DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
II La
persécution de 1839. 1839-1840. — 186 — CHAPITRE III. Nombreux martyrs à la capitale et
dans les provinces. Dès le lendemain de l’exéculion des
trois missionnaires, on se hâta de
mettre à mort Paul Tieng et Augustin Niou,
dont le dévouement, les efforts et
les voyages continuels avaient fini par
procurer des pasteurs à l’église de
Corée, et avaient tant contribué au bien de la
chrétienté. En allant au
supplice, Paul avait le visage souriant;
Augustin absorbé dans la contemplation
semblait déjà mort aux choses de ce monde. Ils
furent décapités ensemble, le 15
de la huitième lune, en dehors de la petite
porte de l’Ouest. Paul avait
quarante-cinq ans et Augustin quarante-neuf.
Quoique païenne, la famille d’Augustin
fut mise hors la loi, et plusieurs de ses
parents dégradés. Sa femme et sa fille
païennes, son fils âgé d’environ vingt ans,
son frère aîné païen, furent tous
exilés dans les îles du Sud. Depuis, on n’en a
jamais eu de nouvelles. En 1858,
un bruit a couru que le fils du frère aîné
d’Augustin venait d’être réhabilité.
Quatre jours après, Charles Tsio
suivait au ciel ses deux amis. Apprenant
que le jour de sa mort était fixé, il dit à un
soldat de la prison : « Je vais
au séjour du bonheur : veuillez bien dire de
ma part aux personnes de ma
famille de ne pas manquer de m’y suivre, » et
ce soldat d’un air fort triste
alla leur rapporter ces paroles. Charles fut
admirable jusqu’à la fin. Il avait
enduré onze fois les terribles supplices de la
question. Tranquille et gai
jusqu’au dernier moment, il riait et
plaisantait avec les geôliers; en se
rendant au lieu du supplice, il se mit à
chanter des prières, à haute voix, d’un
air tout joyeux. Il fut décapité dans la
quarante-cinquième année de son âge. Huit autres confesseurs furent, en
ce même lieu et à la même heure, les
compagnons de son triomphe. Disons quelques
mots de chacun d’eux. Sébastien
Nam, de race noble, avait vu son père, exilé
en 1801, mourir peu de mois après.
Exilé lui-même, mais jeune encore et peu
instruit, il vécut longtemps dans un
grand relâchement. Ce ne fut qu’après
l’amnistie de 1 832 qu’il se convertit et
s’efforça de regagner le temps perdu. Bravant
tous les dangers, il alla jusqu’à
la ville de Ei-tsiou pour chercher le P.
Pacifique, et ensuite accepta la
charge de maître de sa maison. Depuis sa con — 187 — version, sa ferveur alla toujours en
augmentant. En 1839, il s’était eaché
dans le district de Ni-t’sien, mais trahi par
un mauvais chrétien, il fui pris
et conduit à la capitale. Ferme dans la
confession de sa foi, il supporta sans
faiblir les tortures qui lui furent infligées
successivement au tribunal des
voleurs et au tribunal des crimes. On lui fit
l’honneur de le traiter en
criminel d’Etat et de l’envoyer à la prison du
Keum-pou, où il fut battu de
nouveau et condamné à mort. En montant sur le
chariot pour aller au supplice,
il chargea un valet de dire à sa femme qui,
arrêtée avec lui, demeurait encore
prisonnière : « Nous étions convenus de mourir
ensemble le même jour : puisque
cela ne se peut, du moins mourons tous deux
pour la même cause. » Il fut
décapité à l’âge de soixante ans. Venait ensuite Ignace Kim
Sin-mieng-i, petit-fils de Pie Kim, dont nous
avons vu la mort en 1814, et père d’André Kim,
prêtre martyr en 1846. D’une
famille du peuple éprouvée par de fréquentes
persécutions, il vivait dans les
montagnes, et avait donné son fils André,
alors âgé de quinze ans, à M. Maubant
qui l’envoya étudier à Macao. Ignace ne
pouvait dès lors échapper aux
perquisitions; il fut pris à la septième lune
par le traître Kim Ie-saing-i,
conduit dans ses recherches par le beau-fils
d’Ignace lui-même. Traité en
criminel d’État, pour avoir fait sortir son
fils du royaume, il eut d’abord le
malheur d’apostasier, mais on ne le relâcha
pas pour cela, et il fut condamné à
mort. La grâce de Dieu, et les exhortations
des autres prisonniers chrétiens,
lui firent concevoir un vif regret de sa
faute. Il rétracta son apostasie
devant le ministre des crimes, et subit en
conséquence d’horribles tortures, au
milieu desquelles il ne se démentit plus. Il
fut décapité à l’âge de
quarante-quatre ans. La quatrième victime fut Madeleine
He, mère de Madeleine Ni de Pong-t’sien,
dont on a vu les actes plus haut. Elle avait
soixante-sept ans. La cinquième fut Juliette Kim, dite
Kim-si, fille du palais. Ses parents,
chrétiens de la province, étaient venus
s’établir à la capitale. Quand elle fut
arrivée à l’âge de dix-sept ans, on voulut la
marier, mais désirant beaucoup
garder la virginité, elle s’arracha les
cheveux, en sorte que toute la peau du
crâne paraissait, et on fut obligé de
différer. Puis, ses parents étant
retournés en province, elle les quitta et fut
prise pour le service du palais,
où pendant dix ans elle ne put guère pratiquer
sa religion. Elle en sortit
enfin et, depuis ce temps, vécut seule du
travail de ses mains. D’un caractère
grave et peu ouvert, elle n’avait presque — 188 — pas de relations avec les autres
chrétiens, mais tous admiraient sa vertu
et on disait d’elle : « Juliette est une femme
qui, dût-elle en mourir, ne fera
jamais rien de mal. » Prise dans sa maison où
elle attendait les ordres de la
Providence, elle fut violemment torturée au
tribunal des voleurs, puis au
tribunal des crimes, mais son courage ne
fléchit pas un instant. Elle répondait
à ses juges « Devrais-je expirer sous les
coups, je ne puis renier mon Dieu. Si
je dénonçais quelqu’un, vous le mettriez à
mort; si je vous remettais quelque
livre, vous le brûleriez; c’est pourquoi je ne
veux pas ouvrir la bouche. J’en
serai quitte pour mourir. » Elle obtint la
couronne après deux mois de prison,
â lage de cinquante-six ans (1). La sixième fut Agathe Tsien dont
nous avons admiré le courage et la
constance lors de son arrestation avec Lucie
Pak. Outre les horribles supplices
que nous avons rapportés plus haut, Agathe eut
à supporter une autre
persécution. Son frère était païen, et avait
une petite place qui lui donnait
un certain rang dans le pays. Ne pouvant
déterminer sa sœur à l’apostasie,
craignant d’ailleurs de perdre sa place, et
d’être lui-même déshonoré, il
voulait qu’elle mourût dans la prison. Il fit
donc préparer des mets
empoisonnés et les envoya à Agathe qui, sans
se douter de rien, les mangea.
Mais Dieu veillait sur son humble servante;
elle vomit le poison, et eut la vie
sauve. N’ayant pas réussi de ce côté, son
frère alla trouver les geôliers, et
leur donna de l’argent pour obtenir à tout
prix qu’on la fit mourir sous les
coups. Les geôliers se firent volontiers les
instruments de sa haine
fratricide; à plusieurs reprises, ils
flagellèrent Agathe avec le bâton
triangulaire, mais elle n’en mourut pas. «
C’est ma faute, disait-elle, toute
ma vie je n’ai fait que pécher et je n’ai
acquis aucun mérite; je ne suis pas
même digne de mourir ici, ce serait déjà un
trop grand bienfait pour moi; mais
Dieu est miséricordieux, et tout arrive selon
l’ordre de sa providence, et
malgré tout j’ose toujours espérer le martyre.
