DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
III Depuis
la fin de la persécution jusqu’à la mort de Mgr
Ferréol, troisième vicaire apostolique de Corée. 1840-1853. — 362 — CHAPITRE VII. Tentative inutile de MM.
Maistre et Jansou. — M. Maistre pénètre enfin en
Corée. — Mort de Mgr Ferréol.
L’année 1851 ne fut
signalée par aucun incident remarquable.
L’administration des chrétiens se fit
dans des circonstances analogues à celles que nous
avons déjà exposées
plusieurs fois, avec les mêmes peines, les mêmes
souffrances, et aussi les mêmes
consolations. Mgr Ferréol était continuellement en
route, malgré l’affaiblissement
de sa santé, tous les jours plus mauvaise ; le P.
Thomas lui-même ne résistait
que difficilement aux fatigues et aux privations. M.
Daveluy, trop malade
encore pour faire la visite des chrétiens, restait
chargé des jeunes gens qui
formaient le séminaire de la mission.
Au mois de septembre,
ayant à régler diverses affaires importantes avec le
vicaire apostolique, M.
Daveluy vint le trouver à Séoul et passer quelques
jours avec lui. Voici
comment, dans une lettre à sa famille, il parle de ce
petit voyage : « Monté
sur une vache à moi appartenant, je pris mon vol vers
la capitale, comme un
gentilhomme de premier ordre, et en quelques jours
j’arrivai auprès de
Monseigneur. Sa Grandeur habite une maison passable,
avec un petit jardin, dans
lequel, selon l’usage du pays, il n’y a pas trace
d’allées pour se promener.
Tout y est pêle-mêle, et dans le plus beau désordre
possible. Là, je ne me
trouvais plus seul, et je pus avoir un peu plus de
distractions ; mais surtout
je m’en suis permis une que vous ne serez pas fâchés,
peut-être, d’entendre
raconter tout au long. J’ai été voir la sortie de Sa
Majesté le roi de Corée.
Pour examiner tout en détail, je suis allé, malgré mon
visage hétérodoxe,
attendre sur le bord de la grande route, et j’ai
contemplé le cortège de près.
D’abord il faut dire que les rois de ce pays ne
sortent pas quand ils veulent ;
tout est prévu et organisé d’avance. De plus, ils
doivent avoir le cortège
exigé par la coutume, et ne se montrer qu’en grande
pompe. Dès la veille, des
soldats se réunissent dans les environs du palais,
afin de garder la résidence
royale pendant l’absence du prince et de faire une
police plus sévère que de
coutume ; des tentes sont dressées à cet effet. Sa
Majesté devant partir au
point du jour, pendant la nuit ou de grand matin, tout
se prépare au palais. — 363 —
« Quand le soleil
parut, nous étions sur le bord de la grande roule ; le
peuple s’y était rendu
en foule. J’ignore combien de milliers de gens étaient
là à attendre pour
contempler le roi et son cortège. Nous vîmes paraître
d’abord des voitures qui
probablement contenaient des provisions ; puis
quelques grands personnages
accompagnés, comme toujours, d’une nombreuse suite
d’esclaves et de serviteurs.
Peu de temps après, arriva un escadron de militaires
rangés, cinq par cinq, sur
des files assez distantes les unes des autres ; puis
d’autres corps de troupes
à pied ou à cheval, de distance en distance. Venaient
ensuite quelques grands
officiers du palais. Enfin on aperçoit de loin celui
que tous les yeux
cherchent. En avant et en arrière sont des corps
très-nombreux de musiciens à
cheval passablement accoutrés ; autour de Sa Majesté
les eunuques et autres
gardiens du palais, peut-être quelques hauts
dignitaires. Le roi est un jeune
homme dont la figure ne semble pas désagréable. Monté
sur un cheval blanc, et
couvert sur le côté d’un parasol rouge qui met sa
personne à l’abri des rayons
du soleil levant, il passe lentement devant nous. Ce
n’est pas fini, il y a à
la suite une troupe à peu près semblable à celle qui
précède, plus nombreuse
peut-être ; mais j’avais vu l’important, la faim et le
froid me firent regagner
mon gîte.
« Le but du voyage de
Sa Majesté était une visite au tombeau du roi défunt,
à environ quatre lieues
de la ville. Des chaises élégantes précédaient pour le
porter au besoin pendant
le trajet, et une spéciale pour lui faire escalader la
montagne où se trouve le
tombeau. La procession s’étendait sur plus d’une lieue
de longueur. Arrivé au
terme, le roi devait rendre ses devoirs superstitieux
à son prédécesseur,
prendre son repas, ainsi que toute la bande, et
revenir le même jour par le
même chemin. Pour le cas où la nuit surprendrait les
voyageurs, on avait préparé,
des deux côtés de la route, des torches énormes,
très-rapprochées, et plus
grosses que le corps d’un homme. C’est la cérémonie la
plus pompeuse et la plus
belle qu’il y ait dans ce pays-ci, et chaque fois, une
foule très-considérable
se réunit pour jouir du spectacle qui pourrait être
vraiment grandiose ; mais
malheureusement tout se fait sans ordre ; les troupes
elles-mêmes n’ont aucune
tenue. Les habillements des soldats sont un peu
variés, mais bien différents de
notre genre européen. On pourrait les comparer aux
habits de nos saltimbanques
; grands vêtements de diverses couleurs, plumets de
toute espèce, et surtout
des milliers de drapeaux dont quelques-uns sont assez
jolis, et — 364 — qui forment de loin un coup
d’œil passable. Les nobles sont habillés d’une
sorte dérobe dans le genre arabe. Les armes sont des
fusils, des lances et des
arcs, qui ont l’air en assez mauvais état, le fer en
est bien rouillé. La
musique se composait en grande partie, du moins
d’après ce que j’ai pu
apercevoir, de flûtes, de clarinettes et de trompettes
à longs tubes, mais
comme les artistes soufflent dans leurs instruments
sans ordre ni mesure, et ne
sortent pas de quelques notes combinées pour empêcher
la trop grande
cacophonie, le tout produit une sensation peu
agréable. »
Après avoir fait une
retraite de quelques jours, M. Daveluy, quitta la
capitale dans le mois de
novembre, et retourna auprès des séminaristes, dont il
devait encore être
chargé jusqu’à sa guérison.
