez-la pour moi. « Comme
j’ai été saisi tout à fait à l’improviste, vous en
aurez tous été stupéfaits et dans une grande
inquiétude. De mon — 351 — côté,
je ne saurais exprimer tous les sentiments par
lesquels je suis constamment avec chacun de vous. Je
sais bien que vous agissez avec beaucoup de zèle.
Laissez-moi pourtant vous dire un mot. Vous savez
l’histoire de la vraie religion de Notre Seigneur
Jésus-Christ dans notre pays. Après des efforts
continués pendant de longues années, on était parvenu,
par une disposition spéciale de la Providence, à bâtir
une toute petite maison, et à y réunir quelques
habitants. Puis, le temps n’étant pas favorable, voici
qu’un vent et une pluie violente l’ont presque
renversée; quand j’y songe, ma respiration se coupe,
et toutefois j’espère que, par la protection de la
bonne Mère, cette maison pourra se conserver ; oui, je
l’espère ; priez, priez instamment. « Vous
trouverez chez moi des détails sur tout ce que j’ai pu
faire pendant le mois passé. Mais quand, ce mois-ci,
arrive quelqu’un de nos jours de réunion, ma douleur
redouble, car maintenant je me trouve séparé de vous
pour toujours. Du reste, quand je survivrais, il n’y
aurait pas pour la confrérie une grande utilité.
Néanmoins, je sais bien que quand vous ferez vos
réunions, vous ressentirez quelque tristesse et
quelque regret, à cause de mon absence. Unissez plutôt
vos coeurs et vos forces pour remercier Dieu d’un si
grand bienfait. Je pense à chacun de vous en
particulier. Il me semble même vous voir. De grâce,
tous, faites vos efforts pour conserver la petite
maison dont je viens de vous parler, et pour arriver
sans faute à la grande Maison de Dieu, où nous nous
réjouirons tous ensemble. « Les
deux supérieurs sont-ils en bonne santé? Les
supérieurs de chaque lieu sont-ils aussi bien portants
? Je ne puis déposer toute inquiétude à cause de
l’intérêt que je vous porte. Que de peines vous voulez
bien vous donner! Si tout est tranquille à la
capitale, veuillez bien veiller à la conservation de
la petite maison et de ses habitants si peu nombreux.
Travaillez à ce que la religion devienne florissante.
J’ai vu ici plus de deux cents chrétiens ; peu ont
tenu ferme, presque tous sont tombés ! Par la grâce de
Dieu, quelques-uns pensent à reprendre la vie, et je
me dis : ceci encore n’est-il pas l’effet de
l’intercession des confrères? «
Charles, mon ami (1), comment se porte voire mère?
Certes notre affection mutuelle était bien loin d’être
une amitié ordinaire. Sans vous, jamais personne ne
m’aurait parlé de mes défauts ; maintenant que j’y
réfléchis, vraiment vous étiez pour moi un trésor.
Cher ami, écoutez favorablement ma prière, (1) Hien,
qui fut martyrisé en 1846. — 352 — veuillez
prendre soin de ma femme et de mes enfants. Il y en a
bien d’autres à qui je pourrais me fier, et qui ne
tromperaient pas ma confiance, mais entre tous, vous
mon ami, comprenez toute ma pensée, et vous
n’oublierez pas la parole d’un mourant. Le temps passe
vite, déjà plus d’un mois s’est écoulé depuis mon
arrestation. Quant aux souffrances, je ne suis pas
moi-même capable de les supporter, le corps trop
faible ne saurait les vaincre, et si ce n’était la
grâce de Dieu et le secours de Marie, comment
pourrais-je tenir même un instant? Je suis tourmenté
par la pensée de n’avoir pu payer les dettes
contractées envers les chrétiens de la capitale et de
la province, et de n’avoir pu reconnaître les
bienfaits que j’ai reçus. Il ne me reste qu’à invoquer
Dieu, espérant qu’il m’en fera remise’. « Je vous
le dis de nouveau à tous, et j’ose espérer dix mille
fois que vous m’écouterez : ce temps n’est vraiment
qu’un instant, faites vos efforts, épuisez tous les
moyens pour obtenir une bonne mort. La masse de mes
péchés monte jusqu’au ciel, mais puisque Dieu m’a
comblé de bienfaits jusqu’ici, certainement il ne veut
pas m’abandonner. Si j’obtiens le premier d’arriver au
ciel, qui que vous soyez, quand vous viendrez à notre
grande demeure, j’irai à voire rencontre avec les
instruments de musique, et nous monterons ensemble
devant notre Père commun pour le louer et nous
féliciter. J’aurais encore mille choses à vous dire,
mais je ne le puis sur le papier. Ayez soin de
conserverie corps et l’âme en bon état dans ce monde
qui passe, el, dans l’éternité, nous nous découvrirons
entièrement les sentiments de nos coeurs. « Année
tieng-hai, le 2S de la cinquième lune. « PAUL
NI. » Il ne
paraît pas que Paul ait eu d’autres interrogatoires à
subir après ceux qu’il nous a lui-même racontés. Dans
la prison, il continua de faire l’édification de tous
par sa patience, par sa ferveur et sa soumission à la
volonté de Dieu. Mais son corps, naturellement faible,
avait été tellement brisé qu’il ne put prendre le
dessus. Epuisé par ses blessures, notre courageux
martyr languit encore quelques jours, et le 4 de la
cinquième lune intercalaire, sa belle âme s’envola
vers le ciel pour y recevoir le prix de son invincible
constance. Il avait alors trente-six ans. Ainsi
mourut cet insigne confesseur de la foi, l’un des plus
grands héros de l’Eglise coréenne. Depuis son arrivée
à la — 353 — prison,
sans cesse il avait relevé le courage de ceux qui
étaient tombés, raffermi les faibles, consolé et
soutenu ses compagnons de captivité, édifié et
instruit les païens, forcé l’admiration de ses juges
eux-mêmes. Parmi les autres prisonniers, un petit
nombre, il est vrai, eurent le courage d’imiter ses
exemples, mais tous l’admiraient et l’aimaient, tous
pleurèrent sa mort, et encore aujourd’hui, tous les
fidèles ont sa mémoire en vénération. Il était
temps cependant.de décider enfin du sort de tous ces
chrétiens que, durant plus de deux mois, on avait
réuni comme par troupeaux de toutes les parties de la
province, et entassés dans les cachots de Tsien-tsiou.