» Dieu entendit sa fervente
prière; après six mois de prison, elle fut
jointe à la glorieuse troupe des
confesseurs, et eut la tête tranchée à l’âge
de cinquante-trois ans. La septième fut Madeleine Pak,
veuve. Ayant embrassé la religion après son
veuvage, elle se retira chez un oncle
maternel, où elle se fit remarquer par
une égalité d’âme à toute épreuve dans les
misères de la vie, et par une
admirable humilité. Prenant (1) Quelques documents mettent le
martyre de Juliette Kim, deux mois plus
tôt, au 19 juillet. — 189 — toujours pour elle-même ce ([u’il y
avait de plus mauvais et de plus difficile,
elle laissait aux autres ce qu’il y avait de
plus agréable et de meilleur.
Pendant la persécution, elle resta à la maison
pour la garder, et c’est là qu’elle
fut arrêtée. Elle supporta généreusement les
tortures, se montra toujours
résolue à mourir pour Dieu, et obtint cette
grâce après sept mois de prison, à l’àge
de quarante-quatre ans. La huitième fut Perpétue Hong,
veuve, mère de Pak Ho-rang-i. Mariée à un
païen, elle pratiquait sa religion avec une
certaine tiédeur, mais devenue
veuve, elle abandonna sa maison, et alla vivre
chez les chrétiens qui la
recevaient par charité, et auxquels elle se
faisait un plaisir de rendre les
services les plus humbles. Assidue au travail,
infatigable auprès des malades,
se prêtant à tout ce qu’on lui demandait, elle
édifia longtemps les néophytes
par l’exercice continuel des œuvres de
charité. Quand la persécution éclata,
elle ne chercha point à se cacher et attendit
patiemment l’exécution des
desseins de Dieu. Elle fut prise dans la
maison où elle se trouvait, et se
conduisit avec intrépidité dans les
interrogatoires et dans les supplices. En
prison elle eut à supporter une épreuve plus
pénible que la torture. Les
satellites la dépouillèrent de ses vêtements
et la suspendant ainsi toute nue,
l’accablèrent de coups, et lui firent mille
railleries et injures grossières.
Elle fut aussi atteinte de la peste trois ou
quatre fois, et à peine
éprouvait-elle quelque mieux, qu’elle allait
selon sa coutume près des autres
prisonniers, pansant et essuyant leurs plaies,
les débarrassant de la vermine,
et leur rendant tous les services nécessaires,
avec une joie et une aisance qui
touchaient tout le monde, et la faisaient
considérer par tous comme une
véritable sœur. Au milieu de ces saintes
pratiques, après six mois de prison.
Dieu lui accorda la palme due à ses travaux.
Elle avait trente-six ans. Enfin, le nombre de neuf se trouvait
complété par Colombe Kim, dont
personne n’a oublié les luttes glorieuses.
Après avoir été renvoyée à la
prison, elle y fut attaquée plusieurs fois de
la peste, passa cinq mois au
milieu de souffrances de toute espèce, et
reçut enfin de son céleste époux la
double couronne du martyre et de la virginité,
à l’âge de vingt-six ans. Ces neuf martyrs se rendirent avec
joie au lieu de l’exécution, en dehors
de la petite porte de l’Ouest, et furent
décapités, le 19 de la huitième lune,
26 septembre 1839. Dans ce même temps, d’autres
intrépides confesseurs donnaient leur vie pour
la foi, d’une manière moins éclatante peut — 190 — être, mais non moins méritoire, et
non moins digne de notre admiration. C’étaient
Catherine Ni, Madeleine Tsio et Barbe Tsio,
qui moururent en prison, dans le
cours de la huitième lune. Catherine Ni vivait en province,
mais quoique connaissant la religion, elle
ne pouvait guère, mariée qu’elle était à un
païen, ni s’en instruire à fond, ni
la pratiquer. Peu h peu, elle parvint à
toucher le cœur de son mari, et eut le
bonheur de lui faire conférer le baptême à
l’heure de la mort. Devenue veuve,
et au milieu de parents païens qui prohibaient
sévèrement tout exercice du
christianisme, elle prit le parti de se
retirer avec ses enfants dans la
famille de sa mère, pour s’occuper plus
librement du soin de leurs âmes. Sa
fille aînée, Madeleine Tsio, docile aux
instructions de sa mère, était fort
assidue à se faire instruire; elle fit de
rapides progrès dans l’amour de Dieu
et du prochain. Elle se levait tous les jours
de grand matin pour vaquer à ses
exercices de piété, puis se livrait avec
activité au travail, et par la couture
et le tissage, soutenait sa mère et son jeune
frère. Lorsqu’elle fut arrivée à
l’âge de dix-huit ans, on voulut la marier à
un chrétien. Mais, éprise des
charmes de la virginité, elle ne voulut pas y
consentir, et tout ce qu’on put
lui dire sur les dangers de sa position,
n’ébranla en rien sa détermination.
Conseils et menaces, tout échoua. Bientôt, ne
pouvant plus tenir contre les
récriminations des païens qui ne comprenaient
rien à une aussi étrange
conduite, Madeleine s’enfuit à la capitale.
Là, elle se mit en service dans une
maison chrétienne, et ne calculant, ni l’excès
de travail, ni l’insuffisance de
ses forces, fit l’impossible pour contenter
ses maîtres, et satisfaire en même
temps sa dévotion. Elle en tomba malade de
fatigue, et dut chercher une autre
place moins difficile, où elle continua à
travailler avec tant de diligence qu’elle
put envoyer quelques soulagements à sa mère.
Parvenue à un certain âge, et
pensant que le danger de la part des païens
serait passé, elle retourna à la
maison maternelle, et devint le modèle des
chrétiens par sa piété filiale, et
par son application aux œuvres de charité.
Elle instruisait les ignorants,
consolait les pauvres, soignait les malades,
baptisait les enfants païens en
danger de mort, et se multipliait tellement,
qu’on a peine à comprendre comment
une femme pouvait suffire à tout ce qu’elle
faisait. Dieu voulut éprouver cette
pieuse famille. En 1838, Catherine et sa
fille, forcées par la persécution d’abandonner
leur maison, vinrent à la capitale dans le
plus grand dénûment, et à l’aide de
quelques secours que la charité leur offrit,
trouvèrent asile dans une même
maison avec Barbe Tsio, que des malheurs
analogues avaient réduite à la même
détresse. — 191 — Racontons ici l’histoire de cette
dernière. Barbe, épouse d’un noble païen,
avait été instruite de la religion chrétienne
par sa vieille mère, qui, restée
sans appui, s’était retirée auprès de sa
fille. Docile aux leçons maternelles, elle
se convertit ainsi que ses deux jeunes filles
Madeleine Ni et Marie Ni, et
toutes ensemble se mirent avec ferveur à
pratiquer leur nouvelle foi. Mais il
fallait qie tout se fit dans le plus grand
secret, à cause du mari de Barbe qui
était fort opposé à l’Evangile. Après la mort
de sa vieille mère. Barbe profita
d’un voyage que son mari dut faire en
province, et alla secrètement avec ses
deux filles recevoir le baptême. Lorsque
Madeleine Ni fut arrivée à l’âge
nubile, son père voulut la marier à un païen,
mais outre qu’elle ne pouvait
consentir à une telle alliance, une vive
inclination la portait à garder la
virginité. Elle feignit donc une maladie, et
dit qu’elle ne pouvait se marier.