À cette époque éclatait
dans la province septentrionale une révolte menaçante.
On se crut à la veille d’une
guerre civile. Le gouvernement vint à bout, tant bien
que mal, de dissiper l’orage,
mais on ne put prendre aucun des chefs, ni découvrir
les dépôts d’armes que les
insurgés possédaient dans les montagnes. Quelques mois
après, une autre révolte
bouleversa la province de l’Est, et menaça un instant
l’existence de la
dynastie. Le peuple, loin de craindre ces révolutions,
les désirait et semblait
devoir y prêter la main ; car le nouveau roi, depuis
qu’il avait été émancipé
et avait pris en mains la conduite des, affaires,
montrait une incapacité
désolante, et surpassait son prédécesseur en
prodigalités et en débauches. Les
intrigants qui régnaient sous son nom, ne cherchaient
qu’à s’enrichir par le
pillage effronté de tous les revenus publics, et par
de continuelles
augmentations d’impôts. La masse du peuple, écrasée et
ruinée, ne voyait plus
dans les princes que des brigands, des sangsues, et
appelait de ses vœux le
changement que les livres sibyllins du pays
annonçaient, disait-on, pour ce
temps-là même.
Au milieu des
agitations et des troubles, les missionnaires
poursuivaient leur œuvre, mais
ils étaient trop peu nombreux pour suffire à tous les
besoins. Sans cesse ils
priaient Dieu d’ouvrir la voie à de nouveaux
confrères, et Dieu, pour éprouver
et purifier leur foi, semblait sourd à toutes leurs
instances, et depuis
plusieurs années chaque tentative échouait. En 1847,
la barque envoyée par Mgr
Ferréol s’était brisée sur les rochers avant d’arriver
à l’île Ko-koun-to, où
se trouvaient M. Maistre et Thomas T’soi ; en 1848,
une autre barque les avait
vainement attendus auprès de la même île ; en 1849,
les deux voyageurs — 365 — avaient été reconduits malgré
eux à Chang-haï par leur pilote, avant l’arrivée
de la barque des chrétiens ; en 1850, les courriers
qui amenèrent le P. Thomas
par Pien-men, n’osèrent pas introduire M. Maistre avec
lui ; mais ces
déceptions réitérées ne lassaient point la confiance
des apôtres.
M. Maistre, revenu au
Léao-tong, préparait une nouvelle expédition pour la
fin de l’année. Son zèle
ne lui permit pas de rester inactif pendant les
quelques mois qui devaient s’écouler
avant l’époque marquée. N’ayant plus avec lui Thomas
T’soi dont l’éducation
sacerdotale avait jusqu’alors occupé ses longues
années d’attente, il alla, de
l’avis de M. Berneux, provicaire apostolique de
Mandchourie, explorer quelques
îles de l’archipel Potorki, distantes du continent
d’une trentaine de lieues.
Voici ce qu’il écrivait à M. Berneux à son retour : «
J’ai visité les divers
points de Hai-iang, où l’on compte une dizaine de
villages et des maisons
isolées. La population peut être estimée à environ
mille cinq cents habitants,
dont la moitié seulement vit en famille. Le reste se
compose de vagabonds, d’exilés
et d’aventuriers de toute sorte, livrés à tous les
excès, au jeu surtout, et à
l’ivrognerie. Du sommet de Hai-iang, on aperçoit tout
l’archipel, dont la
population totale se monte, assure-t-on, à dix mille
personnes. Il n’y a pas de
mandarins, mais dans chaque île une espèce de maire.
Les insulaires qui vivent
en famille m’ont paru simples, hospitaliers ; les
vagabonds eux-mêmes n’ont
rien de sauvage et de féroce comme dans le nord de la
Tartarie. Si l’on veut
leur prêcher l’Évangile avec fruit, il est
indispensable de s’installer chez
eux, et l’établissement d’une telle mission offrira
sans doute bien des
obstacles et demandera bien des sacrifices. »
Nul doute que M.
Maistre n’eût accepté lui-même avec joie cette tâche
difficile, si telle eût
été la volonté de Dieu, mais il était destiné à la
Corée, son devoir était d’y
pénétrer, et toute son énergie était tournée vers ce
but unique. En 1851, il
fut rejoint par un nouveau confrère, que le séminaire
des Missions-Étrangères
envoyait au secours des missionnaires de Corée.
C’était M. François Stanislas
Jansou, du diocèse d’Alby. M. Maistre écrivit aussitôt
à Mgr Ferréol pour lui
annoncer qu’à la première lune de l’année suivante, il
viendrait avec M. Jansou
sur une barque chinoise à un endroit déterminé des
côtes de Corée. Cette lettre
fut portée à Pien-men par des courriers chinois, avec
toutes les autres lettres
adressées à Mgr Ferréol et à M. Daveluy. Chaque année,
un ou deux chrétiens
coréens venaient à la suite de l’ambassade de Péking,
portant les lettres des
missionnaires — 366 — cachées avec grand soin dans
la doublure de leurs habits. À Pien-men, ils
se mettaient en rapport avec les courriers chinois au
moyen de certains signes
convenus, et rechange des lettres se faisait. Quand,
pour une raison ou pour
une autre, cet échange était empêché, les
missionnaires ne pouvaient ni donner
ni recevoir aucune nouvelle. C’est ce qui arriva en
1851. Les courriers coréens
porteurs des dépêches, ayant éprouvé des difficultés
inattendues, ne purent pas
franchir la frontière au jour marqué ; les chrétiens
chinois ne les attendirent
pas assez longtemps, et craignant de se compromettre,
regagnèrent l’intérieur
de leur pays. Mgr Ferréol ne reçut donc pas la lettre
de M. Maistre, et aucune
barque chrétienne ne fut envoyée au lieu du
rendez-vous.
À la première lune, M.
