DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
II La
persécution de 1839. 1839-1840. — 223 — CHAPITRE V. Dernières exécutions. — Lettre du
catéchiste Jean Ni. — Fin de la
persécution. À la capitale, après le martyre
des missionnaires européens et les
nombreuses exécutions du mois de septembre,
le gouvernement avait espéré que
les chrétiens, frappés de terreur et matés
par les souffrances de la vie de
prison, se soumettraient facilement. Mais,
par la grâce toute-puissante de
Dieu, ce calcul fut déjoué ; les défections
étaient beaucoup moins nombreuses
qu’on ne l’attendait, et les prisons ne
désemplissaient guère. Au bout de trois
mois, une nouvelle exécution publique fut
résolue ; sept des chrétiens déjà
condamnés à mort furent désignés pour
victimes, et on fixa le jour au 24 de la
onzième lune, 29 décembre 1839. Tous les
condamnés eussent voulu avoir la
préférence, mais plusieurs devaient encore
se purifier dans les tribulations
avant de cueillir la palme si désirée.
Le chef de cette
glorieuse troupe fut Pierre T’soi, frère
cadet de Jean T’soi T’siang-hien-i, l’un
de nos premiers martyrs de 1801. Pierre Tsoi
Ie-t’sin-i était né à Séoul, d’une
famille de la classe moyenne qui, jusqu’à
l’époque de la première persécution,
avait été honorée de diverses fonctions
publiques. À la mort de son frère, il
n’avait
que treize ans et depuis il vécut longtemps
sans pratiques religieuses aucunes,
et complètement séparé des chrétiens. Peu à
peu cependant il se rapprocha d’eux
et se convertit solidement vers 1821. Quand
le choléra fit de si terribles
ravages en Corée, il reçut le baptême, ainsi
que beaucoup d’autres
catéchumènes, et fut depuis lors un chrétien
modèle. D’une admirable humilité,
il ne savait voir que le bien chez les
autres, et dans sa propre opinion se
mettait au-dessous de tous. Le souvenir de
sa vie passée pesait toujours sur
son cœur, et convaincu que le martyre seul
pourrait expier ses fautes, il en
concevait un fervent désir.
Sa femme, Madeleine
Sen, appartenait aussi à une famille ruinée
par la persécution de 1801. Ayant
vécu longtemps dans un pays où il n’y avait
pas de chrétiens, elle eut beaucoup
de peine à acquérir une connaissance
suffisante de la religion, mais aussitôt
instruite, elle se mit courageusement à la
pratique de ses devoirs. Elle fut
baptisée avec son mari à l’époque du choléra
— 224 — et ne cessa d’édifier la
chrétienté par ses bons exemples. De onze
enfants
nés de leur mariage, neuf moururent quelque
temps après leur baptême, et il ne
leur en resta plus que deux : l’aînée de
tous, nommée Barbe, et une petite
fille de deux ans. Barbe, suivant les pieux
exemples de ses parents, se fit
remarquer dès l’enfance par sa ferveur et
son empressement à se faire
instruire. Quand il fut question de son
mariage, elle dit à son père et à sa
mère : « Veuillez, dans cette affaire si
importante, ne pas regarder à la
condition plus ou moins élevée, aux
richesses ou à la pauvreté. Je désire
seulement être unie à un chrétien fervent et
bien instruit. » D’après ses vœux
nettement formulés, elle fut, malgré la
différence d’âge et de conditions,
donnée à Charles Tsio, et n’eut qu’à
remercier le Seigneur. Les deux époux
s’excitaient
l’un l’autre à l’amour de Dieu et à la
pratique du bien, et leur union fut
bénie par la naissance d’un fils.
Pierre, Madeleine et
Barbe, arrêtés ensemble à la cinquième bine,
furent conduits devant le grand
juge criminel, et eurent à subir sept
interrogatoires excessivement sévères.
Les objets rapportés de Chine par Charles
Tsio avaient été saisis dans leur
maison, aussi les bourreaux eurent-ils ordre
de ne les point ménager. Madeleine
et Barbe reçurent chacune deux cent soixante
coups de bâton, et souffrirent
plusieurs fois la courbure des os, mais leur
fermeté ne se démentit nullement.
« Ma vie ne m’appartient pas, disait
Madeleine au juge, elle est à Dieu qui me
l’a donnée, et qui seul peut me la reprendre
quand il voudra. Je mourrai s’il
le faut pour ce divin arbitre de la vie et
de la mort, mais je ne puis le renier.
» Pendant les longues souffrances de la vie
de prison, ils rendaient grâces à
Dieu, et Madeleine disait souvent : « Si ce
n’était le secours de Dieu, je ne
pourrais endurer même un instant la vermine
qui me dévore ; la force pour
supporter les épreuves vient uniquement de
lui. » Madeleine et Barbe avaient
chacune à la prison un enfant à la mamelle.
Sentant plusieurs fois leur cœur de
mère trop impressionné, et craignant la
faiblesse de la nature, elles se
séparèrent héroïquement de ces chères
petites créatures, et les envoyèrent chez
des parents dans la ville.
Transférés au tribunal
des crimes, les trois confesseurs montrèrent
dans les tortures le même courage
qu’auparavant, et furent condamnés à mort le
même jour. Pierre obtint le
premier la couronne. En allant au supplice,
il dit au geôlier : « Va dire à ma
femme et à ma fille, qui sont dans la prison
des femmes, de ne pas s’attrister
de mon sort ; ce serait un sentiment trop
naturel, — 225 — et indigne de véritables
chrétiennes. Elles doivent au contraire
louer
Dieu, et le remercier pour un si grand
bienfait. » Pierre fut décapité le 24 de
la onzième lune, après sept mois de
détention. Il avait alors cinquante-trois
ans. Sa femme et sa fille ne le suivirent
qu’un mois plus tard.
Pierre T’soi fut accompagné
au supplice par six généreuses chrétiennes.
C’étaient d’abord : Madeleine Ni,
vierge, fille de Barbe T’sio ; Barbe Ko,
femme du catéchiste Pak I-sien-i, et
Élisabeth Tieng, vierge, sœur de Paul Tieng
; nous avons, plus haut, raconté
leur martyre. Les trois autres se nommaient
: Benoîte Hien, veuve ; Barbe Tsio,
et Madeleine Han, veuve, sur lesquelles nous
devons donner ici quelques
détails.
Benoîte Hien, sœur de
Charles Hien, serviteur de M. Chastan, était
d’une famille d’interprètes, et
fille de Hien Kiei-heum-i, martyr en 1801.
