DEUXIÈME
PARTIE (Index)
Depuis
la nomination du premier Vicaire Apostolique de Corée,
jusqu’à la persécution de 1839. 1831-1839
— 118 — CHAPITRE VI. Mgr Imbert, second
évêque de Capse.
Laurent-Marie-Joseph
Imbert naquit le 15 avril 1797, au domaine de
Labori, dans un petit hameau
nommé Calas, appartenant à la commune de Cabriès, à
deux ou trois lieues d’Aix.
Son père Louis Imbert et sa mère Suzanne Flopin
étaient très-pauvres et ne
pouvaient donner aucune instruction à leur enfant. A
l’âge de huit ans,
Laurent, ayant un jour trouvé un sou dans la rue,
songea de suite à acheter un
alphabet. Il pria son père de lui faire cette
emplette, et, muni de son petit
livre, alla trouver une bonne vieille sa voisine,
pour lui demander le nom des
lettres. Cette digne femme s’empresse de le
satisfaire ; l’enfant écoute,
répète, repasse ce qu’il a appris, retourne
fréquemment chez sa maîtresse, et
bientôt il sait lire. Puis son ambition croissant
avec ses progrès, il saisit
un morceau de charbon et copie sur les murs les
lettres de son livre. Touchée
de tant d’ardeur, la bonne maîtresse, que son élève
ne pouvait payer qu’avec
des remercîments, lui fait don d’une plume et d’un
cahier sur lequel elle avait
tracé les lettres de l’écriture cursive. C’est ainsi
que Laurent apprit à lire
et à écrire.
M. Armand, curé de
Cabriès, ravi des excellentes dispositions de cet
enfant, le demanda à son père
et voulut le garder à la cure. Il lui donna les
premières leçons de grammaire
française, et, après l’avoir éprouvé quelque temps,
chercha à le faire entrer
dans une maison d’éducation. La chose n’était pas
facile. On était en 1808. Les
établissements destinés à l’instruction chrétienne
de la jeunesse étaient en
petit nombre et manquaient de ressources. La
pauvreté de Laurent ne lui permit
pas d’entrer au petit séminaire. Heureusement pour
lui, la ville d’Aix
possédait alors quelques religieux, connus sous le
nom de Frères de la retraite
chrétienne, qui s’étaient voués à la prière et au
service du prochain, à l’époque
même où l’Assemblée constituante avait décrété
l’abolition de tous les ordres
religieux. Les bons frères venaient de rentrer en
France après avoir fait dans
l’exil un véritable noviciat de quinze ans, et
l’archevêque d’Aix, Mgr de Cicé,
leur avait donné une maison, placée sous le
patronage de saint Joachim, pour y
instruire la jeunesse. Laurent fut reçu gratuitement
à Saint-Joachim : il
devait payer seulement ses vêtements — 119 — et ses fournitures.
Hélas ! le père du jeune élève n’était pas même en
état
de suffire à cette petite dépense. Le bon curé de
Cabriès fut obligé d’abord de
venir à son aide, mais il n’eut pas longtemps à
supporter cette charge.
Laurent, plein de joie
et de reconnaissance, s’appliquait à tous ses
devoirs avec une incroyable
activité. La prière, l’étude et le travail des mains
remplissaient tous ses
instants ; ses condisciples ne se souviennent pas
qu’il ait joué une seule
fois. Ayant vu les frères de la maison tordre du fil
de fer pour confectionner
des chapelets, il voulut faire comme eux. Il apprit
donc à faire des chapelets
et, dès lors, s’appliqua sans cesse à ce travail.
Pendant les récréations,
pendant ses moments libres, tout en apprenant sa
grammaire et ses auteurs
classiques, en allant au collège et en revenant à la
maison, il avait toujours
le fil de fer roulé autour du bras et les pinces à
la main. Ces chapelets il
les vendait, et du produit de cette vente il payait
ses livres, ses cahiers,
ses vêtements; et le surplus, car il savait trouver
du surplus, il l’envoyait à
son père, déjà avancé en âge et à peu près hors
d’état de travailler. Ce n’était
pas assez, il redoubla d’ardeur, il perfectionna son
travail, il fit venir de
Lyon du fil d’argent, de belles médailles, et se mit
à fabriquer des chapelets
de prix. Il envoya ses produits jusqu’à la foire de
Beaucaire, et trouva ainsi
le moyen d’assurer à son père une petite rente
régulière de quinze francs par
mois.