Maistre et son nouveau compagnon arrivèrent près des
côtes de Corée ; personne
ne se présenta pour les recevoir. Heureusement ils
avaient avec eux deux
chrétiens coréens que M. de Montigny, consul de France
à Chang-haï, avait
amenés, quelque temps auparavant. Voici à quelle
occasion. Un baleinier
français avait échoué sur les côtes de Corée, et
l’équipage, retenu prisonnier,
courait le plus grand danger. M. de Montigny loua une
lorcha montée par
quelques matelots résolus, et, accompagné de deux
Anglais de bonne volonté,
alla les réclamer. L’adresse et l’énergie qu’il
déploya en cette circonstance
furent couronnées d’un plein succès. Pendant les
pourparlers qu’il eut avec les
mandarins, le P. Thomas T’soi ayant réussi à se mettre
secrètement en
communication avec lui, avait envoyé ces deux hommes à
bord de la lorcha, dans
l’espoir de faciliter rentrée de M. Maistre. Après
quelques jours d’attente, le
plus jeune et le plus courageux de ces chrétiens put
opérer sa descente sur la
presqu’île coréenne : il devait préparer les moyens
d’introduire les
missionnaires, et revenir sans faute et au plus tôt
les chercher, s’il n’était
pas découvert et mis à mort. Plusieurs jours
s’écoulèrent, l’intrépide messager
ne reparut pas. M. Maistre voulait attendre plus
longtemps, mais le pilote
chinois craignant d’être inquiété par les Coréens s’il
demeurait près de la
côte, reprit la mer et retourna en Chine. S’il eût
attendu quelques jours de
plus, les vœux des missionnaires eussent été
satisfaits, car peu après leur
départ, une petite barque coréenne, montée par leur
envoyé, par d’autres
chrétiens, et par deux jeunes élèves qui devaient
passer en Chine et de là à
Pinang pour continuer leurs études ecclésiastiques, se
dirigeait vers le lieu
du rendez-vous. Après une nuit de vaines recherches
pour découvrir la — 367 — jonque qui portail les
missionnaires, cette barque dut retourner en Corée,
et annoncer à Mgr Ferréol un nouvel insuccès.
Ce retard était d’autant
plus fâcheux que le prélat, épuisé par les travaux et
les fatigues des années
précédentes, venait de tomber dangereusement malade à
la capitale. Une
demi-journée suffit pour le réduire à l’extrémité. Le
P. Thomas averti par les
chrétiens, vint aussitôt auprès de son évêque ;
lorsqu’il arriva la crise était
passée, le malade allait mieux, et après quelques
jours, le prêtre indigène put
reprendre son administration. La maladie cependant
recommença bientôt avec une
nouvelle force et lit des progrès effrayants. M.
Daveluy accourut à son tour
auprès du vénérable malade. Il lui administra les
sacrements, et pendant
plusieurs jours, il s’attendait à chaque instant à
recevoir son dernier soupir.
Au milieu de ces
préoccupations, M. Daveluy apprit qu’on parlait d’un
nouveau rendez-vous donné
par M. Maistre, pour la quatrième lune. Il fit, à la
hâte, préparer une
nouvelle expédition qui revint après deux mois
d’attente et de recherches, sans
avoir rencontré personne.
Le jour de la
Fête-Dieu, l’évêque était moins souffrant : il put,
encore une fois, offrir le
saint Sacrifice, assisté par son cher missionnaire. Ce
jour-là même, M. Daveluy
quitta la maison pour visiter quelques chrétiens de la
capitale ; mais il avait
à peine commencé les confessions, lorsqu’on vint le
prévenir que la maladie reparaissait
avec plus de violence que jamais. Elle était causée
par la présence, dans la
région du cœur, d’un dépôt très-dur et assez
considérable que l’on sentait
monter et descendre. Des vomissements affreux et
continuels empêchaient alors
le malade de prendre aucune nourriture, et le
réduisaient à un tel état d’abattement
qu’on s’attendait, à chaque minute, à le voir mourir.
Après ces crises, il
paraissait mieux pendant quelques jours, mais le mal
reprenait bientôt le
dessus. Les médecins chrétiens les plus accrédités
furent appelés, on consulta
même des médecins païens ; mais tous les remèdes
étaient inutiles. Pendant
plusieurs mois, M. Daveluy fut dans une alternative
continuelle de crainte et d’espérance.
Tantôt auprès de son évêque, tantôt auprès des jeunes
élèves qu’il élevait pour
la cléricature, tantôt visitant, malgré sa faible
santé, les chrétiens dont le
prélat ne pouvait plus prendre soin, il était en proie
à une grande inquiétude,
et croyait chaque jour voir arriver le moment où il
demeurerait seul chargé de
la mission coréenne.
Pendant la maladie de
Mgr Ferréol, l’administration des chré- — 368 — tiens se fit avec beaucoup de
difficultés et d’une manière très-incomplète.
Néanmoins, les consolations ne manquèrent pas aux
missionnaires, et de nombreux
exemples de foi courageuse vinrent ranimer la ferveur
des néophytes. M. Daveluy
parle, entre autres, d’une jeune femme païenne qui,
cette année-là, entendant
parler de la religion par sa mère nouvellement
convertie, voulut aussi l’embrasser,
et se fit instruire à l’insu de son mari. Celui-ci
ayant rencontré un jour dans
sa maison un catéchisme, le brûla aussitôt, et battit
cruellement sa femme.
Elle prit la fuite, mais les chrétiens lui ayant dit
que la religion défend à
une femme de quitter ainsi son mari, et qu’en pareil
cas, on doit tout souffrir
pour Dieu, elle revint à la maison. Pendant plusieurs
mois elle vécut dans de
continuelles tortures. Souvent son mari la frappait à
grands coups de bâton ;
elle se contentait de répondre : « Frappe tant que tu
voudras, je suis
chrétienne et le serai toujours. Tu peux me tuer
aujourd’hui même si tu veux,
mais jamais tu ne me feras abandonner la vraie
religion. » Cette angélique
patience finit par lasser la fureur de son bourreau
qui la laissa, à la fin, libre
de faire ce qu’elle voudrait. Elle se hâta d’apprendre
les prières et reçut le
baptême des mains du prêtre.
De son côté le P. T’soi
rapporte le fait suivant : « Un nouveau converti,
appartenant à la plus haute
noblesse, vient d’être tout récemment l’objet d’un
vrai miracle de la
miséricorde divine. Souvent il avait entendu parler du
christianisme comme d’une
doctrine impie et séditieuse. Non loin de sa demeure,
dans la vallée du
Meng-he-mok-i, vivaient plusieurs chrétiens. Il
voulut, on ne sait pourquoi, se
bâtir une maison tout près de leurs habitations. À son
arrivée, le village
chrétien fut entièrement dévoré par l’incendie. Tso
(c’est le nom du converti)
accourut consoler les malheureux néophytes dans une si
grande infortune ; mais
étonné et saisi d’admiration à la vue du calme
empreint sur tous les visages,
il demanda la cause de cette étrange résignation.