On ne saurait croire toutes les peines et
vexations qu’elle eut à supporter, à cette
occasion, de la part de son père. Un jour,
poussée à bout, elle se fit une
coupure au doigt, et lui écrivit avec son
propre sang, mais sans pouvoir le
fléchir. Cette lutte domestique dura près de
quinze ans. A la fin, Madeleine ne
voyant plus aucun moyen d’éviter ce mariage,
demanda à l’évêque la permission
de s’enfuir. Mgr Imbert ne voulut pas y
consentir, et dit qu’il fallait tenir
ferme, tout en restant à la maison; mais
bientôt les choses en vinrent à une
telle extrémité, que Barbe Tsio et ses deux
filles s’enfuirent de leur maison
et vinrent se cacher chez des chrétiens. A
cette nouvelle, le prélat leur
ordonna d’abord de retourner chez elles; mais
pour une femme et des jeunes
filles nobles qui avaient ainsi pris la fuite,
retourner au logis, c’était
aller à une mort presque certaine. Voyant
qu’il n’y avait plus aucun remède, l’évêque
leur donna quelques secours, et recommanda aux
catéchistes d’arranger cette
affaire le mieux qu’il serait possible. Elles
furent placées dans une petite maison,
où elles souffrirent beaucoup de la faim et du
froid; mais, libres qu’elles
étaient enfin de pratiquer leur religion,
elles ne s’inquiétaient guère des
privations et des souffrances. C’est là que
Catherine Ni et sa fille Madeleine
Tsio vinrent les rejoindre. Unies par le même dévouement et le
même désir de plaire à Dieu, ces saintes
âmes s’encourageaient mutuellement,
travaillaient à orner leurs cœurs des
vertus les plus convenables à leur état, et
s’exhortaient à bien supporter la
persécution et la mort même, si Dieu les y
appelait. Un jour, l’une d’elles se
mit à dire : « Si l’évêque est pris,
livrons-nous nous-mêmes. » Madeleine — 192 — Tsio répondit de suite : « S’il y a
des raisons de nous livrer, faisons-le,
pour suivre les pas de Notre Seigneur Jésus et
de notre pasteur. » Elles n’eurent
pas l’occasion de s’offrir elles-mêmes aux
persécuteurs. Les satellites vinrent
fondre sur la maison, et emmenèrent ensemble
les cinq amies. Conduites au grand
juge criminel, elles supportèrent
courageusement les coups et les tortures.
Trois mois après, épuisées des suites de leurs
supplices, auxquels vinrent se
joindre la peste et d’autres maladies,
Catherine Ni, veuve, âgée de
cinquante-sept ans, sa fille Madeleine Tsio,
vierge, âgée de trente-trois ans,
et Barbe Tsio, âgée de cinquante-sept ans,
moururent toutes les trois dans la
même prison, et allèrent les premières
recevoir la couronne. Les deux filles de
Barbe Tsio étaient réservées à de plus longues
épreuves. Elles souffrirent
horriblement de la faim et de la soif. On les
transféra au tribunal des crimes,
où de nouvelles tortures furent en vain mises
en jeu pour vaincre leur
constance; à la fin, on les condamna à mort.
Madeleine Ni, âgée de vingt-sept
ans, fut décapitée le 24 de la onzième lune,
après sept mois de captivité;
Marie Ni, âgée de vingt-deux ans, eut le même
honneur un mois plus tard, le 27
de la douzième lune; toutes deux se
présentèrent au divin Époux avec la double
gloire de la virginité et du martyre. Transportons-nous un instant à
Ouen-tsiou, capitale de la province de
Kang-ouen, pour y être témoins de nouveaux
triomphes. Nous avons vu que, dès la
première lune de cette année on avait arrêté,
au village de Sie-tsi, un
courageux chrétien nommé Jean T’soi
Iang-pok-i. Sa famille était originaire de
Tarai-kol, au district de Hong-tsiou, et il
était cousin éloigné de François T’soi
dont nous avons raconté plus haut les
souffrances et la mort. Son grand-père
ayant été exilé en 1801, tous ses enfants
quittèrent leur pays pour aller s’établir
auprès de lui, et Jean naquit en ce lieu
d’exil. Sous l’influence d’une
éducation chrétienne, son caractère devint
doux et droit. Plus tard, afin de
pratiquer plus librement la religion, il
émigra avec sa famille dans les
montagnes, au village de Sie-tsi, où il vivait
très-pauvrement, vaquant surtout
au soin de son âme, et malgré la modicité de
ses ressources, ne manquant jamais
de faire l’aumône à ceux qui étaient plus
pauvres que lui. Il exhortait souvent
les chrétiens, et fortifiait leur foi en leur
parlant du bonheur de donner sa
vie pour Dieu. Lui-même désirait vivement
obtenir le martyre; l’occasion s’en
présenta à la première lune de 1839. Comme il
était d’une force herculéenne, on
avait envoyé pour le prendre des — 193 — soldais armés de verges de fer, et
ils rentourèrcnt en frappant sur lui
tous à la fois. Mais Jean était loin d’avoir
la pensée de résister; il se
laissa saisir, garrotter et conduire au
tribunal de Ouen-tsiou dont dépendait
le village. Le juge lui dit : « Est-il vrai
que tu suis la mauvaise doctrine? —
Je ne connais pas de mauvaise doctrine,
répondit-il, je pratique la religion
chrétienne. » On le battit alors violemment
pour lui faire indiquer le lieu où
sa famille et ses voisins s’étaient retirés,
mais il ne prononça pas un mot. Renvoyé
à la prison, il fut si cruellement maltraité
par les geôliers et leurs valets,
qu’il resta étendu sans connaissance. Quand
ses plaies furent guéries, on le
cita de nouveau au tribunal. Le juge lui dit
avec douceur : « Si tu renonces à
ta religion, lu deviens un fidèle sujet du
roi, et je te fais rendre tous tes
biens : mais si tu t’obstines, je vais être
forcé de le faire subir de
terribles tourments. » Jean répondit : « Quand
vous me donneriez tout le
district de Ouen-tsiou, je ne puis ni mentir
ni renier mon Dieu. » Courageuse
parole qui depuis est restée proverbiale dans
cette ville, au point que
chrétiens et païens, même les enfants,
l’emploient dans leurs discussions,
comme la plus solennelle affirmation de la
vérité. Le juge lui fit administrer
plus de cent coups de bâton et le renvoya en
prison. Le lundi de Pâques, il fut
rappelé et le juge lui dit : « Décidément, tu
désires donc mourir? — La crainte
de mourir et le désir de vivre sont des
sentiments communs à tous, mais comment
pourrais-je refuser de mourir pour la justice?
— Si tu meurs ainsi, où iras-tu
donc? — J’irai au ciel. — Tu ne veux donc pas
apostasier? — Non. » On le fit
mettre encore à la torture, que Jean supporta
gaiement. Son amour pour Dieu
croissait sous les coups. Il fut ensuite conduit devant le
gouverneur. Là, les supplices du bâton, de
la planche, de l’écartement des os des bras et
des jambes, tout fut mis en
œuvre pour lui faire dénoncer des chrétiens,
mais en vain. On lui demanda d’expliquer
les vérités de la religion, ce qu’il fit avec
joie. Son corps était réduit à un
état affreux, mais, sans se plaindre, il
invoquait le secours de Jésus et de
Marie. Deux jours après, nouvel
interrogatoire, nouveaux supplices. Il fut
battu toute la nuit; ses chairs tombaient en
lambeaux, ses os sortaienl de
toutes parts, et il avait perdu connaissance.