Son frère Charles et sa vieille mère
étaient réduits à une grande pauvreté, et la
persécution les ayant forcés
souvent à changer de demeure, il serait
difficile de dire toutes les épreuves
auxquelles Benoîte, qui vivait avec eux, fut
soumise dès sa plus tendre
enfance. Mariée, à dix-sept ans, au fils du
glorieux martyr T’soi T’siang-hien-i,
elle devint veuve après trois ans et,
n’ayant pas d’enfant, retourna près de
son père, où elle gagnait sa vie par la
couture. Heureuse et tranquille dans
son humble condition, d’une humeur toujours
égale, elle remerciait Dieu de lui
avoir donné le moyen de s’occuper librement
du salut de son âme. On admirait la
parfaite concorde et la régularité de cette
pieuse maison. Les prières, méditations
et lectures s’y faisaient à heures fixes :
jamais de tiédeur ou de nonchalance
au service de Dieu. Benoîte, à qui son
travail procurait quelque argent, ne s’en
réservait jamais une sapèque, mais donnait
tout à son père. Non contente de
travailler à sa propre sanctification, elle
instruisait les ignorants,
exhortait les tièdes, consolait les
affligés, soignait les malades et ne
manquait aucune occasion de donner le
baptême aux enfants païens en danger de
mort. Quand l’époque de la visite des
prêtres était arrivée, elle réunissait
les chrétiens chez elle, pour les préparer
de son mieux à la réception des
sacrements. Aussi fut-elle dénoncée une des
premières quand éclata la
persécution. Elle réussit à se cacher
pendant quelque temps, mais, à la
cinquième lune, elle tomba entre les mains
des satellites.
Traduite devant le juge
criminel, Benoîte eut à subir des tortures
d’autant plus violentes, qu’on
voulait savoir d’elle le lieu où son frère
Charles était avec le prêtre. Elle
fut frappée, fus — 226 — tigée, mise huit fois à la
question, sans compter tous les supplices
que
les satellites lui firent endurer de leur
propre autorité, afin de tirer d’elle
quelques renseignements sur les
missionnaires, et de gagner la somme promise
à
qui les saisirait. Mais la résignation ferme
et patiente de Benoîte déjoua tous
les efforts de leur haine, et ils ne purent
lui arracher une seule parole
compromettante. Transférée à la huitième
lune au tribunal des crimes, elle y
montra le même courage, quoique son corps
brisé tombât en lambeaux. La peste,
dont elle fut alors attaquée, vint encore
ajouter à ses souffrances. Enfin le
mandarin la condamna à mort, et elle fut
renvoyée en prison, après les
bastonnades d’usage. De là, elle écrivit à
son frère Charles une lettre que
plusieurs chrétiens ont lue, et dont ils
parlent avec admiration. Cette lettre
n’a pas été conservée. Telle était la
tranquillité de son âme que le jour de
l’exécution,
en attendant l’heure fixée, elle reposa
longtemps d’un sommeil doux et
paisible, puis partit avec joie, comme si
elle fût allée à une fête. Elle avait
passé sept mois en prison, et était âgée de
quarante-six ans.
Barbe Tsio, femme de
Sébastien Nam, était de la noble famille de
Justin Tsio Tong-siem-i. Elle reçut
une excellente éducation et pratiqua la
religion dès son enfance. Mariée à
Sébastien avant la persécution de 1801, elle
vit à cette époque son beau-père
et sa belle-mère mourir victimes de la rage
des ennemis du nom chrétien, et son
mari envoyé en exil. Ne pouvant alors
raccompagner, et se trouvant sans aucun
appui, elle retourna près de sa propre
famille en province, et y passa dix ans,
au milieu de mille privations, et, il faut
le dire, dans une grande tiédeur.
Revenue ensuite à la capitale, elle voulut
réparer le temps perdu et se livra avec
ferveur aux exercices de piété et à toutes
sortes de bonnes œuvres, aidant de
tout son pouvoir son parent Paul Tieng à
réaliser ses projets pour l’introduction
des missionnaires, et travaillant sans
relâche pour subvenir aux frais de ses
voyages. Lorsque son mari revint de l’exil,
elle se mit avec lui au service du
P. Pacifique, et plus tard, au service des
missionnaires, en préparant chez
elle un oratoire pour les chrétiens. Elle
disait souvent : « Si la persécution
s’élève, nous ne pourrons éviter la mort ;
il faut donc à tout prix nous y bien
préparer. C’est pour nous le meilleur moyen
de rendre gloire à Dieu et de
sauver notre âme. » Ce n’étaient pas là de
vaines paroles ; sa conduite y
répondait. Son mari étant allé se cacher en
province, elle fut prise seule à la
sixième lune, et comme on ignorait son nom,
et qu’elle ne voulait ni le
découvrir, ni dénoncer qui que ce fût, on — 227 — la mit plus de vingt fois à la
torture. Tout fut inutile. Transférée au
tribunal des crimes, elle subit trois
nouveaux interrogatoires et fut enfin
condamnée à mort. Le jour de l’exécution
étant arrivé, toutes les chrétiennes
de la prison s’affligeaient de son départ ;
elle les consola, les exhorta à
demeurer fermes dans la confession de leur
foi, et s’en alla joyeuse au
supplice. Elle fut décapitée à l’âge de
cinquante-huit ans.
Madeleine Han avait été
mariée au noble bachelier Kouen Tsin-i, l’un
des savants les plus renommés du
royaume. Celui-ci, ayant entendu parler de
la religion chrétienne, l’embrassa,
la fit connaître à sa femme, puis, étant
tombé gravement malade, lui recommanda
de bien la pratiquer, et mourut baptisé à
ses derniers moments. Madeleine,
devenue veuve, se retira dans la maison d’un
chrétien. Elle était absolument
sans ressources et eut à endurer toutes les
privations d’une extrême pauvreté.
Sa fille, Agathe Kouen, avait été mariée à
l’âge de douze ou treize ans ; mais
quoique toutes les cérémonies eussent été
faites, son mari, étant trop pauvre,
n’avait pas encore pu l’emmener avec lui
dans sa maison, et elle demeurait en
attendant chez Paul Tieng, parent de son
mari. Douée de toutes les qualités du
corps et de l’esprit, Agathe sentit naître
en son âme le désir de garder la
virginité. Quand le P. Pacifique arriva,
elle parvint à obtenir qu’il cassât son
mariage, et resta ensuite dans la maison du
prêtre pour se consacrer au service
de la mission. Nous n’avons pas ici à
examiner si cette décision du prêtre
chinois, annulant le mariage d’Agathe,
était, ou non, une violation positive
des lois canoniques sur la matière. Un fait
malheureusement certain, c’est qu’il
abusa de cette enfant, et qu’elle devint sa
principale complice dans les
scandales qui désolèrent alors l’Église de
Corée. Nous avons vu comment M.