Après plusieurs réponses
évasives, qui étaient loin de satisfaire sa curiosité,
les habitants furent
forcés d’avouer qu’ils étaient chrétiens, qu’en cette
qualité, ils regardaient
tous les événements comme des effets de la volonté de
Dieu et que, pleins de
confiance en sa bonté paternelle, ils se contentaient
d’adorer sa providence
infiniment sage.
« Ces paroles suffirent
pour porter la joie et la lumière dans le cœur de Tso.
Dès ce jour, il se mit à
apprendre le catéchisme et à pratiquer notre sainte
religion pour devenir un
parfait chrétien. Mais que d’obstacles à vaincre ! Les
tablettes vénérées des — 369 — ancêtres qu’il faut détruire,
les liens si nombreux et si chers du sang et
de l’amitié qu’il faut rompre, ne sont que le premier
signal et le début des
persécutions. La grâce fortifiant son cœur, Tso
mesura, sans trouble, l’étendue
des sacrifices, et n’en résolut pas moins de tout
mépriser pour servir son
Dieu. Après avoir éloigné ses parents sous divers
prétextes, il convoqua près
de lui quelques chrétiens, et livra aux flammes sa
maison et tout ce qu’il
possédait, sans laisser néanmoins soupçonner aux
païens que l’incendie était
volontaire. Affectant alors un profond dégoût pour la
société, il déclara qu’il
voulait renoncer à tout commerce avec ses semblables,
et vivre désormais comme
un homme mort civilement. Dans une de mes visites, je
baptisai ce fervent
catéchumène, et lui donnai le nom de Paul, l’exhortant
à imiter ce bienheureux
apôtre, qui de persécuteur de l’Église en était devenu
l’oracle et le plus
ardent défenseur. Tso se mit aussitôt à l’œuvre. Le
premier qu’il essaya d’amener
à la lumière de l’Évangile fut son jeune frère, lettré
de la plus grande
distinction, qui, à la considération dont il jouissait
dans le monde, joignait
l’espoir bien fondé de monter aux plus hautes
dignités. Malheureusement, trop
sage à ses propres yeux, il ne voulut pas comprendre
la vérité, et s’efforça
même par ses sophismes de ruiner la foi dans le cœur
du nouveau converti.
Obligé parla loi de respecter ce frère aîné, il
n’osait le persécuter
ouvertement ; mais il se dédommageait de cette
contrainte par la violence des
tracasseries secrètes. Il s’avisa un jour de se mettre
au lit, jurant qu’il ne
boirait et ne mangerait rien avant d’avoir reçu sous
serment l’apostasie du
néophyte. Huit jours de jeûne l’avaient réduit à la
dernière extrémité, lorsque
Paul accourut au secours de ce misérable. « Pourquoi,
» lui dit-il, « pourquoi
tant de folie ? Tu ne veux pas que j’aille à
Meng-he-mok-i ; eh bien ! je ne
veux plus y aller : prends donc la nourriture
nécessaire pour retenir la vie
qui t’échappe. »
« Ne pouvant rien
obtenir de son frère, le jeune lettré tourna toute sa
fureur contre les
chrétiens. « Je ferai venir les satellites, » leur
dit-il, « et vous serez tous
enchaînés. » À cette menace, les fidèles détruisent
leur petit oratoire,
abandonnent les travaux de l’agriculture, et
s’enfoncent dans la profondeur des
bois, où les attendent des souffrances sans nombre et
une misère sans bornes.
Heureux encore si leurs infortunes ne devenaient pas
une pierre de scandale
pour les païens ! Car, témoins chaque jour de la vie
triste et solitaire que
nos frères mènent dans les forêts et les montagnes,
témoins de la pauvreté et
de l’opprobre — 370 — où la persécution les réduit,
témoins des incarcérations et des supplices
qui les punissent comme des malfaiteurs, les idolâtres
les mieux disposés ne
peuvent s’empêcher de reculer. Mais qu’un rayon de
liberté descende sur nos
pauvres proscrits, combien d’âmes, timides et
hésitantes encore, s’ouvriront à
la lumière du saint Évangile ! »
Nous pourrions citer
bien d’autres faits analogues, ceux-là suffisent pour
faire comprendre quelles
espérances la Corée donne aux apôtres de Jésus-Christ.
Mais ce n’était pas
seulement la liberté qui manquait, c’étaient les
ouvriers. Combien ardentes
devaient être les prières des missionnaires pour
obtenir des secours, à ce
moment surtout où ils allaient perdre leur premier
pasteur ! Dieu les exauça
enfin, il récompensa le zèle persévérant de M.
Maistre, et accorda à l’évêque
mourant la consolation de serrer sur son cœur ce
confrère si longtemps attendu.
Voici, d’après une lettre de M. Franclet, missionnaire
de Mandchourie, à M.
Barran, supérieur du séminaire des
Missions-Étrangères, comment eut lieu cet
heureux événement. Cette lettre est datée de
Chang-haï, 13 septembre 1852. « … M. Maistre, après sa
dernière et infructueuse tentative du printemps,
se retrouvait seul, car son compagnon, M. Jansou,
avait dû regagner la procure
de Hong-kong. Des deux chrétiens amenés par M. de
Montigny, il ne lui restait
plus pour guide que le plus âgé et le moins habile. On
n’avait pas eu de
nouvelles du plus jeune depuis qu’il était entré en
Corée, promettant de
revenir chercher les missionnaires, s’il n’était pas
découvert et mis à mort.
De cette situation fort peu satisfaisante, notre zélé
confrère voulut tirer le
meilleur parti possible : il forma l’audacieux projet
de se faire jeter sur la
côte avec son guide, et d’attendre du ciel le succès
de son généreux dessein.
La demeure du néophyte n’était qu’à une petite journée
du rivage, puisqu’il
avait pu autrefois, du haut de la montagne voisine,
apercevoir les tentes que
le commandant Lapierre, après son naufrage, avait fait
dresser sur la petite
île de Ko-koun-to. Il fut donc résolu qu’on tâcherait
d’aborder à cette île,
appelée aussi depuis : l’Île du Camp.