Les bourreaux le traînèrent ainsi
dehors, lui enfermèrent les pieds entre deux
planches disposées à cet effet, et
le suspendirent la tête en bas pendant une
demi-journée. Un des valets, touché
de compassion, alla le détacher et lui fit
avaler un peu d’eau, mais il ne
revint à lui que longtemps après, et aussitôt —
194 — il se mit à remercier Dieu et la
vierge Marie d’être venus le consoler, ce
qui semblerait prouver qu’il eut, pendant ces
longs tourments, quelque
apparition céleste. Sa patience, sa
scrupuleuse attention à faire en tout la
volonté de Dieu, étaient admirables. On
raconte qu’un jour il pria le geôlier
de lui enlever un instant la cangue, pour en
retirer les punaises qui s’y
étaient logées : après quoi il lui dit de la
replacer. Celui-ci l’engagea à
rester quelque temps libre de ce fardeau si
pénible. « Non, dit Jean, c’est l’ordre
du mandarin que je la porte, et je veux la
porter. » Pendant plusieurs
semaines, on le conduisit au tribunal tous les
deux ou trois jours. Les
bourreaux s’acharnaient à inventer de nouveaux
supplices, ils voulaient le
faire mourir lentement sous les coups, et on
ne conçoit pas comment il put
conserver un souffle de vie. Après lui avoir
laissé reprendre des forces
pendant une vingtaine de jours, on le ramena
devant le juge, qui lui dit : «
Es-tu devenu plus sage, veux-tu quitter enfin
cette doctrine perverse? — Non,
répondit Jean, car si je veux maintenant
conserver à mon corps une vie de
quelques instants, mon âme mourra pour
toujours. Le sujet qui, après avoir
promis de mourir pour son roi et la justice,
viendrait à se révolter, ne
serait-il pas infidèle et rebelle? Comment
pourrais-je, moi qui ai juré de
servir le grand Dieu du ciel et de la terre,
le renier aujourd’hui par la
crainte des tourments ! » Le juge en
fureur ordonna de redoubler les
coups. Les os des jambes furent brisés, et
deux morceaux de deux à trois pouces
chacun tombèrent à terre; sou dos et son
ventre étaient entr’ouverts, et ses
entrailles sortaient au dehors. Au milieu de
ces indicibles tortures, Jean
conservait un visage calme : il ne pensait
qu’à son Sauveur crucifié et voulait
lui rendre amour pour amour, vie pour vie.
Vers ce temps, Dieu, pour purifier
davantage l’âme de son serviteur, permit qu’il
éprouvât une violente tentation
de découragement. Dans son trouble, il se jeta
aux pieds du Seigneur Jésus, et
y retrouva la force d’étouffer les cris de la
nature défaillante. Bientôt la
joie et la paix revinrent dans son cœur, et en
récompense de sa fidélité il
entendit enfin prononcer sa sentence de mort.
Il dut toutefois en attendre l’exécution
pendant environ deux mois. Le jour arrivé, il
mangea gaiement et en entier le
repas préparé pour les condamnés. Quand il
sortit pour aller au supplice, tous
les geôliers témoignaient leurs regrets, tant
ses beaux exemples les avaient
impressionnés. Le 29 de la huitième lune, 6
octobre 1839, après huit mois de
prison, il eut la tête tranchée. Il avait
alors vingt-neuf ans. — 195 — Jean T’soi est, sans aucun doute,
avec Laurent Pak et quelques autres, un
des martyrs de ce pays qui ont le plus
cruellement souffert. Quelque
incroyable, quelque diabolique que soit
l’habileté des bourreaux coréens à torturer
leurs victimes, jusqu’à ces extrêmes limites
seulement au delà desquelles une
mort instantanée viendrait les délivrer, il
nous semble impossible de ne pas
admettre dans ce cas, et dans d’autres
analogues, un secours particulier de
Dieu, conservant la vie à ses martys contre
toutes les règles de la nature.
Jean subit vingt et un interrogatoires, et fut
mis dix-huit fois à la question.
Tout cela s’était passé dans un lieu assez
éloigné des principales chrétientés,
aussi son histoire fut-elle alors peu connue.
Mais Dieu, qui aime à être béni
dans ses saints, permit que quelques-uns de
ses compagnons de captivité, trop
lâches pour l’imiter, fussent presque
constamment les témoins de ses combats;
et, sortis de leurs cachots, ils ont fait
connaître les merveilles que le Tout-Puissant
avait opérées en lui. Racontons de suite, en anticipant un
peu sur les événements, le martyre de
Brigitte T’soi, tante paternelle de Jean et sa
compagne de prison. Brigitte, ou, selon d’autres,
Catherine T’soi, avait été mariée à un
chrétien nommé Iou qui fut exilé en 1801, pour
avoir caché Alexandre Hoang;
elle suivit son mari au lieu de l’exil, Iou
tomba malade; il était sur le point
de mourir sans que Brigitte pût appeler aucun
chrétien pour le baptiser. Par un
respect scrupuleux pour la loi de l’Église en
ce qui concerne l’affinité
spirituelle, elle prit d’abord la résolution
de garder toujours la continence
et de vivre avec lui comme sa sœur, s’il
revenait à la vie; après quoi, elle
lui conféra elle-même le baptême. Son mari
étant mort, elle se trouva sans
aucun appui et revint près de son frère. On
rapporte qu’à l’époque où les
chrétiens ne pouvaient se procurer de
calendrier, il lui arriva de manger de la
viande sans savoir que c’était un jour
d’abstinence. Ensuite elle eut quelque
doute, alla aux informations et reconnut que,
par le fait, ce devait être le
temps du carême. Elle prit dès lors la
résolution de ne plus jamais manger de
viande et y fut fidèle jusqu’à la fin de sa
vie. Ce fait suffit pour montrer
quelle exactitude elle apportait à la pratique
de ses devoirs religieux. En 1839, voulant voir encore une
fois son neveu Jean, prisonnier à
Ouen-tsiou, elle s’y rendit à la huitième
lune, pensant que, conformément à l’usage
du pays qui permet aux femmes de passer à peu
près partout à volonté, il lui
serait facile d’arriver — 196 — jusqu’à lui. Elle entra donc sans
autre formalité à la préfecture, pour se
rendre a la prison; mais le juge, l’ayant
aperçue, demanda quelle était cette
femme. Elle répondit : « Je suis la mère du
prisonnier Jean T’soi, et je suis
venue pour le voir. — Mais ne serais-tu pas
aussi chrétienne? reprit le juge. —
Oui, sans doute, je le suis. — Dans ce cas, tu
ne pourras ni voir ton fils ni t’en
aller, qu’après avoir apostasié. — Devrais-je
ne plus revoir mon fils,
devrais-je même mourir, je ne puis renier mon
Dieu. Homme ou femme, vieillard
ou enfant, qui jamais pourrait renier le
souverain Maître? — Cette femme est
une criminelle, » dit le juge, et il commanda
de la mettre à la question qu’elle
supporta sans fléchir, puis il la fit jeter en
prison, avec ordre de la laisser
mourir de faim. Cet ordre fut assez mal
exécuté, et après qu’elle eut passé
quatre mois dans les souffrances et les
privations, le juge réitéra son ordre,
ajoutant qu’il fallait lui apporter, sous
trois jours, la nouvelle de sa mort.