Maubant y mit fin, en expulsant le prêtre
sacrilège. Après le départ de son
séducteur, Agathe, touchée des paternelles
exhortations du missionnaire, rentra
en elle-même, retourna près de sa mère, et
dès lors, constamment appliquée à
ses devoirs, s’efforça de réparer le
scandale que sa conduite avait occasionné,
s’excitant sans cesse à la contrition, et
répétant qu’elle voulait être martyre
pour expier ses fautes. Agathe Kouen vivait
ainsi depuis quelque temps avec sa
mère, quand Agathe Ni vint se réunir à
elles. Agathe Ni, née de parents
chrétiens de la province, avait été mariée à
un eunuque, mais son mariage fut
annulé par Mgr Imbert. Ne trouvant pas
d’appui chez ses parents trop pauvres
pour l’entretenir, elle venait chercher près
de Madeleine et de sa fille un
refuge et du pain. — 228 — Toutes les trois réunies se
livraient avec ferveur aux exercices de
piété
et de pénitence, quand les satellites furent
lancés à la recherche d’Agathe
Kouen, qu’un apostat avait dénoncée. Le 7 de
la sixième lune, pendant la nuit,
elles furent arrêtées toutes les trois, et
avec elle, une jeune esclave
chrétienne. Le mandarin, ayant pris leurs
noms, fit mettre Madeleine seule en
prison, et laissa les trois jeunes femmes
dans une maison voisine, avec des
gardes. On eut bientôt le mot de cette
étrange conduite. Le traître Kim
Ie-saing-i alla les voir, et par promesses,
par menaces, par tous les moyens
possibles de séduction, s’efforça d’engager
Agathe Kouen à fuir avec lui. Elle
ne répondit que par des paroles de mépris.
Les satellites, touchés de sa
jeunesse et de sa beauté, consentirent à la
débarrasser des poursuites de ce
traître, en facilitant son évasion, et,
quelques jours après, elle s’enfuit
avec la jeune esclave. Mais le gouvernement,
ayant appris les détails de cette
affaire, cassa le mandarin complaisant et
exila plusieurs des gardiens. On se
mit de nouveau à la poursuite d’Agathe
Kouen, qui finit par retomber entre les
mains des satellites. Le grand juge criminel
infligea de terribles supplices à
Madeleine et aux deux Agathe. Elles les
supportèrent avec une patience
intrépide, et furent envoyées au tribunal
des crimes, où de nouveaux
interrogatoires et de nouvelles souffrances
les attendaient. Constantes dans
leur première résolution, elles furent enfin
condamnées à mort. Madeleine Han
fut décapitée la première, avec les six
autres confesseurs. Elle était âgée de
cinquante-six ans. Sa fille Agathe Kouen,
qui n’avait guère plus de vingt et un
ans, et Agathe Ni, qui en avait vingt-sept,
le furent un mois plus tard, comme
nous le verrons.
Ces sept martyrs du 29
décembre furent, selon l’usage, exécutés en
dehors de la petite porte de l’ouest. Cependant le ministre T’sio
In-ieng-i trouvait que les choses allaient
trop
lentement, et voulant en finir avant le jour
de l’an coréen, sans trop
multiplier les exécutions publiques, il
renouvela l’ordre d’étrangler
secrètement, dans leurs cachots, le plus
possible de prisonniers. Ces sortes
d’exécutions
furent très-nombreuses, et nous avons la
douleur d’y compter celles de
plusieurs apostats dont le retour à Dieu est
bien loin d’être clairement
prouvé, et dont, par conséquent, nous ne
nous occuperons pas. Nous ne voulons
parler que des vrais confesseurs de la foi,
tant de ceux qui ne faiblirent pas
devant les juges, que de ceux qui, après un
moment de lâcheté et d’oubli,
firent une rétractation solennelle — 229 — et méritèrent ainsi du Dieu de
miséricorde la couronne qu’il ne refusa pas
au repentir de saint Pierre.
Du nombre de ces
derniers fut Jacques T’soi qui, d’abord
apostat, avait été relâché, comme nous
l’avons vu. Repris à la neuvième lune, quand
on poursuivait son père Philippe,
il sut, cette fois, demeurer ferme jusqu’à
la fin, et fut étranglé dans la
prison, à l’âge de quarante-six ans.
Quelques jours après,
mourut la vierge Agathe Ni, âgée de dix-sept
ans, fille du martyr Augustin Ni,
qui avait été renvoyée du tribunal des
crimes à la prison des voleurs, par le
ministre Tsio Tieng-hien-i, sous prétexte de
son jeune âge. Elle fut admirable
de patience et de fermeté, supporta
longtemps la faim et la soif, fut attaquée
de la peste, et, quoique seule entre les
mains d’infâmes geôliers, sut, avec l’aide
de Dieu, faire respecter sa pudeur. Le
martyre de son père et de sa mère était
pour elle un puissant encouragement. Outre
d’autres supplices, elle reçut plus
de trois cents coups de verges et
quatre-vingt-dix coups de gros bâton. Onze
mois de prison mûrirent pour le ciel cette
âme innocente ; elle fut étranglée
le 5 de la douzième lune.
Agathe eut pour
compagne de son triomphe Thérèse Kim, fille
d’André Kim, martyr à Tai-kou en
1816. Mariée à Joseph Son Ien-ouk-i, Thérèse
avait vu son mari mourir pour la
foi dans la prison de Hai-mi ; elle continua
dans sa viduité de donner les plus
beaux exemples de vertu. Non contente des
privations auxquelles l’exposait tous
les jours son extrême pauvreté, elle jeûnait
régulièrement trois fois la
semaine et consentit, avec une rare
humilité, à aller remplir auprès des
missionnaires les humbles fonctions de
servante. Elle faisait encore partie de
la maison de l’évêque, quand éclata la
persécution de 1839, elle ne voulut pas
s’enfuir au moment du danger et fut saisie
avec tous les autres. Ferme dans les
supplices et au milieu des souffrances de
toute espèce, elle fut mise six fois
à la question, reçut deux cent quatre-vingts
coups de verges, et, après sept
mois de prison, fut étranglée à l’âge de
quarante-quatre ans.