Ce travail manuel n’empêchait
pas le jeune Imbert de faire de bonnes études et
d’être fidèle à tous ses
exercices de piété. Ses humanités terminées, il
obtint le grade de bachelier es
lettres, et passa au grand séminaire d’Aix pour y
faire sa théologie. Il avait
déjà formé dans son coeur la résolution d’aller
prêcher la foi aux infidèles,
et la pensée des missions ne le quittait plus. Pour
endurcir son corps aux
fatigues de l’apostolat, il s’imposait diverses
privations, s’exposait au froid
et à la chaleur, et vivait dans une mortification
continuelle. Il continuait
toujours à faire des chapelets, car c’était l’unique
moyen de se procurer l’entretien
nécessaire et d’aider son vieux père. Lorsqu’il
acheva ses études de théologie,
Laurent n’avait pas encore l’âge requis pour le
sous-diaconat. Il fut appelé
dans une riche et honnête famille de Givors, pour
servir de précepteur aux
enfants de la maison. Il s’y fit aimer comme au
séminaire, et dut y laisser un
souvenir bien cher, car, toute sa vie, ses anciens
élèves continuèrent de
correspondre avec lui.
Toutefois, la pensée
des missions ne le quittait point. Cette voix
mystérieuse et puissante, que l’on
nomme la vocation, se laissait — 120 — entendre dans son âme
d’une manière de plus en plus distincte, et, après
quelque temps, le jeune Imbert quitta Givors pour
aller faire une retraite à la
Trappe d’Aiguebelle, près de Montélimar. Là il
consulta la volonté de Dieu,
dans le silence et la prière et dans de longues
conférences avec le saint abbé
du monastère, à qui il se fit entièrement connaître.
Ce vénérable directeur
reconnut facilement l’appel de Dieu dans les désirs
ardents du jeune lévite, et
l’adressa lui-même au séminaire des
Missions-Étrangères. M. Imbert y arriva le
8 octobre 1818 ; il n’avait pas encore vingt-deux
ans. Il reçut le
sous-diaconat le 27 mars 1819, et fut ordonné prêtre
à la fin de la même année,
le 18 décembre, avec dispense d’âge. Destiné à la
mission du Su-tchuen, il
quitta Paris le 20 mars 1820, et s’embarqua à
Bordeaux le 1er mai suivant.
Diverses circonstances
rendirent son voyage extrêmement long. Retenu
d’abord pendant plusieurs mois à
l’île de la Réunion, puis au Bengale, il ne put
arriver au séminaire de
Poulo-Pinang que le 19 mars 1821. Le directeur des
études de cet établissement,
M. Mouton, venait de mourir, et le nouveau
missionnaire dut le remplacer
pendant quelques mois dans l’enseignement du latin
et de la théologie. Le 2
décembre suivant, il partit pour Macao sur un navire
anglais, qui n’arriva à
destination que le 10 février 1822. La route directe
du Su-tchuen, à travers la
Chine, étant alors complètement fermée, après
quelques jours de repos il s’embarqua
pour la Cochinchine, où il resta cinq ou six mois.
De là il passa au Tong-king
où il fut forcé de demeurer pendant plus de deux
ans, administrant les
chrétiens avec un zèle infatigable, et cherchant
toujours le moyen de pénétrer
dans sa mission par la province chinoise du Yun-nan.
Il y réussit enfin, avec l’aide
de Dieu, et arriva auprès de Mgr Perrocheau, alors
coadjuteur du Su-tchuen, en
mars 1825 ; il y avait cinq ans qu’on l’attendait.
M. Imbert resta plus de
douze ans dans cette mission. Nous ne raconterons
pas ici ses travaux pour
administrer régulièrement d’immenses districts, sa
patience dans les maladies
et les persécutions, son zèle éclairé dans la
fondation d’un séminaire à
Mo-ping, sur les frontières du Thibet, les beaux
exemples de vertu et de zèle
qu’il ne cessa de donner. Tous ces détails édifiants
appartiennent plutôt à l’histoire
de l’Eglise de Chine. Arrivons de suite au vicaire
apostolique de Corée.
Quand fut reçue au
Su-tchuen la lettre du séminaire des
Missions-Étrangères, annonçant l’offre que
la sacrée Congrégation — 121 — faisait à la société
de la mission de Corée, M. Imbert, non content,
comme
tous ses confrères, de plaider énergiquement pour
qu’on acceptât la
proposition, s’était offert à partir lui-même, si on
le lui permettait. Aussi,
dès que la mort de Mgr de Capse fut connue à Rome,
on songea à M. Imbert pour
le remplacer. MM. Maubant et Chastan l’indiquaient
dans leurs lettres ; ses
supérieurs le regardaient comme le plus propre, par
sa vertu, ses talents et sa
longue expérience de la langue et des moeurs
chinoises, à occuper ce poste
périlleux. En conséquence le Saint-Père lui fit
expédier ses bulles. Laissons
ici parler Mgr Fontana, évêque de Sinite, vicaire
apostolique de la mission que
quittait Mgr Imbert :
« Notre mission a perdu
un bon missionnaire dans la personne de Mgr Imbert
que le souverain Pontife a
nommé successeur de Mgr Bruguière, vicaire
apostolique de Corée. Il reçut les
brefs de son élection dans le mois d’avril, et, dans
le même temps, par les
lettres de M. Legrégeois, procureur des
Missions-Étrangères à Macao, nous
apprîmes la nouvelle certaine de la mort de Mgr
Bruguière ; aussi, Mgr Imbert
fut-il sacré évêque de Capse, selon l’ordonnance du
bref apostolique. Son sacre
a eu lieu le 14 mai, jour de la Pentecôte : M.