Cet espace de temps ne suffisant pas pour
éteindre en elle le dernier souffle
de vie, les geôliers allèrent dans son cachot
pendant la nuit, et l’étranglèrent
en appuyant fortement sur la cangue qu’elle
portait au cou. C’était la nuit du
3 au 4 de la onzième lune de cette même année,
décembre 1839. Elle était âgée
de cinquante-sept ans, quand elle alla ainsi
rejoindre son neveu Jean, qu’elle
aimait véritablement comme son propre fils. La
mère du geôlier dit à un
chrétien alors en prison dans cette ville : «
Brigitte est certainement montée
au ciel, car, lorsqu’on l’a étranglée, on a vu
s’élever de son corps un rayon
lumineux. » Revenons à la capitale. Mgr Imbert
s’était livré au martyre et y avait
appelé ses missionnaires, dans la conviction
que la mort des pasteurs
apaiserait le violent orage déchaîné sur le
troupeau. On vient de voir, par le
récit des nombreuses exécutions qui suivirent
presque immédiatement, combien ce
généreux espoir avait été trompé. Il paraît
certain toutefois que telle était d’abord
la pensée du gouvernement coréen, et que la
persécution devait cesser après la
mort des prêtres européens. Mais ce n’est pas
impunément qu’on entre dans la
voie de l’injustice; il est bien difficile de
s’y arrêter à un point marqué d’avance,
car l’abîme appelle l’abîme, un crime appelle
d’autres crimes, et, bon gré, mal
gré, ceux qui avaient commencé la persécution
durent la continuer. Les
circonstances furent plus fortes que leurs
hésitations. Le traître Kim Ie-saing-i voulait
achever sa fortune, en mettant la
dernière main à son œuvre de destruction. Pour
faire valoir sa fidélité au roi
et son dévouement au bien public, il — 197 — représenta énergiquement, et à
différentes reprises, que le conp porté au
christianisme, quelque terrible qu’il fût,
n’était nullement mortel, qu’il
importait de ne pas laisser les choses à
moitié faites, et que le seul moyen d’assurer
le succès des mesures prises jusque-là était
de sacrifier tous les chrétiens influents,
capables de relever et de diriger leurs
coreligionnaires. Alors seulement la
secte se dissiperait d’elle-même; autrement,
dans quelques années ce serait à
recommencer. Ce conseil était d’une habileté
satanique, mais l’apostat oubliait
ce qu’il avait jadis appris dans son
catéchisme, que la religion chrétienne est
établie et soutenue par Dieu lui-même. Les
nouvelles mesures qu’il proposait
furent adoptées, et nous verrons bientôt avec
quel odieux succès. Une intrigue de palais vint, à ce
moment-là même, favoriser ses plans. Le
ministre Ni Tsien-i, si grand ennemi de la
religion et si ardent persécuteur,
fut changé; mais, comme le dit un proverbe
coréen : en évitant un daim, les
chrétiens rencontrèrent un tigre. En effet, il
fut remplacé par T’sio
In-ieng-i, oncle de la reine T’sio, homme
féroce et rusé, qui acquit alors une
triste célébrité par les cruautés qu’il commit
et fit commettre contre les
chrétiens. C’est à cette époque, et
probablement d’après ses ordres, que l’on
commença à se défaire des confesseurs par la
strangulation. Était-ce parce que
le trésor royal ne pouvait plus suffire aux
frais de tant d’exécutions
publiques? Était-ce plutôt parce qu’on
craignait que le peuple ne finît par se
lasser de voir couler le sang innocent?
Toujours est-il que, depuis, ce genre
de supplice fut employé contre les chrétiens
bien plus fréquemment qu’auparavant.
Les premiers qui périrent ainsi furent
Philippe T’soi et Pierre Niou. Philippe T’soi Hei-teuk-i, fils de
Tal-sam-i, était d’une honnête famille
chrétienne de la capitale; mais, privé de
bonne heure de ses parents, n’ayant
personne pour l’instruire et le diriger, il
mena, bien des années, une vie
scandaleuse et toute païenne. Il venait de se
convertir, grâce aux charitables
exhortations de quelques bons chrétiens, quand
il fut arrêté, dans le
commencement de la persécution. Il n’eut pas
la force de supporter les
tortures, et apostasia dès le second
interrogatoire. Mais, de retour chez lui,
tourmenté par les remords de sa conscience et
pressé par la grâce, il ne
pouvait ni manger ni dormir, et devint bientôt
insupportable à lui-même. Ayant
un jour rencontré des satellites, il leur dit
en conversation qu’il était bien
fâché de son apostasie; ceux-ci n’oublièrent
pas cette parole, et bientôt le
firent saisir de nouveau. Le — 198 — grand juge lui dit : « Et bien !
quelle est ton opinion maintenant ? — Je
regrette vivement, répondit-il, ma faiblesse
passée. — Es-tu donc fou? Quoi! tu
as apostasié, et tu veux redevenir chrétien? —
J’ai beau réfléchir : cette
doctrine est véritable, et, dussé-je mourir,
je ne puis pas l’abandonner. »
Néanmoins, il paraissait peu affermi, et il ne
prit vraiment son parti qu’après
une longue conversation qu’il eut, dans la
prison, avec Charles T’soi. On lui
fit subir de violentes tortures, et son corps
fut mis dans un état affreux. Il
lui fallut plus de courage encore pour tenir
bon contre les tracasseries des
satellites, qui venaient souvent l’importuner,
et cherchaient à le pousser au
désespoir en l’assurant que c’était folie de
sa part de vouloir encore se dire
chrétien, après avoir renié sa foi. En douze
séances, il reçut deux cent
quatre-vingt-dix coups de la planche à
voleurs, sans parler des autres
supplices : mais la grâce le soutenait, et il
mérita d’être étranglé dans la
prison, le 25 de la neuvième lune, à l’âge de
trente-trois ans. Il eut, ce même jour, pour compagnon
de supplice Pierre Niou Tai-t’siel-i,
fils aîné d’Augustin Niou. Cette famille
d’Augustin présentait alors un
spectacle bien étrange. La foi, la ferveur, le
dévouement de ses deux fils
étaient connus de tous, chrétiens et païens;
ces jeunes gens suivaient
fidèlement les exemples de leur père. Rien, au
contraire, ne put déterminer sa
femme et sa fille aînée à pratiquer la
religion; bien plus, elles ne cessaient
de déclamer contre les chrétiens, et allaient
jusqu’à tourmenter ceux de leur
famille qui faisaient profession de la foi.
Telle était la position où se
trouvait Pierre. Fidèle à tous ses devoirs de
piété, il était contrarié sans
cesse par sa mère et par sa sœur, et subissait
fréquemment des persécutions
domestiques intolérables. « Pourquoi,
disaient-elles, n’écoutes-tu pas tes
parents et t’obstines-îu à faire ce qu’ils te
défendent ? » Pierre n’avait pour
réponse que de respectueuses paroles et, tout
en déplorant devant Dieu l’aveuglement
de sa mère, continuait à lui prodiguer les
témoignages d’une affection toute
filiale. Quand. la persécution éclata, il
sentit naître dans son âme un vif
désir du martyre. Les grands exemples de
fermeté que donnaient les confesseurs
de la foi enflammaient son cœur, et, poussé
par l’enthousiasme de l’amour
divin, il alla de lui-même se livrer entre les
mains des mandarins. On employa
mille moyens pour obtenir son apostasie. Aux
menaces furent jointes les
tortures, mais son corps tout déchiré et la
vue de son sang coulant de toutes
parts n’ébranlèrent pas ce généreux enfant.