Le lendemain, 6 de la
douzième lune, Madeleine Ni, mère de Kim
Koun-ho, termina aussi, par le
supplice de la strangulation, une longue vie
d’épreuves. Mariée à la capitale,
à l’âge de dix-neuf ans, elle y fut
instruite de la religion, et essaya de
convertir son mari et sa belle-mère. Il lui
semblait qu’elle était écoutée, et
un jour qu’elle insistait plus vivement
auprès de sa belle-mère pour lui faire
abandonner le culte des démons et détruire
tout ce qui servait à les honorer,
celle-ci, ébranlée un moment, y consentit. — 230 — À l’instant, Madeleine mit en
pièces tous les ustensiles de ce culte
superstitieux. Mais son mari se montra
très-irrité, et la belle-mère, craignant
qu’il ne lui arrivât des malheurs pour avoir
détruit ces objets idolâtriques,
reprit ses anciennes pratiques avec plus de
zèle qu’auparavant, et tourmenta sa
belle-fille pour l’y faire coopérer
elle-même. On ne peut dire à combien de
vexations et d’injures Madeleine fut alors
exposée. Sa belle-mère étant venue à
mourir, les superstitions se firent sans
discontinuer à cette occasion, selon
toutes les règles païennes, et Madeleine eut
besoin de toute sa foi et de toute
son énergie pour n’y prendre aucune part. Le
jour du second anniversaire, une
multitude de parents réunis voulurent la
forcer de se prosterner devant la
tablette de la défunte. Il pouvait y aller
de sa vie ; elle osa encore résister
en face, et, depuis lors, les persécutions
domestiques firent de sa vie un
martyre continuel. Elle ne pouvait plus
avoir de livre, plus communiquer avec
aucun chrétien, plus entendre une parole
d’exhortation, plus apprendre un mot
de prières. Mais Dieu ne l’abandonna pas
dans la tribulation. Elle savait les
premières phrases de la prière aux cinq
plaies du Sauveur Jésus, et désirait
ardemment en apprendre la fin, mais elle ne
pouvait se la procurer. Une nuit
elle se disait en soupirant : « Si Jésus et
Marie voulaient me faire voir cette
prière, il serait facile pour moi de
l’apprendre. » Tout à coup une voix claire
se fait entendre d’en haut et prononce une
phrase de cette prière. Madeleine
aussitôt, persuadée que ses vœux sont
exaucés, se prosterne en terre et répète
cette phrase, puis continue la prière comme
si elle l’eût sue depuis longtemps.
Depuis, elle ne passa pas un seul jour sans
réciter cette formule, et plus
tard, ayant eu occasion de la voir dans les
livres, elle la trouva parfaitement
exacte. À la persécution de 1801, elle
abandonna sa maison et son petit avoir,
se retira en province, et, n’ayant plus
aucune ressource, soutint sa vie par la
couture et le tissage. Elle devint veuve
quelque temps après et put remplir ses
devoirs avec plus de liberté. Dieu permit
qu’elle eût le malheur d’apostasier
une fois dans une persécution, peut-être
celle de 1815, mais bientôt, touchée d’un
véritable repentir, elle retourna à la
capitale et s’efforça, par sa ferveur et
son zèle, d’effacer le scandale qu’elle
avait donné. Arrêtée à la cinquième
lune de 1839, elle prit une ferme résolution
de réparer sa chute d’autrefois,
subit la question et les tortures dans sept
interrogatoires successifs,
supporta deux fois la courbure des os et
reçut deux cent trente coups de bâton.
Son courage, appuyé sur l’humilité, était
désormais inébranlable, — 231 — et tout son désir était de porter
sa tête sous le sabre. Dieu ne le permit
pas, et, après huit mois de détention, elle
fut étranglée dans la prison, à l’âge
de soixante-neuf ans.
Le pauvre André Tsieng,
deux fois dupe de sa simplicité inouïe, et
deux fois relâché par dédain, avait
été arrêté une troisième fois. Il montra une
invincible fermeté dans les
supplices qui ne lui furent pas ménagés,
malgré le grand service qu’il avait si
étourdiment rendu au gouvernement. Brisé par
les tortures et couvert de plaies,
il reçut en plus cent coups de la terrible
planche à voleurs et finit par être
étranglé, après cinq mois de prison, le 19
de la douzième lune. Il avait
trente-trois ans.
André Son, qui avait
procuré une retraite à l’évêque, s’était
livré lui-même ; il fut conduit à la
capitale et mis à une terrible question.
Vaincu par les supplices et séduit par
un reste d’attachement à la vie, il
apostasia. Mais le ministre des crimes
ayant été changé à cette époque, sa lâcheté
devint inutile, et il perdit tout
espoir d’échapper à la mort. Ce coup de la
Providence le fit rentrer en
lui-même ; il se rétracta et regretta son
crime. Après avoir été battu, à deux
reprises, de soixante-dix coups de la
planche à voleurs, il fut étranglé le 21
de la douzième lune, à l’âge de quarante et
un ans. André avait un excellent
cœur et beaucoup de bonnes qualités, mais il
avait le malheur d’être riche et
de trop compter sur l’argent pour arranger
toutes choses. C’est pour cela qu’il
ne se fit pas scrupule, à diverses reprises,
de se tirer des mains des
satellites en leur payant de fortes rançons,
et prononçant des formules d’apostasie
dont il ne comprenait peut-être pas toute la
gravité. Espérons que sa dernière
rétractation, suivie de si près par la mort,
lui aura fait trouver grâce devant
Dieu.
Nous rencontrons
également à cette époque les noms de :
Cécile Ham, Paul Tso et sa femme Claire
Ni, Anne Min, Thérèse Nam et Thérèse Son,
tous enfermés dans une même prison,
apostats d’abord, il est vrai, mais qui,
très-probablement, ont fait une
rétractation en règle. Cependant, comme les
détails nous manquent, nous n’osons
rien affirmer. Tous les six furent
étranglés.
Vers le 20 de cette
même lune, les satellites qui, de concert
avec les traîtres et les apostats,
couraient le pays et cherchaient à s’emparer
des quelques lambeaux de terrain
appartenant à la mission, mirent la main sur
Étienne Min, au district de
In-tsien, non loin de la capitale. Étienne
Min Keuk-ka descendait d’une famille
noble de ce district, et avait été converti
avec son père et ses frères. D’un
caractère doux, mais énergique, il
pratiquait — 232 — franchement et ouvertement sa
religion. Devenu veuf à l’âge de vingt ans,
il ne se remaria que pour obéir à ses
parents, et sa seconde femme étant morte,
il résolut de vivre seul, afin de s’occuper
plus librement de son salut. Il
allait de côté et d’autre chez les
chrétiens, les exhortant, les instruisant,
s’occupant
de bonnes œuvres, et prêchant les païens
dont il convertit un grand nombre. Il
subvenait à ses propres besoins et à ses
aumônes en copiant des livres de
religion. Les missionnaires, pour mieux
utiliser son zèle et sa charité, le
nommèrent catéchiste. Il sut remplir
dignement cet emploi, et, par ses paroles
comme par ses exemples, fit beaucoup de bien
aux chrétiens. Pendant la
persécution de 1839, tantôt à la capitale,
tantôt en province, il excitait les
tièdes, encourageait les faibles, et se
chargeait des affaires les plus
difficiles quand l’intérêt de la mission le
réclamait. Après son arrestation,
le grand juge criminel lui dit : « Si tu
veux abandonner cette religion, je te
relâcherai immédiatement. — C’est
impossible, reprit Étienne, faites ce que
vous commande la loi. » On le mit donc à la
question, et, pendant ce supplice,
les bourreaux lui criaient sans cesse : «
Apostasie, et tu seras mis en
liberté. » Mais Étienne répondait aussi sans
se lasser : « Si vous me relâchez,
non-seulement je suivrai encore ma religion,
mais je la prêcherai aux autres. »
Le juge, furieux, fit prendre la planche à
voleurs et dit : a C’est un être
digne de mort : frappez sans pitié ! » Et il
surveillait lui-même chacun des
coups pour exciter les bourreaux. Au
trentième coup, voyant bien qu’il ne
viendrait pas à bout du patient, il l’envoya
à la prison. Là, malgré ses blessures,
Étienne se mit à faire des reproches aux
apostats, à stimuler le zèle de ceux
qui, par amour de la vie, faiblissaient dans
leur résolution, et ses efforts
furent couronnés d’un succès visible, car
plusieurs apostats se rétractèrent.