Ponsot et M. Mariette ont tenu
la place des deux évêques assistants, et j’ai fait
la fonction d’évêque
consécrateur... Son intention était de partir de
suite pour aller, cette année,
jusqu’aux confins de la Corée; mais à cause des
grandes pluies, des grandes
chaleurs et d’autres circonstances, il a dû différer
son voyage d’environ trois
mois. Il est parti d’ici le 17 août, accompagné de
deux hommes de confiance : l’un
est un catéchiste, qu’il avait coutume d’envoyer à
la recherche des enfants
infidèles pour les baptiser en danger de mort ;
l’autre est un de ses écoliers
âgé d’environ trente ans, qui avait déjà étudié un
peu la théologie sous lui,
et qui lui est très-affectionné.
« L’intention de Mgr de
Capse est de le faire entrer en Corée, s’il est
possible, et de l’ordonner
prêtre pour sa mission, ou de l’envoyer aux îles
Liéou-kiéou. Si la destination
de Mgr Imbert à la Corée doit nous faire plaisir, à
cause de l’utilité qui en
résultera pour cette pauvre mission, son départ
d’ici a fait de la peine à
tous. Il était aimé de tout le monde; il s’était
rendu très-utile; il parle
bien la langue de la Chine, et il connaît assez bien
les caractères chinois. Il
est d’un bon caractère, doux, affable, gai,
courageux ; il a l’expérience du
saint ministère, qu’il a exercé douze ans avec zèle
et succès dans ce vicariat
du — 122 — Su-tchuen. Il est âgé
seulement de quarante-deux ans, et il a beaucoup de
facilité pour apprendre les langues étrangères. Sa
santé n’est pas fort
robuste, ce qui serait très-désirable pour supporter
les fatigues des voyages
et autres incommodités ; cependant, dans ces
dernières années, il se porte
beaucoup mieux qu’auparavant, et il est persuadé que
Dieu lui a donné une force
plus grande pour qu’il aille en Corée. La vie active
et les voyages paraissent
mieux convenir à sa santé, que la vie sédentaire et
l’application à l’étude.
Prions Dieu qu’il daigne le conduire sain et sauf
dans sa nouvelle mission. »
Mgr Imbert traversa
heureusement toute la Chine, et vers la fin
d’octobre arriva à Sivang, en
Tartarie, où il séjourna quinze jours chez MM. les
lazaristes français, dans la
maison où, deux ans auparavant Mgr Bruguière et M.
Maubant avaient reçu une si
fraternelle hospitalité. La neige, qui tomba en
abondance après la fête de la
Toussaint, fit juger que le chemin du désert,
qu’avaient suivi ses
prédécesseurs, serait trop dangereux; et comme
Sivang n’est qu’à quinze lieues
au nord de la grande muraille, Mgr Imbert résolut de
rentrer en Chine pour
suivre la route impériale de Péking à Mouk-den, par
laquelle d’ailleurs on
abrégeait le voyage de trois ou quatre journées de
marche.