« Le plan était facile
à concevoir, mais pour l’exécuter les difficultés
étaient grandes ; car il ne
suffisait pas de se procurer une barque chinoise
quelconque, il fallait
surtout, dans ces parages inconnus, un habile et
intrépide pilote qui pût la
conduire. Pour celui-ci, il n’y avait pas d’autre
espoir d’en trouver que sur
les deux navires de guerre français qui stationnaient,
en — 371 — ce moment, dans la rivière de
Chang-haï, et l’on savait que beaucoup de
nobles cœurs se hâteraient de répondre au premier
appel. La demande en l’ut
donc faite au commandant, qui jugea l’entreprise trop
téméraire pour y exposer
la vie d’un seul de ses matelots. Après un refus aussi
positif, il fut
impossible de rencontrer ailleurs non-seulement un
pilote, mais la moindre
barque européenne ou chinoise. Tout le monde était
découragé ; il n’y eut que
le pauvre missionnaire qui, loin de se laisser
abattre, lorsqu’il se vit
abandonné des hommes ordinairement les plus
intrépides, redoubla sa confiance
en Dieu. Son espérance ne fut pas vaine. Un Père
jésuite de la mission du
Kiang-nan, qui avait quelques connaissances nautiques,
s’offrit pour pilote
dans cette défection générale ; on parvint ensuite à
trouver dans l’île de
Tsong-ming une petite jonque païenne ; et enfin, M. le
consul de France à
Chang-haï inventa, dans son zèle ingénieux, le moyen
de protéger autant que
possible la petite expédition, en remettant au P.
Hélot, établi commandant de
la flotte, une commission d’aller visiter les débris
du naufrage, pour
favoriser sous ce prétexte l’introduction clandestine
du missionnaire coréen.
« Tout étant ainsi
organisé, la petite jonque leva son ancre de bois,
déploya ses voiles de
paille, et cingla sur la mer Jaune vers l’île inconnue
du Camp français. À
peine voguait-elle en pleine mer, que soudain s’éleva
une furieuse tempête. Les
éléments semblaient se conjurer avec l’ennemi du bien
pour déjouer la sainte
entreprise. Longtemps la barque lutta contre les flots
qui, avec un affreux
mugissement, s’amoncelaient devant elle pour lui
barrer le passage et l’engloutir
; après d’inutiles efforts, force lui fut de virer de
bord et de chercher un
abri derrière l’île de Tsong-ming, qui divise et
obstrue l’immense embouchure
du fleuve Bleu lorsqu’il se jette dans l’Océan. Ce
fâcheux contretemps, loin d’abattre
le courage des deux missionnaires devenus pilotes, ne
servit au contraire qu’à
l’affermir et l’augmenter, car il leur procura
l’occasion d’aller célébrer,
dans une chrétienté voisine, au milieu de quelques
pieux insulaires, la belle
fête de l’Assomption ; ils en revinrent plus forts et
plus assurés de la
puissante protection de Marie, la bienfaisante Étoile
de la mer. Sous d’aussi
bons auspices, le frêle esquif remit donc à la voile,
et vogua vers les côtes
désirées de la presqu’île coréenne. Déjà depuis
longtemps l’on n’apercevait
plus le rivage, et il était prudent de s’assurer de la
direction à suivre,
direction que l’équipage ignorait entièrement. Le P.
Hélot se mit en devoir d’interroger
ses instruments, qui, après six heures de travail et — 372 — de peine, ne purent lui
donner une réponse certaine. « Courage, courage, »
lui disait M. Maistre, « bientôt vos recherches nous
mettront sur la route qui
doit nous conduire droit à notre but, au milieu des
abîmes et des dangers. » En
effet, la première difficulté vaincue, les jours
suivants le point fut
facilement trouvé, et la nacelle courut hardiment vers
l’île du Camp qu’elle n’était
pas bien sûre d’atteindre ; mais ces pilotes
improvisés, se défiant un peu de
leur science, comptaient plutôt sur la protection des
martyrs coréens qu’ils
imploraient, surtout sur celle de l’intrépide André
Kim qu’ils prirent pour
patron de ces mers dangereuses.
« Déjà huit jours de
cette navigation, moitié certaine et moitié douteuse,
s’étaient ainsi écoulés,
et rien encore sur l’horizon n’était venu réjouir les
regards inquiets des
pieux voyageurs. Lorsque l’aube du neuvième jour
commença à blanchir, on se
trouva transporté comme par enchantement devant un
petit groupe d’îles, sur l’une
desquelles on dirigea joyeusement la barque. M.
Maistre qui jadis, après le
naufrage, avait habité l’île de Ko-koun-to, ne la
reconnaissait pas. Pour ne
point perdre un temps précieux à sa recherche et
exciter par là quelques
soupçons parmi les habitants de la côte, il parut plus
expéditif aux deux
missionnaires de descendre sur-le-champ au petit
village qu’ils voyaient devant
eux, et de demander ingénument à ces insulaires bons
et simples où était l’île
de Ko-koun-to. « Nous ne la connaissons pas, »
répondirent-ils, quoiqu’ils
eussent parfaitement compris toutes les autres
questions ; et ils se disaient
en leur langue qu’ils ne pouvaient donner cette
indication, parce qu’ils en
seraient punis ; réflexion qu’entendit distinctement
M. Maistre. Ne pouvant
obtenir aucun renseignement, les deux prêtres
regagnaient leur jonque, lorsqu’ils
rencontrèrent sur le rivage le pan-koan, ou mandarin
du lieu qui, déjà averti,
accourait, lui aussi, leur faire des interrogations
embarrassantes. On lui
donna rendez-vous à bord où ils arrivèrent tous
ensemble. Le P. Hélot qui
cumulait les fonctions de pilote, de capitaine et de
chargé d’affaires, s’empressa
de prendre le premier la parole, de présenter ses
lettres au gardien des côtes
et de le prier, en conséquence, de lui indiquer l’île
du Camp français. Le rusé
mandarin, affectant de ne pas répondre, cherchait à
passer à d’autres
questions, lorsque son interlocuteur lui signifia
qu’il eût à lui faire
connaître l’île de Ko-koun-to, que c’était sur les
lieux mêmes qu’il traiterait
les affaires pour lesquelles il était envoyé. Le
pan-koan gardant toujours le
silence là-dessus, on lui dit de partir et l’on remit
à la voile pour découvrir
Ko-koun-to. À peine les — 373 — missionnaires avaient-ils
tourné la pointe de celle île, qu’ils reconnurent
le chemin tortueux que les naufragés français avaient
tracé sur le penchant
rapide de la montagne ; puis, un peu plus loin dans la
mer, la carcasse d’un
navire contre lequel leur jonque allait se heurter.