Sans s’inquiéter ni des geôliers ni des
satellites, il disait franchement aux
chrétiens ce qu’il avait à dire, et semblait
se jouer de la mort. Il fut de
nouveau mis à la question le lendemain, mais
aussi inutilement que la première
fois. Le juge, voyant qu’il avait affaire à
un homme déterminé, résolut de se
débarrasser de lui le plus tôt possible, et
après cinq ou six jours de prison,
il fut étranglé, le 26 de la douzième lune,
à l’âge de cinquante-trois ans.
Parmi les apostats qu’Étienne
sut ramener à Dieu, nous citerons Dominique
Kim et Côme Nie. Dominique Kim
Tsiel-piek-i était du district de
Sin-tsiang. Orphelin dès son bas âge, il fut
recueilli par un chrétien qui, charmé de ses
bonnes dispositions, l’instruisit,
le convertit, et plus tard en fit son
gendre. Domi — 233 — nique à son tour convertit bientôt
bon nombre de ses parents et
connaissances. Pendant la persécution de
1839, il rendit d’importants services
à la mission. Il était un de ceux qui
aidèrent André Son à préparer une
retraite à l’évêque, qui allèrent chercher
Mgr Imbert en bateau, amenèrent les
missionnaires auprès de lui, et tirent
divers autres voyages de cette nature.
Dénoncé par des traîtres, il fut pris,
conduit à la capitale et mis à la
question. Pendant quelques jours il demeura
ferme dans les supplices, mais
ensuite, entrevoyant l’espoir de se sauver
la vie, il eut le malheur d’apostasier.
On ne le mit pas néanmoins en liberté, et il
végétait dans la prison quand
Étienne Min y arriva. Touché des
exhortations de ce dernier, il fit une
rétractation solennelle, après quoi il
reçut, pendant trois jours consécutifs,
cent quatre-vingts coups de la planche à
voleurs, et fut enfin étranglé.
Côme Nie Sa-ieng-i, du
district de Tek-san, fut instruit de la
religion par sa mère, et, malgré la
vive opposition de son père encore païen,
continua à la pratiquer assidûment,
au milieu de beaucoup d’épreuves. Après la
mort de son père, il s’en alla dans
la province de Kang-ouen, où il eut bientôt
dépensé tout ce qu’il possédait,
puis revint dans son pays natal, et eut le
bonheur de convertir bon nombre de
ses parents païens. Ayant émigré à
Siong-t’siou quand éclata la persécution, il
fut trompé par le traître Kim Ie-saing-i et
conduit à la capitale, où il
racheta par l’apostasie sa vie et sa
liberté. À la huitième lune il fut repris
de nouveau, encore par les menées du traître
; il témoigna son vif regret d’avoir
apostasié, supporta courageusement les
supplices, et fut étranglé avec
Dominique Kim, un des derniers jours de la
douzième lune.
Le même jour, un autre
apostat recevait de la miséricorde divine la
double grâce de la contrition et
du martyre. C’était Paul He Heim-i, soldat
de la division To-kam, à la
capitale. Il avait toujours été fervent
chrétien. Arrêté quelques mois
auparavant, il souffrit longtemps et avec
courage de violentes tortures. Mais
un jour, vaincu par la douleur, il demanda
grâce et proféra une parole d’apostasie.
Le repentir suivit de près, et il se
rétracta publiquement. Les geôliers
furieux le forcèrent à manger des
excréments, comme marque de la sincérité de
cette rétractation. Il resta encore
longtemps en prison, eut à supporter divers
supplices, fut frappé plus de cent trente
fois de la planche à voleurs et
mourut enfin sous les coups. Cependant les derniers jours de
l’année approchaient, et le — 234 — gouvernement voulait en finir avec
les chrétiens. Beaucoup avaient été
étranglés, mais on crut expédient de
terminer la persécution d’une manière
éclatante, et on décréta coup sur coup deux
exécutions publiques.
La première procura la
palme à sept confesseurs. À leur tête, nous
voyons le catéchiste Augustin Pak
I-sien-i, dont nous avons plus haut raconté
l’histoire. Il fut décapité à l’âge
de quarante-huit ans. Il était accompagné de
Pierre Hong, que nous devons
maintenant faire connaître, ainsi que son
frère Paul. Ces deux frères étaient d’une
famille très-distinguée, petits-fils de Hong
Nak-min-i, martyr en 1801, et
neveux de Protais Hong, décapité à
Tien-tsiou, un mois auparavant. Leur père,
après les désastres de 1801, avait été
s’établir à Ie-sa-ol, district de
Siei-san, dans la plaine du Naipo. La foi
chrétienne et une instruction solide
furent le seul héritage qu’il laissa à ses
enfants. Ils en profitèrent
admirablement et firent honneur à la
religion par leurs vertus. Établis
catéchistes tous les deux, ils se firent
remarquer par leur zèle et par les
soins assidus qu’ils donnaient aux
chrétiens. Leur temps se partageait entre
les instructions, les exhortations, le soin
des malades et autres bonnes œuvres
; aussi les missionnaires, frappés de leur
aptitude et de leur dévouement, leur
confièrent-ils plusieurs fois des affaires
très-importantes. Ils donnèrent
quelque temps asile à un des missionnaires
pendant la persécution de 1839, et
persuadés que cette hospitalité courageuse
leur coûterait la vie, ils se
préparaient de tout leur cœur au martyre. En
effet, Kim le-saing-i les mit sur
sa liste de proscription, au nombre des
chrétiens influents qu’il fallait
arrêter à tout prix. À la huitième lune, ils
furent saisis et conduits à la
capitale devant le grand juge criminel. La
question fut des plus violentes,
mais les deux frères la supportèrent en
vrais fils de martyrs et furent
transférés au tribunal des crimes. Le
ministre renvoya la cause à son
assesseur, en lui ordonnant de faire son
possible pour obtenir leur apostasie,
sans toutefois les condamner à mort. D’après
ces ordres, on mit tout en œuvre,
et les plus affreuses tortures furent
infligées aux deux frères. En outre, tous
les employés de la prison, pour s’en taire
un mérite auprès du ministre, ne
leur épargnèrent ni tourments ni vexations,
dans l’espoir de les ébranler. Mais
tout fut inutile. À la fin, on dut prononcer
leur sentence, et l’aîné, Pierre
Hong, fut décapité avec Augustin Pak. Il
était âgé de quarante-deux ans. Son
frère devait le suivre le lendemain.