Les geôliers lui firent souvent, à
la prison, subir d’autres supplices. — 199 Un jour un satellite, se servant de
sa pipe de cuivre comme d’un emporte-pièce,
la lui enfonça dans la cuisse et enleva le
morceau en criant : « Seras-tu
encore chrétien? — Certainement, répondit il,
ce n’est pas cela qui m’en
empêchera. » Alors le satellite, prenant un
charbon ardent, lui dit d’ouvrir la
bouche : « Voilà, » dit Pierre, en présentant
la bouche toute grande ouverte,
et le satellite étonné recula. Les autres
chrétiens lui disaient : « Tu crois
peut-être avoir beaucoup souffert, mais cela
n’est rien en comparaison des
grands supplices. — Je le sais bien, reprit
Pierre, c’est un grain de riz
comparé à un boisseau. » Plus tard,
lorsqu’après l’interrogatoire on l’emporta
sans connaissance, et que les autres
prisonniers s’empressaient pour le faire
revenir à lui, sa première parole fut : « Ne
vous donnez pas tant de peine, ce
n’est pas cela qui me fera mourir. » Il subit quatorze interrogatoires,
et fut mis quatorze fois à la question;
mais son courage surnaturel, au lieu de
toucher le cœur des juges, les
enflammait de fureur; et il reçut en outre
plus de six cents coups de verges et
quarante coups de la planche à voleurs. Son
corps n’était qu’une plaie, ses os
étaient rompus, ses chairs tombaient en
lambeaux, et au milieu de tant de
souffrances son àme conservait le calme, il
avait l’air content et joyeux : son
amour pour Dieu paraissait au dehors, et se
manifestait sur son visage par un
reflet mystérieux. Il semblait par moments se
rire des supplices et défier la
rage de ses bourreaux. Saisissant des lambeaux
de chair pendants sur son corps,
il les arrachait lui-même, comme si ce n’eût
pas été son propre corps, et tous
ses juges frémissaient. Quel spectacle pour
les anges du Ciel, que ce petit
ange de la terre, à peine sorti de l’enfance,
et déjà buvant au calice amer de
son Sauveur! pouvant à peine s’exprimer en un
langage correct, et déjà devenu
un intrépide confesseur du nom de Jésus-Christ
! Les juges, craignant l’effet
que sa mort pourrait produire sur l’esprit de
la multitude, n’osèrent pas le
faire exécuter publiquement. Il fut étranglé
dans la prison, avec Philippe T’soi,
le 15 de la neuvième lune. Il n’avait que
treize ans. Pierre Niou est un des
martyrs les plus illustres de la Corée, et, en
lisant ses actes, la pensée se
reporte naturellement sur le glorieux martyr
saint Venant, avec lequel il a
plusieurs traits de ressemblance. Mille fois
gloire à Dieu qui fait ainsi éclater
les merveilles de sa grâce dans tous les temps
et dans tous les pays, et qui de
pauvres enfants sait faire des héros ! C’est aussi vers cette époque que
mourut Pierre Ko Tsip-tsiong-i. Il vivait
à la capitale en bon chrétien, et fut arrêté
par — 200 — hasard, à la septième lune, dans la
maison de la veuve Tsiou, avec les
serviteurs des missionnaires que M. Maubant
envoyait auprès de Mgr Imbert.
Ayant été relâché, il rencontra, quelques
jours plus tard, les deux prêtres
menés captifs à la capitale. Il les suivit et
fut repris. Mis à la question, il
ne se laissa pas ébranler. On lui demanda,
pour preuve de la sincérité de sa
foi, de boire d’une eau dégoûtante et mêlée
d’ordures, ce qu’il fit avec
empressement. Il fut étranglé environ deux
mois après son arrestation. Dans la province de T’siong-t’sieng,
la persécution, quoique moins
violente, faisait beaucoup de mal, en
provoquant de nombreuses apostasies.
Après la publication de l’édit royal, quantité
de chrétiens avaient été arrêtés
et conduits devant les divers mandarins
subalternes. Un certain nombre ayant
été élargis, le gouverneur de la province, qui
était alors T’sio Kei-ien-i, fit
appeler les autres à sa barre, vers la
neuvième lune, pour porter enfin un
jugement définitif. De toutes les parties de
la province on lui amena des
prisonniers, et environ soixante chrétiens se
trouvèrent ainsi réunis. Il est
bien pénible d’avouer que la plupart avaient
déjà essayé, au prix de leur
conscience, de mettre leur vie en sûreté.
Aussi le chagrin et le remords se
montraient-ils sur presque tous les visages.
Six ou huit seulement avaient tenu
ferme, et semblaient déterminés à persévérer.
De ce nombre se trouvait un
chrétien noble, dont nous ne savons pas le
nom, accompagné de sa femme et de sa
sœur veuve. Le gouverneur, n’ayant pas réussi
à le gagner par les menaces et
les tortures, essaya de le prendre par les
caresses. Malheureusement il
réussit, et faisant de suite appeler
séparément sa femme et sa sœur, il leur
représenta que le chef de maison ayant
apostasié, elles ne pouvaient plus faire
difficulté de l’imiter. N’ajoutant pas une foi
entière à ses paroles, elles
demandèrent l’autorisation d’aller voir leur
frère et mari, qui confessa son
apostasie. Vaincues par son exemple, ces deux
femmes, de retour près du
gouverneur, eurent aussi la lâcheté de trahir
leur Dieu. Les autres prisonniers
courbèrent successivement la tête, et le
triomphe de l’enfer eût été complet,
sans un fidèle confesseur nommé Pierre Tien. C’était un pauvre homme chétif, mal
tourné, maladif, boiteux, et d’une
intelligence plus que bornée, que chacun
méprisait et tournait en ridicule.
Natif de Iang-tei, au district de Mien-t’sien,
il avait montré beaucoup de
tiédeur dans sa jeunesse, mais plus tard,
ayant émigré à Houang-mo-sil, parmi
les chrétiens, il se mit de tout cœur à la
pratique de ses devoirs et, secondé
de la — 201 — grâce, fit bientôt de rapides
progrès dans la vertu. Quand éclata la
persécution de 1839, il se cacha d’abord
quelque temps, puis voulut se livrer
lui-même; on eut grand’peinc à l’en dissuader.
Son frère aîné ayant été arrêté
sur les entrefaites, il se mit de suite en
route pour aller le rejoindre. On
parvint encore à l’en empêcher et, pendant
qu’il retournait chez lui, bien à
contrecœur, il fut rencontré et arrêté par les
satellites qui le conduisirent à
la prison de Hai-mi où déjà son frère avait
été consigné. Il fut traduit devant
le tribunal, et sur son refus d’apostasier et
de dénoncer les chrétiens, on lui
fit subir, malgré son état d’infirmité,
l’écartement des os, la puncture des
bâtons et autres supplices. On lui scia les
jambes avec des cordes d’une
manière si atroce, que des morceaux de chair
en tombaient détachés. Ces
tortures furent répétées dans quatre ou cinq
séances, et quoique pendant huit
jours on ne lui donnât pas même un verre
d’eau, il resta inébranlable, au grand
étonnement de tous, car personne ne
s’attendait à tant de fermeté de la part d’un
pauvre idiot. Son frère aîné, ne pouvant supporter
les tortures, prononça la fatale
formule d’apostasie, et retourna chez lui, où
il mourut peu de temps après.