La plupart, nous l’avons déjà dit, avaient cru, par
une lâche apostasie, éviter les tortures, et racheter
de suite leur vie et leur liberté. En cela, ils
s’étaient trompés, et quoique dans la prison on les
traitât avec un peu plus d’indulgence, ils virent
bientôt que les juges n’étaient pas d’humeur à leur
pardonner si vile le crime d’avoir adoré Jésus-Christ.
Vers le milieu de la cinquième lune, on prépara le
dénouement de leur procès. Vingt-quatre mandarins
furent appelés pour coopérer à leur jugement, et
siégèrent en un même jour dans les diverses parties du
tribunal. Chacun d’eux avait à questionner un certain
nombre d’accusés, cinq par cinq. On
commença par administrer à chacun de ces malheureux
apostats, trente coups de bâton, de sorte que, sans
aucun mérite pour eux, leur sang coula, leurs corps
furent meurtris et couverts de blessures. Puis, après
quelques questions, on leur passa la cangue au cou, et
on les renvoya à la prison. Dix jours après, chacun
d’eux fut encore appelé, reçut deux ou trois volées de
coups de bâton, et entendit sa sentence définitive.
Les moins compromis, ainsi que ceux qui avaient
non-seulement renié Dieu, mais trahi et dénoncé leurs
frères, furent relâchés immédiatement. Les autres
furent condamnés à l’exil dans diverses parties
éloignées du royaume. Alors, ces infortunés qui
n’avaient pas perdu la foi, et à qui la conscience
reprochait cruellement leur faute, se dirigèrent
chacun vers le lieu qui lui était assigné, trop
heureux si, comme nous avons lieu de l’espérer pour le
plus grand nombre, ils surent recevoir ce châtiment de
la justice humaine en satisfaction de ce qu’ils
devaient à la justice de Dieu. Le sort
des apostats étant ainsi réglé, il fallait en finir
avec les huit ou dix chrétiens fidèles, qui
persistaient dans leur généreuse profession de foi. En
voyant les prisons se vider autour d’eux, ils
s’interrogeaient mutuellement du regard et se disaient
: — 354 — « Nous,
au moins, par un bienfait tout spécial de Dieu,
porterons-nous des fruits de salut? » Peu de temps
après, ils furent cités devant le mandarin du
district. On leur fit signer leur sentence de mort,
puis, les appelant un à un, on leur demanda par trois
fois s’ils n’avaient pas de regret de mourir. Chacun
répondit n’avoir aucun regret. On leur passa la
cangue, on leur remit les fers aux pieds et on les
reconduisit à la prison. Le lendemain ils comparurent
devant un autre mandarin, et la même scène que le jour
précédent fut répétée trois fois encore. Deux jours
après, par-devant le gouverneur, la même triple
interrogation fut faite et la même réponse donnée.
Enfin toutes les formalités étant remplies, ils
quittèrent le tribunal définitivement condamnés à
mort. Sur leur passage, les valets criaient mille
injures grossières ; les uns les frappaient avec le
pied, d’autres faisaient pirouetter leurs cangues,
tous leur prodiguaient des marques de mépris et de
dérision. De retour
à la prison, ils s’attendaient à être presque
immédiatement livrés au bourreau. La réponse du roi
devait arriver en quelques jours, et ils ne cessaient
de se consoler et de se fortifier mutuellement. Une
joie toute divine inondait leurs âmes, une sainte
gaîté animait leurs actions et leurs paroles. « C’est
pour aujourd’hui, c’est pour demain,» disait-on ; et
chacun, confiant dans le secours de Dieu, était bien
résolu. Quelques jours se passèrent ainsi, puis
quelques mois, puis des années entières, et l’on
comprit enfin que l’exécution était indéfiniment
ajournée. L’unique cause de ce retard était la volonté
personnelle du roi. Ce prince que nous avons vu,
vingt-cinq ans plus tôt, intervenir encore enfant pour
faire cesser la grande persécution de 1801, était d’un
naturel doux et tranquille. Il répugnait par instinct
à verser le sang de ses sujets, et dans le cas
présent, on ne put lui arracher la ratification de la
sentence portée par le tribunal de Tsien-tsiou. Laissons
donc pour un temps, dans la prison de cette ville, nos
généreux confesseurs porter les chaînes pour le nom du
Sauveur Jésus, et suivons l’histoire de la persécution
dans les autres provinces. |