Les autres victimes
étaient cinq femmes : Agathe Kouen et Agathe
Ni, dont nous avons rapporté l’histoire,
à propos du mar — 235 — tyre de Madeleine Han ; —
Madeleine Son, femme de Pierre T’soi, dont
la vie
a été racontée avec celle de son mari ; —
Marie Ni, vierge, fille de Barbe
Tsio, que nous avons fait connaître, en
parlant de sa mère ; — et enfin Marie
Ni, femme du généreux confesseur François
T’soi, sur laquelle nous avons donné
quelques détails lors de son arrestation.
Après avoir renvoyé tous ses enfants,
dont la présence lui déchirait le cœur,
Marie tint ferme jusqu’à la fin. Elle
se rendit avec joie au lieu du supplice, et
lava de son sang la chute
déplorable à laquelle l’avait entraînée
l’amour maternel. Elle était âgée de
trente-neuf ans. Cette grande exécution eut
lieu le 27 de la douzième lune, 31
janvier 1840, à quelque distance de la
capitale, en un endroit nommé
Tang-ko-kai.
Dès le lendemain, au
même endroit, une autre exécution solennelle
vint clore les boucheries de cette
terrible année. Il n’y eut cette fois que
trois victimes, mais, nous pouvons le
dire, trois victimes choisies, et qui sont
restées en grande vénération parmi
leurs frères. C’était d’abord Paul Hong,
frère de Pierre, martyrisé la veille.
On avait retardé son supplice de
vingt-quatre heures, parce que la loi
coréenne
défend de faire périr ensemble les deux
frères, ou le père et le fils. Paul
avait trente-neuf ans. Puis, Barbe T’soi,
femme de Charles Tsio et fille de
Pierre T’soi, martyrisé le 24 de la onzième
lune. Nous l’avons fait connaître
en racontant le martyre de son père. Elle
n’avait que vingt-deux ans. Enfin le
catéchiste Jean Ni, dont nous avons déjà
parlé. Quelques jours avant de mourir,
le 22 de la douzième lune, Jean écrivit à
ses parents une longue lettre, dont
nous allons citer ici la plus grande partie.
Mieux que toute explication, mieux
que tout récit, cette lettre, ainsi que
celles des autres martyrs qu’on a pu
lire à diverses pages de cette histoire,
fera toucher du doigt l’effet prodigieux
de la grâce divine dans les cœurs des
pauvres néophytes coréens. Après avoir
donné sur son arrestation, ses premiers
interrogatoires et son séjour dans la
prison, les détails que nous avons
reproduits, le confesseur continue ainsi :
« Je fus transféré à la
prison du tribunal des crimes. J’y
rencontrai une dizaine de chrétiens, hommes
et femmes, tous mes amis intimes, détenus
pour y recevoir leur sentence de
mort. Quelle joie, quel bonheur de nous
retrouver ensemble comme frères et
sœurs, et comment remercier assez Dieu d’un
pareil bienfait ! Deux ou trois
mois se passèrent sans que le juge tint
aucune séance, j’en étais triste et
inquiet. Les péchés de toute une vie,
pendant laquelle j’ai si souvent offensé
Dieu par pure méchanceté, formant par leur
nombre comme un amas de mon — 236 — tagnes, se présentaient à ma
pensée, et je me disais : Quel sera donc le
dénouement de tout ceci ? Toutefois je ne
perdais point l’espérance. Le 10 de
la douzième lune, je fus cité devant le juge
qui me fit administrer une
bastonnade extraordinaire. Par mes seules
forces comment eussé-je pu la
supporter ? Mais soutenu de la force de
Dieu, par l’intercession de Marie, des
anges, des saints et de tous nos martyrs, je
croyais presque ne pas souffrir.
Jamais je ne pourrai payer une pareille
grâce, et l’offrande de ma vie est bien
juste. Toutefois ma conduite étant si peu
réglée et mes forces si nulles, j’étais
dans la confusion et la crainte.
« Mais pourquoi s’inquiéter
devant Dieu qui connaît tout ? Dans son
infinie bonté, il a daigné envoyer son
Fils pour nous en ce monde ; ce divin Fils
fait homme a, pendant trente-trois
années, supporté mille souffrances, il a
versé jusqu’à la dernière goutte de
son sang pour donner la vie à tous les
peuples dans tous les siècles. Et moi
malheureux, dans toute ma vie, je n’ai
jamais su le louer ni le remercier ; je
n’ai pas eu le courage de faire pour lui un
acte de vertu gros comme l’extrémité
d’un cheveu. Que dis-je ? aucun jour ne
s’est passé sans que je l’aie offensé
et trahi au gré de mes caprices ; je n’ai
fait que perdre mon temps. Comment
ai-je donc pu être si stupide et si ingrat ?
« Cette vie n’est qu’un
instant, et le corps est une chose bien
vaine. Quand l’âme s’en est séparée,
après une dizaine de jours, regardez ce
cadavre ; quelle chose misérable et
digne de pitié ! L’odorat ne peut supporter
cette pourriture ; les yeux, les
oreilles, le nez et la bouche ne se
distinguent plus ; tout le corps est en
dissolution, et il ne reste guère que les
os. Cette vue coupe la respiration,
et l’intelligence en est toute troublée.
Hélas ! hélas ! voilà pourtant ce
corps que l’on veut, à tout prix, bien
nourrir et vêtir délicatement ! Pendant
la vie on flatte ses passions et ses
inclinations déréglées, on suit tous ses
désirs de grandeur, de richesse, d’aisance
et de plaisirs. Pour lui, on se fait
de gaieté de cœur l’esclave du démon, on
oublie l’éternel bonheur de la
véritable patrie ; on met tout son cœur,
toutes ses forces à choyer cette
pâture des vers, et la pensée que l’âme
immortelle va tomber en enfer pour y
brûler éternellement ne fait pas trembler !
Vivre ainsi n’est-ce pas s’assimiler
aux animaux ? Que dis-je ? les animaux, eux,
n’ont pas d’âme à sauver, mais l’homme
qui a une âme, mener ainsi la vie des
animaux, quelle horreur !