« J’avais, écrit-il,
fait acheter, pour trente taëls, trois forts chevaux
tartares, qui ne sont ni
beaux, ni lestes, mais sûrs et supportant bien la
fatigue. Montés de la sorte,
nous partîmes le 13 novembre de grand matin. Vers
trois heures de l’après-midi,
nous franchîmes de nouveau la grande-muraille à un
fort petit poste d’une route
détournée où il n’y a que deux soldats ; et le soir
nous couchâmes dans une
ville chinoise, chez des chrétiens. Le 17, nous
passâmes la seconde enceinte de
la grande muraille par le défilé qui conduit à
Péking. Dans ce défilé de cinq
lieues de long, gorge affreuse et presque
impraticable à cause des pierres dont
elle est obstruée, se trouvent trois douanes de
premier ordre. Pour éviter tout
examen et toute contestation avec les officiers de
ces postes, nous ne
descendîmes pas de nos chevaux ; c’est le privilège
des mandarins ou officiers
publics. Nous avions des bonnets en peau de renard,
comme en portent les
officiers tartares ; ma barbe et ma prestance
achevaient la parodie. Cet
expédient nous réussit, et l’on se garda bien de
nous interroger. Le 18 au
soir, nous rejoignîmes la grande route impériale qui
va à Mouk-den. Nous n’étions
alors qu’à huit lieues nord-est de Péking. Vous dire
la quantité de chameaux
que nous rencontrâmes les trois derniers jours,
serait — 123 — impossible. Ils
portaient des marchandises pour la Tartarie, et
probablement pour la Russie. Les conducteurs, nous
prenant pour des officiers
tartares, nous saluaient gracieusement; et nous de
leur répondre mon-kou, portez-vous
bien, ou, bon voyage. Comme nous côtoyions les
montagnes à la distance d’une
lieue environ, nous avons vu de loin les monuments
des sépultures des empereurs
de la dynastie Mîng, et puis, de distance en
distance, les caravansérails dans
lesquels loge l’Empereur quand il va en Tartarie, ou
visiter les sépulcres de
ses ancêtres, car Sa Majesté Céleste aurait trop
peur de loger dans la
préfecture d’une ville, comme font les rois
d’Europe. Le Fils du Ciel, lorsqu’il
voyage, se repose dans ces palais isolés, en rase
campagne, entouré de sa garde
qui dresse ses tentes à l’en tour du pavillon
impérial.
« Le samedi 25, nous
passâmes la douane de l’est au bord de la mer, à
l’endroit où finit la grande
muraille. Ce passage m’embarrassait et m’inquiétait
beaucoup. Demeurer à cheval
comme officier public n’était pas le cas, car tout
mandarin, fût-ce même un
vice-roi, est obligé de descendre et de faire à deux
genoux plusieurs
prostrations devant le chiffre de l’Empereur gravé
sur la porte. Les gens du peuple
sont exempts de cette cérémonie, mais ils doivent
comparaître un à un devant l’officier
du poste et ses deux assesseurs, et là, à genoux,
répondre à leurs questions.
Quoique parlant bien le chinois, j’ai l’accent d’un
homme du Suichuen ; de
plus, pour s’en tirer, il aurait fallu mentir à la
chinoise, et surtout être à
genoux devant ces gens-là : un Européen, un évêque
ne saurait le faire. Je fis
donc chercher un courageux contrebandier païen qui,
pour dix francs, consentit
à me conduire. A la faveur de la nuit, du froid et
de la neige qui, tombant
fort à propos, retenait douaniers et soldats dans
leurs postes, autour de leur
feu, il me mena, par des routes détournées, à un pan
de rempart écroulé, et je
m’arrêtai chez une famille chrétienne, à une lieue
hors de la ville. Le
lendemain, mes chevaux et effets, conduits par des
chrétiens de la ville,
passèrent aussi heureusement ; ces chrétiens étaient
connus des douaniers et ne
furent pas interrogés. Depuis notre sortie du défilé
qui va à Péking, le 17, jusqu’à
notre sortie de Chine par cette dernière douane
appelée Chan-hay-kouan (douane
de la montagne et de la mer), nous avons parcouru
une plaine immense et
extrêmement fertile. On me dit qu’elle s’étend
jusqu’aux provinces du
Chang-tong et du Ho-nan, et forme aussi plus de la
moitié de la province de
Péking que l’on nomme le Pé-tché-ly. Sortis de — 124 — Chine, nous avons
pendant cinq jours côtoyé les bords de la mer; ce
n’étaient
guère que des landes stériles, entrecoupées de
quelques monticules par ci par
là. Puis nous nous sommes éloignés des bords de la
mer, et la plaine est
devenue plus large et plus fertile, surtout aux
environs de Mouk-den. Vous vous
attendez peut-être à une description de cette
antique et fameuse cité, sur
laquelle l’empereur Kien-long a fait un poème
épique, connu même en Europe ;
mais je n’ai pas eu la curiosité d’en visiter les
monuments, et ne suis pas
même entré dans la ville. J’ai logé dans le
faubourg, tout près de la porte de
l’ouest, chez une famille chrétienne d’origine
tartare. Je suis arrivé le 4
décembre, et je me propose de partir le 8, jour
consacré à l’Immaculée
Conception de notre bonne Mère... Nous ne sommes
plus qu’à cinq journées de
marche de la Corée, et dans quelques jours s’ouvrira
la foire annuelle, à l’occasion
du passage de l’ambassade coréenne qui va à Péking
saluer l’empereur. »
Les prévisions de Mgr
Imbert ne furent point trompées. Il arriva à
Pien-men, sur la frontière, le
jeudi 16 décembre, et le soir du même jour les
Coréens y arrivèrent de leur
côté. Cinq chrétiens se trouvaient dans la troupe;
trois d’entre eux devaient
accompagner et introduire l’évêque, les deux autres
suivre l’ambassade à
Péking. Ils passèrent ensemble la journée du 17,
dans une grande effusion de
coeur, et la nuit suivante Mgr Imbert se mit en
route. Il avait à courir les
mêmes dangers qu’avaient déjà rencontrés MM. Maubant
et Chastan ; grâce à la
protection de Dieu, il y échappa par des moyens
analogues. Il traversa le
fleuve sur la glace, à la faveur des ténèbres, et se
réfugia dans une misérable
auberge où il contrefit le malade, pour échapper aux
questions importunes.