Ils jetèrent donc l’ancre
de nouveau ; c’était bien là l’île du Camp, où ils
étaient directement arrivés
sans le savoir, la divine Providence les y ayant
conduits comme par la main. La
nuit vint les surprendre au pied de l’île dont ils se
réjouissaient d’avoir
sitôt fait l’heureuse découverte.
« Le lendemain, dès le
point du jour, ils descendirent à Ko-koun-to, moins
pour visiter les débris du
naufrage (car il ne restait plus, grâce à la probité
des Coréens, aucun vestige
de tous les objets confiés à leur garde), que pour
examiner de là tous les
endroits du continent, éloigné encore de plus de cinq
lieues, et choisir le
point le plus propre et le plus favorable à la
descente que l’on voulait tenter
la nuit suivante. Les deux explorateurs avaient à
peine regagné leur jonque, qu’arriva
près d’eux le mandarin inquisiteur de la veille. Comme
il avait refusé d’indiquer
l’île du Camp, le P. Hélot lui refusa sévèrement
aussi, sous ce prétexte, l’entrée
de sa barque, lorsque le gardien des côtes lui fit
répondre que, selon les
coutumes de son royaume, il venait uniquement lui
faire une visite de
politesse. « À ce titre, » répartit le prétendu
mandarin français, « tu peux
monter à mon bord ; car sache qu’en ce point nous ne
le cédons à personne ;
mais sache aussi qu’il ne t’est pas permis de parler
d’affaires ; je puis
maintenant sans toi me livrer à mon enquête et remplir
ma mission. » Un
gracieux échange de politesses s’étant fait entre eux,
le mandarin s’en
retourna au petit village de Ko-koun-to, tandis que
les deux missionnaires se
réjouissaient de voir bientôt arriver la fin du jour,
pour avancer leur barque
plus près de terre et opérer le débarquement qui
devenait de plus en plus
pressant et difficile.
« Mais voici que, sur
ces entrefaites, s’éleva soudain un vent épouvantable
qui bouleversa les eaux
jusque dans leur profondeur ; le temps devint affreux
et les vagues si grosses
et si houleuses, qu’il était impossible au petit canot
de tenir la mer et même
à la jonque de résister à la tempête au milieu des
écueils qui l’environnaient
de toutes parts. Cependant les matelots chinois, si
peureux d’habitude, mais
cette fois encouragés par l’exemple des missionnaires,
jurèrent qu’ils
conduiraient, malgré tout, M. Maistre et son compagnon
à la côte. On mit donc à
la voile pour s’en rapprocher, lorsqu’on se sentit
tout à coup empêché par un
énorme banc de sable qui barrait partout le chemin. «
N’importe, — 374 — dirent les nautoniers
chinois, nous surmonterons aussi ce nouvel obstacle ;
attendons la haute marée, et nous essayerons de
passer. » On attendit en effet
la crue des eaux, et lorsqu’elle fut jugée suffisante,
on louvoya toute la nuit
sur l’écueil que l’on finit par franchir ; on alla
jeter l’ancre à une lieue de
terre, le plus près que l’on put, et durant toute la
journée qui suivit, il fut
impossible de lancer le petit canot de transport sur
les vagues écumantes de
cette mer en courroux.
« Ce jour de cruelle
attente s’écoula sans voir finir ou diminuer la
tempête ; et bientôt aux
affreux brouillards de la journée vinrent s’ajouter
les ténèbres de la nuit.
Heureusement que le mandarin aussi était retenu sur la
petite île de
Ko-koun-to, d’où il n’avait pu sortir, soit pour
revenir à la barque étrangère,
soit pour aller au continent donner des ordres. Enfin
vers minuit, le ciel s’étant
éclairci et le vent considérablement apaisé, la fureur
des vagues se calma ; c’était
le jour du Seigneur, 29 août, qui commençait à
poindre. Alors M. Maistre
revêtit à la hâte son pauvre costume coréen, au milieu
du religieux étonnement
des gens de l’équipage ; après quoi, il descendit avec
le néophyte dans le
petit canot que quatre vigoureux chinois dirigèrent
silencieusement vers la
rive indiquée, au moyen d’un bambou pour mât et d’une
natte pour voile ; car
ils craignaient trop que le bruit des avirons ne
réveillât les pêcheurs
endormis sur le rivage. En effet, de nombreuses
cabanes étaient échelonnées
tout le long de la côte ; personne heureusement ne
bougea, et la descente put s’opérer
en sûreté et sans crainte. Aussitôt notre cher
confrère, précédé de son guide,
et portant comme lui sur son dos un petit paquet des
choses les plus nécessaires,
se mit à gravir le sentier escarpé des montagnes,
derrière lesquelles il
disparut rapidement.
« Pendant ce temps-là,
le P. Hélot, son généreux pilote, était resté sur la
jonque où le petit canot
vint le retrouver, accompagnant encore de ses vœux le
missionnaire coréen pour
le succès duquel il n’avait pas craint d’affronter
tant de dangers. Le soleil
avait depuis peu chassé les ténèbres de la nuit,
complices de la pieuse fraude,
que déjà l’insupportable gardien des côtes se
dirigeait de nouveau vers la mystérieuse
barque étrangère. Pour éviter ses visites de plus en
plus compromettantes, le
P. Hélot lui refusa impitoyablement l’accès de son
bord. Le mandarin, ne
pouvant rien obtenir et probablement assiégé de
soupçons, se rendit de là à un
gros village du continent, d’où partirent aussitôt un
grand nombre de barques
qui s’éparpillèrent le long de la côte ; puis, à la
tombée de la nuit, l’on
vit, sur tout le rivage, s’allumer — 375 — de distance en distance des
feux qui servirent à entretenir durant les ténèbres
la surveillance du jour, ce qui recommença et se
perpétua ainsi les journées et
les nuits suivantes. Mais c’était trop tard, déjà
avait eu lieu la sainte
contrebande qui désormais eût été impossible.