« Comment peut-on être
assez insensé, pour ne pas penser au
redoutable jugement qui suivra ? On
dépense le temps à des inutilités, et après
cette vie il ne reste que d’affreux
regrets. Le — 237 — cœur plein de rage, il faut dire
adieu au paradis, et quand, tout inondé
d’amertume,
on descendra aux enfers, quel moyen
d’échapper ? À qui désormais demander la
vie ? Esclave des horribles démons, et sans
cesse au milieu des feux dévorants,
quelle effrayante situation ! Depuis
longtemps cette peine éternelle m’était
bien due à cause de mes péchés. Mais puisque
Dieu m’a jusqu’ici conservé la
vie, je veux faire en sorte de les détester
pour en obtenir le pardon.
« La persécution de
cette année est la plus forte qu’il y ait eu
en ce pays ; le nombre de ceux
qui, par leur mort, ont confessé Dieu et
relevé la gloire de l’Église, est si
grand, que la religion pourra bien se
conserver sans doute, mais combien est
languissante la foi des chrétiens qui
restent ! Leurs forces sont consumées et
comme brisées, ils tremblent, ils
apostasient, ils se laissent abattre. Nul
remède désormais, disent-ils, et, poussés
par la tiédeur et la faiblesse, ils
semblent sur le point de redevenir païens.
Pourquoi donc se disaient-ils
chrétiens ? Dans quel espoir, au milieu d’un
pays tel que celui-ci, avaient-ils
donc embrassé l’Évangile ?
« De grâce donc, faites
vos efforts et employez tous les moyens
possibles pour ne pas vous laisser
surprendre aux pièges trompeurs des trois
ennemis : le monde, la chair et le
démon ; mais de tous le plus dangereux,
c’est la chair. Soyez assidus à la
lecture et à la prière ; sachez saisir le
moment propice pour vous livrer à la
méditation, et ne la discontinuez pas ;
prenez goût au chemin de la croix, et
si à chaque station vous réfléchissez avec
ferveur, vous y trouverez un profit
spirituel immense. On parvient
très-difficilement à connaître toutes ses
passions, ses affections déréglées, ses
vices et ses habitudes, sans l’exercice
de la méditation et de la prière. Cependant,
si on ne les connaît pas, on ne peut
éviter les peines éternelles de l’enfer. Il
y a des pensées qui offusquent les
yeux de l’esprit, et en même temps lient et
fatiguent les forces de l’âme. On
se dit par exemple : pour le moment, j’ai
trop d’affaires ; pour le moment, il
y a des difficultés entre moi et le prochain
; on trouve encore d’autres
prétextes qui éloignent de la réception des
sacrements. En remettant ainsi de
jour en jour, combien sont déjà tombés dans
l’abîme ! De grâce, soyez sur vos
gardes et réfléchissez-y bien.
« N’oubliez pas surtout
d’invoquer la sainte Vierge dont toutes nos
paroles ne peuvent exalter les
vertus sans bornes. Marie toujours vierge,
vous êtes la mère du Fils de Dieu !
Cumulant tous les bonheurs et toutes les
vertus, elle brille d’un — 238 — éclat incomparable ; reine du ciel
et de la terre, elle connaît en détail
tous nos besoins, et dans sa bienveillance
elle ne néglige rien de ce qui nous
touche. Elle est toute sainte et toute belle
! De tout temps, combien de saints
et de saintes n’ont pas obtenu le royaume du
ciel en l’honorant ! Priez-la donc
instamment, et vous êtes sûrs d’être exaucés
; sur dix mille, un seul même ne
saurait être refusé.
« Je vous ai dit trop
de choses déjà, mais c’est ma dernière
heure. J’ai le cœur dans l’impatience et
le corps tout agité, je ne puis dire tout ce
que je voudrais et ce que je dis
est sans suite et très-incorrect. À la fin,
combien resterez-vous de chrétiens
? Ayez donc soin d’être toujours attentifs,
réunissez-vous pour prier de tout
votre cœur, et si vous pouvez obtenir du
Saint-Esprit le feu de la charité, il
n’y aura plus de difficultés pour vous. Ne
craignez ni les dangers, ni la mort
; ne rendez pas inutile le désir que Jésus a
de sauver tous les hommes, et par
son secours vous pourrez traverser
heureusement la mer orageuse de cette vie,
et faire aborder votre barque aux rivages du
ciel, où nous jouirons ensemble
des joies éternelles dans les siècles sans
fin.
« Je ne pourrai pas
écrire en particulier à Thérèse et à Agathe.
Elles ont rompu déjà avec le
monde, mais ce n’est pas là le plus
difficile. Agathe, forcée de vivre avec les
païens, aura bien des difficultés à vaincre
; elle devra corriger son caractère
difficile Imprimez profondément dans vos
cœurs les cinq plaies de Jésus-Christ.
Rendez à Dieu amour pour amour, vie pour
vie, et alors même pourrez-vous
espérer avoir entièrement satisfait à votre
devoir ? Car Notre-Seigneur a
souffert mille douleurs et mille amertumes
de son plein gré, pour nos péchés ;
comment payer jamais un tel bienfait ?
« J’ai mille choses à
vous communiquer. Mais je ne puis tout dire.
Ces lignes sont les dernières que
ma main pourra tracer en ce monde, j’espère
que vous en prendrez lecture et en
profiterez. — Année kei-hai, le 22 de la
douzième lune. »
Six jours plus tard, le
courageux soldat de Jésus-Christ scellait
cette lettre de son sang. Ainsi se termina la persécution.
Il restait, à la vérité, quelques
prisonniers tant à la capitale que dans les
provinces, mais parmi eux, peu de
chrétiens influents. La plupart demeurèrent
encore longtemps en prison, les
autres furent relâchés ou envoyés en exil. — 239 — Cette persécution de l’année
kei-hai (1839-40) est, à proprement parler,
le
second acte de la sanglante tragédie
commencée en l’année sin-ion (1801-2). En
effet, bien que la religion ait toujours
été, dans ce pays, poursuivie et
proscrite, bien qu’à d’autres époques il y
ait eu des redoublements de haine
sauvage contre les chrétiens, c’est à ces
deux dates surtout que le
gouvernement coréen travailla d’une manière
plus systématique, plus complète et
plus cruelle, à anéantir le christianisme
dans tout le royaume.
Ces deux grandes
persécutions se ressemblent dans leur nature
et dans leurs effets ; mais il y a
dans leurs causes une différence notable. En
1801, les rancunes politiques
étaient mêlées aux préjugés de religion ;
les ennemis du christianisme
cherchaient à abattre le parti dominant des
Nam-in, autant qu’à détruire l’Évangile.