Treize jours après, il entrait dans la capitale. «
Dieu soit béni ! écrivait-il
alors, Dieu soit béni! Qu’importent mes fatigues? Je
suis au milieu de mes
enfants, el le bonheur que j’éprouve à les voir me
fait oublier les peines qu’il
m’a fallu endurer pour me réunir à eux. J’ai passé
le premier jour de l’an 1838
sous le toit d’une famille chrétienne. Dès le soir
de ce jour, M. Maubant, qui
avait pressenti le moment de mon arrivée, est venu
me rejoindre. Nous nous
sommes embrassés comme des frères, et je ne sais si
nous eussions solennisé le
renouvellement de l’année par des voeux plus ardents
et de plus doux sentiments
de bonheur, en France et dans nos familles, qu’au
centre de la Corée, chez un
peuple étranger. » M. Chastan parcourait alors les
provinces méridionales, et
ce ne fut qu’au mois de mai qu’il put voir son
évêque. — 125 —
Après trois mois donnés
à l’étude de la langue du pays, Mgr Imbert fut en
état d’entendre les
confessions. Plus de trois cents chrétiens se
confessèrent à lui pour les fêtes
de Pâques, et reçurent les sacrements de sa main. Au
mois de mai, MM. Maubant
et Chastan, ayant terminé la visite des chrétientés
des provinces, vinrent l’aider
pendant quelques semaines à prendre soin de celle de
la capitale, qui comptait
alors plus de mille néophytes. Au mois de novembre,
les trois missionnaires
ensemble avaient baptisé, depuis l’arrivée de
Monseigneur, mille neuf cent
quatrevingt-quatorze adultes. L’oeuvre du baptême
des enfants infidèles en
danger de mort, jusque-là peu connue en Corée,
prenait aussi des développements
; on en fit sentir l’importance aux chrétiens, et
surtout aux catéchistes. Dans
les huit premiers mois, sur cent quatre- vingt-douze
enfants païens ainsi
baptisés, cent cinquante-quatre s’étaient déjà
envolés au ciel.
L’église de Corée,
après ses longs désastres, reprenait donc une
nouvelle vie ; la grâce de Dieu y
devenait de plus en plus féconde, et le nombre des
chrétiens augmentait
rapidement. De moins de six mille qu’ils étaient à
l’arrivée de M. Maubant, ils
se trouvaient neuf mille à la fin de 1838.
Ces résultats si
consolants étaient obtenus au prix de travaux
pénibles et continuels. « Je suis
accablé de fatigue, écrivait Mgr Imbert, et je suis
exposé à de grands périls.
Chaque jour je me lève à deux heures et demie. A
trois heures j’appelle les
gens de la maison pour la prière, et à trois heures
et demie commencent les
fonctions de mon ministère, par l’administration du
baptême s’il y a des
catéchumènes, ou par la confirmation ; viennent
ensuite la sainte messe, la
communion, l’action de grâces. Les quinze à vingt
personnes qui ont reçu les
sacrements peuvent ainsi se retirer avant le jour;
dans le courant de la
journée, environ autant entrent, un à un, pour se
confesser, et ne sortent que
le lendemain matin après la communion. Je ne demeure
que deux jours dans chaque
maison où je réunis les chrétiens, et avant que le
jour paraisse je passe dans
une autre maison. Je souffre beaucoup de la faim,
car après s’être levé à deux
heures et demie, attendre jusqu’à midi un mauvais et
faible dîner d’une nourriture
peu substantielle, sous un climat froid et sec,
n’est pas chose facile. Après
le dîner je prends un peu de repos, puis je fais la
classe de théologie à mes
grands écoliers, ensuite j’entends encore quelques
confessions jusqu’à la nuit.
Je me couche à neuf heures sur la terre couverte
d’une natte et d’un tapis de laine
de Tartarie; en Corée il n’y a ni lits, ni matelas.