« Cependant pour
déguiser encore l’entrée de M. Maistre, et attendre
les nouvelles qu’il devait
envoyer de l’intérieur, le P. Hélot continua à jouer
son rôle de chargé d’affaires,
et après la tempête retourna jeter l’ancre devant
l’île du Camp. Le pan-koan
aussi, un peu embarrassé de sa présence, poursuivit
son rôle d’espion et mit en
jeu toute espèce de ruses, pour découvrir le secret
d’une députation si peu
imposante et par conséquent assez suspecte. Voici le
stratagème qu’il inventa ;
il travestit un de ses satellites en mandarin
supérieur, lui improvisa une
nombreuse escorte, et l’accompagna le lendemain ; avec
plus de cinquante
hommes. Ils montaient trois fortes jonques, sur
lesquelles flottaient de grands
drapeaux où on lisait écrit en gros caractères chinois
: Le grand mandarin du
lieu vient faire des interrogations pacifiques. Le
grand mandarin de France
qui, sur son navire de trois mètres de large, n’avait
pour tout état-major que
ses huit matelots chinois, et pour tout appareil de
guerre que le couteau de la
cuisine, ne se laissa pas éblouir à l’arrivée du
brillant et nombreux cortège
des deux magistrats coréens ; il reçut à son bord le
prétendu mandarin
supérieur qui demanda d’être accompagné de six scribes
et interprètes. Déjà ils
étaient tous accroupis sur le pont, et avaient leur
pinceau en main, lorsque le
P. Hélot fit lui-même la première question : « Que
veux-tu savoir de moi ? Tout
n’est-il pas expliqué par mes lettres de commission
que tu dois connaître ? Si
tu étais mandarin, tu devrais au moins savoir que je
ne puis traiter que les
affaires pour lesquelles je suis envoyé ; or, j’ai vu
et puis voir par moi-même
l’état des débris du naufrage ; cela me suffit, je
n’ai plus rien à faire avec
toi. » Puis, s’apercevant de la supercherie, il ajouta
: « Tu es un imposteur,
tu n’es pas mandarin ; retire-toi bien vite. » Ce que
fit en effet le faux
pan-koan avec son confrère et leur pompeux entourage.
« Les jours suivants,
la plus grande vigilance ne cessa de régner sur la
côte ; il était dès lors
impossible que des lettres de l’intérieur pussent
parvenir à la barque
chinoise. Le capitaine de l’expédition ordonna donc à
son équipage de se
préparer au départ ; la petite jonque retira son ancre
de bois, déploya toutes
ses nattes de jonc au vent, tourna sa proue aux grands
yeux de — 376 — poisson vers les marais du
Kiang-nan, et, après quelques jours d’heureuse
traversée, remonta le Wou-song, et reparut triomphante
à Chang-haï. Il fallait
voir ces pauvres matelots chinois tout fiers de leur
glorieuse campagne, et
surtout, ce qu’il y avait de plus beau et plus
consolant, pleins d’admiration
pour le dévouement apostolique que seule notre
religion sainte peut inspirer, s’instruisant
déjà de la doctrine et des prières chrétiennes, et
donnant le doux espoir d’une
prochaine et sincère conversion à l’Évangile. Pour le
P. Hélot, qui avait
généreusement offert ses services et même sa vie pour
diriger la périlleuse
entreprise, il est, depuis huit jours, revenu ici avec
la joie de l’avoir menée
à bonne fin, et chaque jour il en reçoit nos
félicitations et nos remercîments.
» M. Maistre, sous la conduite
de son guide, parvint à gagner un village
chrétien. Il y avait douze ans qu’il avait quitté la
France, et plus de dix ans
qu’il frappait obstinément à la porte de sa chère
mission, toujours fermée
devant lui. Mgr Ferréol dangereusement malade à Séoul,
M. Daveluy épuisé par
des travaux au-dessus de ses forces, et accablé par
l’inquiétude que lui
causait la maladie de son évêque, avaient perdu toute
espérance de voir M.
Maistre entrer cette année en Corée, lorsque tout à
coup ils apprirent qu’il
avait enfin pénétré dans le pays, et avait pu se
rendre chez des chrétiens à
une cinquantaine de lieues de la capitale. Ils
l’envoyèrent chercher aussitôt
et, quinze jours après, les trois missionnaires se
trouvèrent réunis. Ce fut un
moment de bien grande consolation. Leur joie
cependant, comme toutes les joies
de cette vie, était mélangée de peine et d’inquiétude.
La maladie de l’évêque
paraissait de plus en plus incurable. Son intelligence
était toujours aussi
vive, mais son corps s’affaiblissait visiblement. Ne
pouvant garder aucune
nourriture, presque toujours étendu sur son lit, il
avait dû renoncera toute
espèce de travail. MM. Daveluy et Maistre firent une
neuvaine à la Vierge
Immaculée pour obtenir la guérison de leur vicaire
apostolique. Ce dernier s’unissait
à eux en recevant la sainte communion, car il ne
pouvait plus célébrer la
messe. Dieu n’exauça pas ces ferventes prières ; il
voulait récompenser de
suite son fidèle serviteur.
Vers la fin de
septembre, Mgr Ferréol fit écrire une dernière lettre
à M. Barran, supérieur du
séminaire des Missions-Étrangères. « … Vous saurez
déjà comment M. Maistre est
enfin arrivé par une voie extraordinaire. Vous dire ma
joie et les actions de
grâces que je rendis à la Providence pour un si grand
bienfait, ne serait pas
chose facile. Tous les confrères, je n’en doute pas, — 377 — seront heureux de la réussite
finale de tant de voyages et de tentatives…
Il m’est presque impossible de sortir de ma chambre et
de mon lit. J’attends la
mort et les ordres de Dieu ; toutes les médecines,
toutes les consultations de
médecins ayant été inutiles, je ne vois aucun moyen de
sortir de là, si Dieu n’y
met directement la main. Priez pour moi plus que
jamais. Quand vous recevrez
cette lettre, tout sera probablement décidé ;
j’attends avec confiance et
résignation tout ce que la Providence ordonnera.