De toutes parts, les nobles, les grands
dignitaires signaient des adresses au
roi contre la nouvelle doctrine et ses
sectateurs, et un grand nombre de
mandarins, en les poursuivant, obéissaient
autant à leurs propres sentiments de
haine qu’aux ordres de la cour. En 1839,
nous ne voyons plus, parmi les
confesseurs, de personnages haut placés,
dont le pouvoir ou les richesses
pussent exciter la jalousie, dont la chute
pût être un triomphe pour leurs
adversaires. Il y a bien encore quelques
nobles, mais ce sont les descendants
de familles ruinées, proscrites et désormais
sans puissance. Aussi, excepté certains
parents de la reine T’sio, du ministre Ni
Tsien-i, etc., et quelques autres
individus isolés qui montrent un acharnement
personnel contre le christianisme,
la noblesse en masse reste à peu près
indifférente aux mesures prises par le
gouvernement, tandis que les mandarins se
contentent d’exécuter les décrets
royaux et souvent même en adoucissent la
rigueur.
La persécution de 1839
fut plus générale qu’aucune des précédentes.
Toutes les chrétientés furent
bouleversées ; et les chrétiens qui
échappèrent à l’emprisonnement perdirent,
par le pillage ou l’émigration forcée, tout
ce qu’ils possédaient. Les
arrestations furent très-nombreuses dans la
province de Kang-ouen ; il y en eut
plus de cent dans celle de Tsien-la, plus de
cent aussi dans celle de T’sioung-t’sieng
; mais c’est surtout à la capitale, et dans
la province dont la capitale est le
chef-lieu, que l’orage éclata avec une
violence inouïe. C’est là aussi que les
néophytes firent le plus d’honneur à la
religion par leur courage et leur
persévérance ; toute proportion gardée,
c’est à la capitale qu’il y eut le plus
de confesseurs et de martyrs. — 240 —
Il y eut, en tout, plus
de soixante-dix chrétiens décapités. Environ
soixante autres moururent, ou sous
les coups, ou étranglés, ou des suites de
leurs blessures. Les sentences
officielles, semblables à celles que nous
avons citées plus haut, portaient que
les accusés se reconnaissaient coupables de
professer une doctrine perverse.
Refusaient-ils de signer, comme l’exige la
loi du pays, on leur prenait la
main, et on leur faisait tracer de force les
caractères voulus.
Nous avons dit que
plusieurs de ces confesseurs avaient eu
d’abord la faiblesse d’apostasier,
mais, comme on l’a vu, presque tous firent
une rétractation solennelle, et leur
mort atteste la sincérité de leur repentir.
Aussi les bourreaux eux-mêmes
répétaient : « Les chrétiens ne renoncent à
leur Dieu que de bouche, leur cœur
ne change jamais. » On sait d’ailleurs par
les chrétiens emprisonnés avec eux,
et plus tard rendus à la liberté, que tous,
même les plus faibles, même les
enfants, moururent la joie dans le cœur et
les louanges de Dieu sur les lèvres.
Cette fois encore, Dieu
punit dès ce monde les principaux
instigateurs de la persécution.
Le ministre Tsio,
grand-oncle maternel du roi, ayant excité
par son arrogance la jalousie de son
neveu, fut forcé de s’empoisonner lui-même,
au milieu d’un grand festin, en
décembre 1845. Le ministre Ni Tsien-i, tombé
en disgrâce, fut envoyé en exil,
où il mourut après quelques mois. Le traître
Kim Ie-saing-i, à qui l’on avait
fait espérer les plus hautes dignités,
n’obtint en récompense qu’une fonction
subalterne, un titre honorifique assez
insignifiant, et nul profit matériel.
Les païens eux-mêmes l’avaient en horreur et
le regardaient comme un monstre. L’année
suivante, de concert avec un autre scélérat
nommé Hong En-mo, fils de ce Hong
Na-kan-i qui s’était montré, en 1791 et
1801, l’ennemi si acharné de la
religion, Ie-saing-i voulut de nouveau vexer
les chrétiens. Mais le juge
criminel les fit saisir tous les deux,
fustiger sévèrement et condamner à l’exil
perpétuel dans les îles. Hong En-mo y mourut
peu après. Ie-saing-i, sur les
instances de son père, fut gracié en 1853. À
peine revenu, il se trouva
impliqué dans un crime grave commis par un
petit mandarin de la province
septentrionale, fut ramené avec son complice
à la capitale, chargé de fers, et
n’aurait pas évité la mort, si ce mandarin
n’eût été le père d’une des
concubines du ministre. Celui-ci fit
commuer, pour les deux coupables, la peine
de mort en exil perpétuel. Rentré dans son
pays, par suite d’une amnistie
générale, Ie-saing-i se mit, en 1862, à la — 241 — tête d’une troupe d’insurgés, fut
pris et mis à mort. Après l’exécution,
son corps fut coupé en morceaux que l’on
promena dans les diverses provinces,
pour effrayer les rebelles.
Enfin, les résultats de
la persécution de 1839 furent tout autres
que ne l’espérait le gouvernement
coréen. Les chrétiens, il est vrai, y
perdirent leurs pasteurs et le plus grand
nombre de leurs catéchistes, mais ce ne fut
pour la chrétienté qu’une privation
passagère. Après la mort du Père T’siou, en
1801, l’Église coréenne avait dû
rester veuve pendant plus de trente ans,
mais, cette fois, les circonstances
n’étaient
plus les mêmes, les missionnaires européens
avaient appris le chemin de la
Corée, et la voie qu’on essayait en vain de
leur fermer, devait se rouvrir
bientôt devant leurs persévérants efforts.
D’un autre côté, outre l’avantage,
si grand aux yeux de la foi, de compter dans
le ciel tant de nouveaux martyrs
et intercesseurs, la religion gagnait une
publicité que des années de
prédication n’eussent pu lui donner. Depuis
le premier ministre jusqu’au
dernier valet de prison, juges, mandarins,
nobles, lettrés, gens du peuple,
satellites, bourreaux, dans les districts
les plus éloignés aussi bien qu’à la
capitale, tous entendirent parler de la
religion chrétienne, tous acquirent une
certaine connaissance de ses principaux
dogmes. La semence de la parole de Dieu
fut portée par la tempête aux quatre vents
du ciel, et qui nous dira dans
combien d’âmes cette semence féconde germa
en fruits de salut ? Un fait que les
missionnaires ont souvent constaté depuis,
c’est qu’à partir de cette
persécution surtout, on cessa de mépriser
les chrétiens et leur doctrine. L’hostilité
du gouvernement n’a pas diminué, mais
l’opinion publique rend justice à la
charité, à la pudeur, à la patience, à la
bonne foi, à toutes les vertus dont
nos confesseurs donnèrent alors de si
éclatants exemples. |