J’ai toujours, — 126 — avec un corps faible
et maladif, mené une vie laborieuse et. fori occupée
;
mais ici je pense être parvenu au superlatif et au nec plus ultra du travail. Vous pensez
bien qu’avec une vie si
pénible nous ne craignons guère le coup de sabre qui
doit la terminer. Malgré
tout cela, je me porte assez bien; ce pays sec et
froid convient à mon
tempérament.
« Une grande
consolation pour moi, c’est de penser que je célèbre
chaque matin la première
messe qui se dise ce jour-là dans l’univers (1), et
que je porte ainsi aux âmes
du purgatoire la bonne nouvelle des grâces et
rafraîchissements qu’elles vont
recevoir dans ce jour. Ab ortuenim
solis
usque ad oecasum, magnum est nomen meum in
gentibus ; et in omni loco sanctiftcatur
et offertur nomini meo oblatio munda. »
Les deux compagnons de
Mgr Imbert rivalisaient de zèle avec leur évêque, et
avaient à supporter les
mêmes fatigues. Mais ce qui pour les missionnaires
était infiniment plus
pénible que les travaux et les privations, c’était
le danger continuel que l’état
de persécution faisait courir à la foi de leurs
néophytes. L’hostilité des
ennemis de la religion, bien que contenue par la
bonne volonté personnelle du
premier régent, se manifestait par de fréquentes
vexations, et il ne se passait
pas de mois que l’on n’apprit l’arrestation de
quelques chrétiens dans divers
villages.
Le jour même du
vendredi saint 1838, cinq femmes qui s’étaient
réunies pour prier furent
saisies par les satellites, dans un des faubourgs de
la capitale. C’étaient de
pauvres veuves qui vivaient du travail de leurs
mains. L’une eut le malheur d’apostasier
et fut renvoyée de suite. Les quatre autres furent
mises en prison, et pendant
plus d’un mois eurent à souffrir, à plusieurs
reprises, de cruelles tortures.
Le mandarin, ne pouvant venir à bout de leur
arracher une parole d’apostasie,
les prit par ruse, et, leur ayant fait prononcer
quelques mots ambigus, se hâta
de les faire élargir pour s’en débarrasser; mais les
satellites avaient pillé
et détruit leurs pauvres chaumières, et elles furent
réduites à la mendicité. (1) Ceci s’explique
par la position géographique de la Corée. Ce
royaume,
étant situé à l’extrémité la plus orientale de notre
continent, voit le soleil
se lever environ huit heures vingt minutes plutôt
que nous ne le voyons en
France. Ainsi, lorsqu’il est ici pour nous huit
heures du soir, pour les
missionnaires de Corée il est plus de quatre heures
du malin du jour suivant,
et ils sont déjà à l’autel célébrant les saints
mystères. Depuis que nos
confrères ont repris, au nom de Jésus-Christ,
possession des îles du Japon, c’est
à eux qu’a passé le privilège de dire chaque jour la
première messe du monde
entier. — 127 —
Au mois d’août, une
crise assez violente bouleversa une bourgade
chrétienne dans le sud de la presqu’île.
Près de quarante chrétiens ayant été arrêtés, les
autres prirent la fuite et
abandonnèrent leurs récoltes. Le mandarin,
embarrassé des proportions
inattendues que prenait cette affaire, se repentit
de l’ordre imprudent qu’il
avait donné, et relâcha presque tous ses
prisonniers. Mais l’intendant de la
province, ayant eu connaissance de cette escapade,
qui avait obligé plus de
cent habitants d’émigrer dans une autre province,
appela devant son propre
tribunal, et le mandarin, et les satellites, et les
six ou sept chrétiens qui
avaient été maintenus en prison. Le dénonciateur fut
exilé, le mandarin s’en
tira avec une somme assez ronde, ce qui n’empêcha
pas les chrétiens d’avoir à
choisir entre la prison ou l’apostasie. Il paraît
malheureusement qu’ils eurent
la faiblesse de prendre ce dernier parti.
Au mois d’octobre 1838,
le nommé Paul Tsieng, habitant à In-tsin, détruisit
les tablettes de ses
ancêtres afin de pratiquer la religion chrétienne.
Nous avons déjà vu qu’en
Corée, comme en Chine, les païens attachent à ces
tablettes une importance
inouïe. Les négliger et surtout les détruire, c’est,
à leurs yeux, attaquer les
principes fondamentaux de la morale, les bases mêmes
de la société. Aussi la
rumeur fut grande dans les environs, et pour
accomplir encore une fois les
prédictions de notre divin Maître, la famille du
nouveau chrétien fut la
première à s’insurger, et sur le refus de Paul de
réparer ce qu’ils appelaient
son sacrilège, ses propres parents le dénoncèrent au
mandarin Ni Hieng-ouen-i.