L’administration dans ce pays
est accablante, et il y a longtemps que je pressentais
un pareil dénouement de
toutes mes fatigues. La multiplicité des lieux de
réunion pour les chrétiens,
les marches quotidiennes à travers les montagnes, par
les neiges et les glaces,
épuisent les forces en peu de temps. Depuis plusieurs
années, M. Daveluy paye
son tribut : le P. Thomas, quoique indigène, a eu
toutes les peines du monde à
finir la visite des chrétiens sans tomber malade. Je
ferai tous mes efforts
pour envoyer quelques élèves à Pinang. Déjà, ce
printemps, je les avais envoyés
pour profiter de la barque par laquelle devait venir
M. Maistre ; Dieu n’a pas
permis qu’on la rencontrât… » À la fin de cette lettre
écrite par M. Daveluy, se trouvent ces quelques
lignes tracées par l’évêque lui-même d’une main mal
assurée : « Supposez que la
maladie vienne à guérir, me laissant privé de l’usage
de mes jambes, comme je suis
maintenant, il serait à propos de demander à Rome la
permission de dire la
messe sur une table et assis, pour la consécration des
saintes huiles et celle
d’un coadjuteur, sans quoi ce serait impossible. Je
suis un cadavre plutôt qu’un
être vivant ; je suis complètement paralytique. »
Il fallut cependant que
les missionnaires se séparassent de leur cher malade.
M. Maistre alla faire l’administration
des chrétiens dans un district éloigné, et M. Daveluy
demeura dans les environs
de la capitale, pour être plus à portée de recevoir
les ordres de son évêque et
d’accourir au premier signal. À la fête de Noël de
mauvaises nouvelles
arrivèrent, l’état de Mgr Ferréol était plus grave. M.
Daveluy voulut se mettre
en route pour la capitale, mais l’évêque, songeant
plutôt à ses chers chrétiens
qu’à lui-même, lui fit dire de venir sans se presser,
en faisant la visite des
villages qui se trouvaient sur sa route.
Le missionnaire revint
plusieurs fois à la charge, demandant la permission de
faire de suite le voyage
de Séoul, mais il recevait toujours la même réponse :
« Le danger n’est pas
imminent, il vaut mieux achever d’abord
l’administration des chrétiens. » — 378 — À la fin cependant, ayant
reçu du domestique de Mgr Ferréol une lettre plus
alarmante, M. Daveluy crut devoir enfreindre les
ordres de son évoque, et hâta
sa marche vers la capitale. Lorsqu’il arriva à la
petite maison qui servait de
résidence épiscopale, le 5 février, il trouva tout le
monde dans les larmes.
Monseigneur Ferréol était mort le 3 février 1853, vers
les dix heures du soir,
après une courte agonie moins pénible que ne l’avaient
été plusieurs accès de
sa maladie. Le dernier jour de sa vie, il avait senti
que sa fin était proche,
et avait regretté de n’avoir pas M. Daveluy auprès de
lui. Il n’était âgé que
de quarante-cinq ans.
Il fallait cacher cette
mort aux païens du voisinage. Dès le soir de son
arrivée, M. Daveluy revêtit le
corps du vénérable défunt des habits sacerdotaux, avec
quelques insignes de la
dignité épiscopale, et, vers minuit, on le transporta
secrètement dans une
autre maison plus retirée. Le lendemain matin, le
missionnaire célébra le saint
Sacrifice en présence du corps de son évêque. Il le
plaça ensuite dans un
cercueil en bois de pin, qui fut recouvert
extérieurement d’une couche épaisse
de vernis, sur laquelle ont inscrivit les noms et
qualités de l’évêque de
Belline. Le tout fut enfermé, selon l’usage du pays,
dans un autre cercueil
plus léger destiné à protéger le vernis. La neige et
les glaces ne permettant
pas de faire immédiatement l’inhumation, le cercueil
fut confié à un bon
chrétien qui en demeura chargé pendant deux mois, et
cène fut que le 11 avril,
pendant la nuit, que M. Daveluy put rendre les
derniers devoirs à son évêque.
Mgr Ferréol avait témoigné le désir d’être enterré
auprès de Mgr Imbert, son
prédécesseur, ou auprès du prêtre indigène André Kim.
L’opposition de quelques
païens ayant rendu le premier endroit d’un accès
difficile, c’est auprès du
martyr André, au village de Miri-nai, à quinze lieues
de la capitale, que fut
inhumé le troisième vicaire apostolique de la Corée.
Il est inutile de faire
ici l’éloge de Mgr Ferréol. Tout ce que nous avons
raconté de lui jusqu’à
présent, suffit pour faire connaître ses travaux, pour
faire apprécier son zèle
et ses vertus apostoliques. Il se montra, en tout et
toujours, digne de ses
héroïques prédécesseurs. Au moment où il acceptait la
charge épiscopale, il
avait dit : « Des deux premiers évêques envoyés en
Corée, l’un meurt à la
frontière sans pouvoir y pénétrer, le second n’y
prolonge pas ses jours au delà
de vingt mois. Qu’en sera-t-il du troisième ? » Le
troisième, après dix ans de
voyages, de privations, de travaux et de souffrances,
devait mourir dans la
force de — 379 — l’âge, épuisé de
fatigues, an moment où la connaissance du pays et de
la
langue le mettait à même de rendre les plus grands
services à l’église de
Corée. « Que la volonté de Dieu soit bénie ! écrivait
M. Daveluy en annonçant
cette mort à M. Barran. Il faut se résigner à tout,
quoi qu’il en coûte. La
mission perd un prélat éclairé, prudent, capable de
résister à la fatigue,
ferme et en même temps indulgent, et moi j’ai perdu en
mon évêque, un guide, un
soutien, le meilleur des amis. De longues années
passées avec Sa Grandeur, des
périls, des persécutions partagés avec lui, avaient,
malgré la différence de
caractère, formé entre nous une union bien consolante
; la confiance que
Monseigneur avait bien voulu m’accorder, me permettait
de le traiter en ami
véritable. Quel vide pour moi ! et quelle épreuve ! »
— Nous n’ajouterons rien
à ces touchantes paroles. Mgr Ferréol n’eut pas comme
Mgr Imbert l’honneur de
confesser sa foi devant les bourreaux ; mais, comme
lui, il fut un serviteur
bon et fidèle, comme lui il se donna tout entier pour
la gloire de Jésus-Christ
et la diffusion de son évangile, et comme lui, sans
doute, il a reçu la
récompense des apôtres. |