Cette défection n’ébranla pas la constance de
Pierre. Une seule fois, son
courage faiblit pendant quelques instants, et
il dénonça un chrétien; mais,
reprenant aussitôt sa généreuse détermination,
il refusa avec plus d’énergie
que jamais de renier son Dieu. La persuasion
n’eut pas plus de succès que les
supplices. « Estropié que tu es, lui disait le
juge, pourquoi veux-tu encore t’exposer
aux supplices? » Pierre rétorquait l’argument
: « Estropié que je suis, à quoi
bon retourner chez moi, et qu’ai-je à faire en
ce monde ? Je désire livrer ma
vie pour Dieu, et, dussé-je mourir sous les
coups, je ne puis l’abandonner. »
De la prison de Hai-mi, il fut transféré au
tribunal du gouverneur, où, sans se
laisser impressionner par l’apostasie
générale, il se montra dans plusieurs
interrogatoires aussi ferme qu’auparavant. Il
mourut en prison, de faim et des
suites de ses blessures, à l’âge de plus de
trente ans, dans le courant de la
neuvième lune. Quelle leçon pour tous les
chrétiens ! Avec Pierre Tien il y
avait, dans la prison, des nobles, des riches,
des lettrés, des hommes
instruits et intelligents; à quoi leur
servirent leurs titres, leurs richesses
et leurs talents? à rendre plus honteuse leur
lâche défection. Seul le pauvre
idiot eut la vraie intelligence et la vraie
sagesse; seul le pauvre estropié
eut la véritable force; seul le déshérité de
ce monde alla en ce jour s’asseoir
au banquet du Père céleste. Gloire à Dieu ! — 202 — Cependant, le traître Ie-saing-i,
non content de donner le conseil infâme
dont nous avons parlé, avait tenu, par un
raffinement de haine, à se faire
lui-même l’exécuteur de ces mesures
sanguinaires. Ayant complètement jeté le
masque, il commença dès lors à se faire porter
en chaise de côté et d’autre,
accompagné des satellites, pour mieux
découvrir et saisir sa proie. Il
connaissait personnellement la plupart des
chrétiens, au moins dans un rayon
assez étendu autour de la capitale, et
souvent, dans ses tournées, il lui
arrivait d’en rencontrer quelques-uns. Sa
cruauté, son impiété, son immoralité,
dépassaient toutes les bornes. Quand il
arrivait quelque part, les chrétiens,
sachant qu’il en voulait surtout aux
personnages importants, et qu’on ne
faisait plus de saisies en masse, ne
s’enfuyaient plus sur les montagnes. Il
commençait quelquefois par les engager, avec
un rire sardonique, à bien
souffrir pour le nom de Dieu; ensuite il
prenait les renseignements dont il
avait besoin et, pour y mieux réussir, faisait
lier et battre quelques
personnes du village; souvent il ordonnait
d’en torturer plusieurs pour le seul
plaisir de les voir souffrir. Il les relâchait
ensuite en disant : « Un tel n’irait
pas loin, un tel pourrait bien aller jusqu’au
martyre; » et il se moquait des
plus lâches, en leur faisant donner quelques
coups de plus. Il se faisait aussi
amener de jeunes femmes, sous prétexte de les
interroger; sur son ordre, on
leur enlevait leurs vêtements, on les frappait
et torturait jusqu’à ce que,
vaincues par la douleur, elles devinssent,
sans résistance, les victimes de son
immonde brutalité. L’influence acquise par ce
monstre était si grande, que
chacune de ses paroles avait, pour ainsi dire,
force de loi. « Tuez celui-ci,
disait-il; laissez celui-là; on peut relâcher
cet autre, s’il apostasie; » et
les juges aussi bien que les satellites
obéissaient. La vie et la mort
semblaient être dans ses mains. En quelques semaines, il fit arrêter
les chrétiens les plus influents.
Dominique Kim, Côme Nie, André Tsieng, Mathias
Ni, et bien d’autres dont nous
reparlerons, furent pris à cette époque.
Mathias Ni, dernier fils de
Seng-houn-i, renommé pour ses talents
littéraires et sa science médicale, après
avoir servi les prêtres pendant quelque temps,
s’était réfugié dans la province
de Kang-ouen, au village de Mal-ko-kai,
district de T’sioun-t’sien. C’est de là
que, trahi par Kim Tsin-sie, il fut conduit à
la capitale. Plusieurs apostats,
relâchés quelques semaines auparavant, furent
arrêtés de nouveau. André Son,
qui avait donné asile à l’évêque, avait,
aussitôt après le départ de Mgr
Imbert, cherché un autre refuge avec sa femme
et ses enfants. Les satellites,
ne le trouvant pas, — 203 — s’en prirent à divers membres de sa
famille qui furent torturés et
perdirent presque tous leurs biens. André, ne
pouvant supporter la pensée qu’il
était cause de tous ces maux, finit par se
livrer lui-même. Vers la fin de la neuvième lune, on
parvint aussi à mettre la main sur le
catéchiste Augustin Pak I-sien-i. Augustin
appartenait à une famille de la classe
moyenne de la capitale. D’un caractère humble,
doux et affable, il se faisait
remarquer par ses talents et ses
connaissances. Ayant, dès l’enfance, perdu son
père, il vécut dans une extrême pauvreté,
résigné à sa position, prenant grand
soin de sa mère, et fidèle à tous ses devoirs
de chrétien. Assez instruit de la
religion et entièrement dévoué au salut des
âmes, il se faisait un devoir d’enseigner
et d’exhorter chrétiens et païens, et ne
manquait pas de procurer le baptême
aux enfants infidèles en danger de mort.
Souvent il disait, en pensant à la
croix de Jésus-Christ : « Puisque Notre
Seigneur Jésus m’a aimé, moi misérable
pécheur, il est juste que je l’aime aussi.
Puisque Jésus a daigné souffrir et
mourir pour moi, il est juste que, moi aussi,
je souffre et je meure pour lui,
» et le désir du martyre enflammait son àme.
Apercevait-il parmi les chrétiens
quelque vice, quelque désordre ou quelque
faute grave, il s’efforçait doucement
de faire revenir les coupables par des paroles
affables. La peine qu’il
ressentait de les voir en état de péché
paraissait sur son visage, et il
trouvait dans sa charité des exhortations si
touchantes, que rarement on
résistait à ses avis. Sa douceur était devenue
proverbiale, et les chrétiens
disaient en riant : « Quand donc verrons-nous
Augustin en colère? » Ne reculant
devant aucun travail, il prenait toujours pour
lui les tâches épineuses,
laissant aux autres ce qu’il y avait de
facile, et à l’époque oii l’on faisait
des préparatifs pour introduire les
missionnaires en Corée, il se donna mille
peines, voyageant jour et nuit, par quelque
temps que ce fût, pour contribuer
selon ses forces à cette grande œuvre. Sa
vertu et ses talents l’eurent bientôt
fait remarquer des missionnaires, et, pour
obéir au vœu général, ils lui confièrent
la charge de catéchiste de la capitale. Augustin se montra, par son zèle,
digne de cette haute et périlleuse
fonction. Les païens eux-mêmes appréciaient
son mérite. Aussi, dès la deuxième
lune de 1839, il fut poursuivi et obligé de se
cacher. Mais alors même il lui
arrivait souvent de braver les dangers, pour
aller voir de nuit ce qui se
passait dans les prisons, communiquer avec les
prisonniers, les consoler et
affermir leur courage. C’est par lui que l’on
a pu connaître beau — 204 — coup de détails sur les martyrs de
cette époque. Huit mois se passèrent
ainsi. Il fut enfin arrêté avec sa femme, la
vertueuse Barbe Ko, fille de Ko
Koang, martyrisé en 1801. Attachée de toute
son âme à la foi que son père avait
scellée de son sang, Barbe, après son mariage
avec Augustin, avait fait de sa
maison le modèle des ménages chrétiens.