Paul échappa par la fuite, mais cette affaire fit
disperser plus de cinquante
chrétiens, et une douzaine furent arrêtés et jetés
en prison. Pierre Ni
Ouen-meng-i était celui de ces derniers sur lequel
on comptait davantage pour
retrouver le principal coupable, et sur lui semblait
devoir retomber toute la
responsabilité. Il fut donc conduit à la capitale
par les satellites, mais
arrivé au passage du fleuve, il tomba dans l’eau et
y périt, soit qu’il y eût
été jeté par les gardes, soit qu’effrayé des
tourments auxquels il allait être
soumis, il se fût lui-même précipité dans les eaux.
Il ne restait aucun autre
prisonnier important, et le mandarin ne voulant pas,
sans doute, pousser les
choses à l’extrémité, et craignant peut-être de se
compromettre, ne leur
demanda même pas d’apostasier. Ils furent relâchés
quelque temps après, sous
caution, avec ordre de ne pas s’éloigner de chez eux
et de se présenter à la
première injonction qui leur serait faite.
Une consolation qu’eurent
alors les missionnaires et les — 128 — chrétiens fidèles fut
la mort édifiante de Pierre Ni Ho-ieng-i que nous
avons vu confesser courageusement sa foi en 1836.
Déposé à la prison après sa
condamnation à mort, il continuait à purifier son
âme par les souffrances
inséparables de sa pénible position. Il ne paraît
pas qu’il ait eu d’autres
tortures à endurer : mais, outre le supplice de
pourrir dans ces cachots
infects, on sait combien de privations et d’avanies
y subissent habiluellement les
prisonniers, surtout quand, par leur titre de
chrétiens, ils sont placés
au-dessous des voleurs et des assassins. Pierre ne
se laissa pas abattre : à
défaut de consolations extérieures, il avait celles
de la grâce divine. Comme
saint Paul, il savait à qui il avait cru, scio
qui credidi, et non content de supporter avec
résignation les souffrances
et les maladies, il jeûnait presque continuellement.
Sa droiture, sa douceur,
son affabilité lui avaient concilié le coeur des
geôliers; et il parvint par
ses constantes exhortations à convertir et à
préparer au baptême un des vieux
prisonniers enfermés avec lui. Il se consolait aussi
avec sa soeur Agathe,
toujours ferme et inébranlable, et ils se
promettaient d’être martyrs le même
jour. Mais à la fin, ses forces étant complètement
épuisées, il comprit que la
mort approchait. « J’avais toujours désiré,
disait-il en soupirant, mourir sous
le glaive, mais tout arrive par l’ordre de Dieu ;
que sa volonté soit faite! »
Après quatre ans de prison, il rendit paisiblement
son âme à son Créateur, le 8
de la dixième lune de mon-sioul (1838), à l’âge de
trente-six ans.
Vers la fin de l’année,
Mgr Imbert alla à Sou-ri-san, à cinquante lys (cinq
lieues) de la capitale,
pour célébrerles fêtes de Noël avec les chrétiens et
leur administrer les
sacrements. Ce jour-là même, on ne sait pourquoi,
les satellites envahirent
brusquement la demeure d’une famille chrétienne de
ce village, à quelques pas de
la cachette de l’évoque, en fouillèrent tous les
coins et recoins, s’emparèrent
de quelques livres de religion, et firent
prisonniers les gens de la maison
pour les livrer au mandarin. Heureusement, un païen
du voisinage, ami de cette
famille, accourut au bruit, entra en composition
avec les satellites et fit
relâcher les chrétiens, au prix d’une rançon
d’environ cent francs. Les livres
et objets de religion saisis furent brûlés d’un
commun consentement, et les
gens du mandarin se retirèrent sans se douter de
l’importante capture qu’ils
venaient de manquer.
Malgré toutes les
difficultés que le démon ne cessait ainsi de leur
susciter, l’évêque et ses
confrères travaillaient avec courage et
persévérance. Du 20 décembre 1838 jusqu’au
30 janvier suivant, Mgr Imbert visita les
chrétientés de la campagne les plus — 129 — rapprochées de la
capitale. M. Maubant était alors dans la province
voisine, et M. Chastan dans les chrétientés du sud.