Secondant son mari dans l’exercice des
bonnes œuvres, elle s’appliquait de son côté à
exciter les tièdes, à instruire
les ignorants et à soigner les malades de son
sexe. Après l’arrestation d’Augustin,
elle songea à se livrer elle-même. Elle n’en
eut pas le temps, car dès le
lendemain les satellites vinrent la saisir à
son tour. Les deux époux se
rencontrèrent à la prison des voleurs, et,
remerciant Dieu de ce bienfait, ils
se félicitèrent mutuellement, et
s’encouragèrent à marcher d’un pas ferme dans
cette nouvelle voie de souffrances. Le grand
juge criminel leur fit subir
ensemble les interrogatoires, et leur fermeté
étant la même, ensemble aussi ils
furent mis à la question. Pendant six séances
consécutives, on les tortura d’une
manière si atroce, que tous deux furent
réduits à ne pouvoir plus se servir ni
des bras, ni des jambes. Mais Dieu leur avait
donné l’esprit de force, et le
calme ne les abandonna pas un seul instant.
Dix jours plus tard, ils furent
encore envoyés ensemble au tribunal des crimes
où, après de nouveaux supplices
endurés avec la même constance, ils furent
condamnés à mort. « Autrefois,
disait Barbe dans la prison, autrefois, en
entendant seulement parler du
martyre, je tremblais : mais le Saint-Esprit a
daigné environner de ses grâces
une pécheresse telle que moi; je n’ai plus
aucune crainte et je suis dans la
joie. Je ne savais pas que ce fût chose si
facile. » Elle attendait la mort
avec impatience, comptant sur ses doigts le
nombre de jours qui restaient
encore avant celui fixé pour l’exécution. Augustin fut bientôt rejoint en
prison par Jean Ni, autre catéchiste de la
capitale. Jean Ni Kieng-t’sien-i était d’une
famille chrétienne et noble de
Tong-san-mit, au district de Ni-t’sien, et
avait sucé avec le lait la foi de
ses parents. Devenu orphelin dès l’âge de cinq
ans, il fut emmené à la capitale
et adopté par une femme chrétienne. Dès le
jeune âge, son obéissance et sa
piété filiale envers sa bienfaitrice le firent
remarquer de tous. Il désirait
garder le célibat, mais par humble déférence
pour les vœux de sa mère adoptive,
il consentit à se marier, et accomplit d’une
manière exemplaire tous les
devoirs d’un époux chrétien, pendant les
quelques années que vécut sa femme.
Dieu l’ayant appelée à lui, ainsi que les deux
petits enfants qu’il en — 205 — avait eus, aucune instance ne put le
déterminer à se remarier, et il vécut
désormais seul. Tout appliqué aux bonnes
œuvres et jaloux de rendre service aux
chrétiens, il accompagna plus d’un an M.
Maubau dans ses tournées pour l’administralion
des sacrements. Quand éclata la persécution de
1839, il se dévoua pour aller
partout recueillir des aumônes, qu’il faisait
passer aux prisonniers. Plusieurs
fois aussi il alla trouver l’évêque ou les
prêtres dans leurs diverses
cacliettes, pour les tenir au courant des
événements; et quoique son nom fût
très-connu, quoique le danger devint chaque
jour plus pressant, il ne put
jamais se décider à rester inactif. Il venait
de prendre la résolution, avec
plusieurs autres chrétiens, de recueillir tous
les corps des martyrs que l’on
n’avait pu encore ensevelir, et, cette œuvre
achevée, d’aller se réfugier en
province, quand, le 6 de la dixième lune, les
satellites entrèrent brusquement
dans la maison où il dormait. Réveillé par eux
en sursaut, il fut un moment
interdit, mais bientôt : « Dieu m’appelle, se
dit-il. Dieu m’appelle par un
bienfait spécial. Comment pourrais-je ne pas
répondre à sa voix ? » Il fut lié
de la corde rouge, conduit à la prison des
voleurs et, le lendemain, cité
devant le grand juge criminel qui l’interrogea
sur toutes les affaires de la
chrétienté. Tout étant connu alors, et la
plupart des chrétiens déjà morts, il
répondit sans détours. Le juge lui dit : « Tu
es jeune et tu me parais bien né,
pourquoi n’essayes-tu pas de te faire un nom
dans les lettres ou dans les
armes? Pourquoi donc veux-tu, en suivant cette
mauvaise doctrine, enfreindre
les ordres du roi et te faire condamner à
mort? Maintenant encore, si tu la
rejettes, j’en référerai aux ministres et je
te sauverai la vie. Rélléchis un
peu. Pourquoi t’obstiner ainsi à mourir sans
motifs comme cette masse d’impies?»
— Jean répondit : « Comment pourrais-je
désirer directement la mort? Mais, pour
obéir aux ordres du roi, il faudrait renier
mon grand roi et père, créateur de
toutes choses. Or, devrais-je mourir, je ne le
puis. Il y a longtemps que j’ai
pensé à tout ce que vous voulez bien me dire.
Veuillez ne pas insister
davantage. » On attendit quelque temps; on lui
donna du vin et de la
nourriture; on employa tous les moyens de
persuasion, mais inutilement, et on
le renvoya à la prison dans la salle des
voleurs. Les chrétiens apostats y
étaient péle-mèle confondus avec eux; c’était
un spectacle affreux qui donnait
l’idée de l’enfer. Jean, tout contristé,
s’était assis sans savoir où porter
ses yeux et ses pensées, quand tout à coup un
mandarin subalterne le fit
appeler et lui dit : « Tes habillements sont
convenables; tu as certainement quelque
part de l’argent — 206 — caché; indique-moi rendroit. » Et
sur son refus, il lui fit appliquer vingt
coups de gros bâton qui lui mirent le corps en
sang. Jean passa plusieurs jours
dans cette prison. La vue de ces chrétiens
indignes, les uns apostats, les
autres tout disposés à le devenir à la
première occasion, lui faisait une
étrange impression. « Que deviendrais-je? se
disait-il; ces malheureux ont
peut-être autrefois mené une conduite bien
meilleure que la mienne, et
cependant les voilà perdus. Mon Dieu, venez au
secours de ma faiblesse ! »
Enfin il fut tiré de là et mené au tribunal
des crimes. Dieu récompensa son
humililé en lui donnant la force dans les
supplices, et bientôt il fut condamné
à mort et renvoyé en prison, avec les
confesseurs nommés plus haut, pour y
attendre l’exécution de la sentence. Elle n’eut lieu qu’à la douzième
lune (janvier 1840). Laissons donc ces
courageux athlètes se préparer au combat, et
suivons sur d’autres points les
péripéties de ce drame sanglant de la
persécution. |