Un de leurs plus grands
embarras était la conduite à tenir envers un certain
nombre de chrétiens
apostats, infortunés qu’on ne devait pas repousser
par trop de rigueur, et à
qui cependant il fallait, dans leur propre intérêt
et dans celui des autres
chrétiens, faire sentir la gravité de leur faute. De
plus, la famine sévissait
cruellement dans tout le pays, et beaucoup de gens
mouraient de faim, quoique
le roi eût fait ouvrir les greniers publics pour
distribuer un peu de riz aux
plus nécessiteux. On pense bien qu’en de telles
circonstances, les satellites
affamés saisissaient avec joie tous les prétextes et
toutes les occasions de
persécuter les chrétiens un peu riches, afin de les
piller impunément.
Secourir toutes ces
misères, consoler toutes ces souffrances, ranimer
les courages défaillants,
réchauffer dans les âmes la foi, l’espérance, la
charité, telle était l’oeuvre
des missionnaires ; et comme si les besoins de la
Corée ne suffisaient pas à
leur zèle, ils ne perdaient point de vue les îles
japonaises de Liéou-kiéou,
dont le Saint-Siège avait chargé le vicaire
apostolique de la Corée. Mgr Imbert
y envoya son fervent catéchiste du Sutchuen. De son
côté, M. Chastan expédiait
un autre catéchiste aux Japonais en station à
Fusan-kaï, pour tâcher de s’insinuer
dans leur esprit, d’en amener, si c’était possible,
quelques-uns à la foi, et
surtout pour apprendre d’eux s’il y avait encore,
malgré deux siècles de
persécution, quelques chrétiens dans leur pays.
La formation d’un
clergé indigène était, on le comprend facilement, la
principale préoccupation
des missionnaires, et les périls dont ils étaient
environnés en démontraient l’urgente
nécessité. M. Maubant avait, nous l’avons dit, fait
un premier pas, à la fin de
1836, en envoyant en Chine trois élèves coréens. Ces
jeunes gens, après un
voyage de huit mois à travers le Léao-tong, la
Tartarie et la Chine, étaient
arrivés à Macao, remplis de zèle et de bonne
volonté. Ils demeurèrent à la
procure des Missions-Étrangères et y commencèrent
leurs études. Leurs progrès
dans la piété, dans la connaissance de la religion
et dans la langue latine,
étaient très-satisfaisants et donnaient les plus
belles espérances, quand Dieu,
dont les desseins sont impénétrables, enleva celui
qui, par ses talents, par la
vivacité de sa foi, promettait le plus pour
l’avenir. En 1838, François-Xavier
Tseng mourut inopinément de la fièvre. Né à
Hong-tsiou, d’une famille noble,
autrefois honorée de fonctions publiques, ; mais
réduite à la misère par les
persécutions, il avait été désigné — 130 — à M. Maubant, par les
chrétiens, comme l’un des plus dignes du sacerdoce.
Ce bon jeune homme vit approcher la mort sans
terreur ; il demanda les
sacrements aux premières approches du danger, les
reçut avec un recueillement
profond, et mourut en pressant le crucifix sur ses
lèvres et en répétant : Jesu
bone ! bone Deus !
A cette époque, Mgr
Imbert préparait trois autres élèves qu’il cornptait
envoyer à la fin de 1839.
Mais, comme il l’écrivait lui-même, « les trois
enfants que M. Maubant a fait
partir, et trois autres que j’espère envoyer
moi-même, sont une espérance trop
éloignée. A l’exemple de Mgr de Béryte au Tong-king,
et de tous nos premiers
vicaires apostoliques, j’ai fait, dès mon arrivée
ici, chercher des sujets d’un
âge mûr, et propres au sacerdoce. Le Seigneur m’a
fait la grâce de trouver d’abord
notre courrier de Péking, âgé de quarante-deux ans,
qui a toujours gardé le
célibat et a été notre introducteur à tous en Corée.
C’est le fils du glorieux
martyr Augustin, qui, dans la persécution de 1801,
voulut être décapité les
yeux tournés vers le ciel.. Je compte aussi sur un
veuf, âgé de trente-deux
ans, et sur deux autres jeunes gens. Tout en
apprenant moi-même la langue
coréenne, je me suis imposé le devoir de leur faire
deux classes par jour. Cet
été, ils ont appris à lire passablement le latin, et
j’ai déjà mis les deux
premiers à l’étude de la théologie, traduite en
chinois par M. Hamel, du
Sutchuen ; de sorte que j’espère, dans trois ans,
pouvoir faire une ordination.
Que le Seigneur daigne nous accorder la paix ! »
Mais les desseins de
Dieu ne sont pas les desseins de l’homme, et ses
voies ne sont pas nos voies.
Ces belles espérances devaient être cruellement
déçues. Quelques mois après la
date de cette lettre, Mgr Imbert et ses deux
confrères marchaient ensemble an
martyre, et l’Église de Corée se trouvait de nouveau
sans pasteur! |