DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE IV Depuis la mort de Mgr Ferréol
jusqu’à la mort du roi Tchiel-tsong. 1853-1864. — 380 — CHAPITRE I. Travaux des missionnaires. —
Arrivée et mort de M. Jansou. — Mgr Berneux,
évêque de Capse et vicaire apostolique de Corée.
À la mort de Mgr
Ferréol, M. Maistre, M. Daveluy et le prêtre indigène
Thomas T’soi restaient
seuls chargés de l’Église de Corée. Le vicaire
apostolique n’ayant, à leur
connaissance, désigné personne pour lui succéder, M.
Maistre, qui était le plus
ancien missionnaire, et qui avait été nommé provicaire
par le prélat défunt
lorsqu’il était encore en Chine, prit en main la
conduite des affaires, en
attendant que le souverain Pontife leur envoyât un
nouveau pasteur. La
situation de la chrétienté n’avait point changé, et
nous ne trouvons aucun
incident remarquable en 1853. Voici ce qu’écrivait M.
Daveluy à M. Barran,
supérieur du séminaire des Missions-Étrangères :
« L’année qui vient de
s’écouler a été assez tranquille, quoique agitée par
plusieurs vexations
locales. L’administration du P. Thomas a été la plus
traversée. Un jour, entre
autres, tout était concerté pour le faire prisonnier ;
l’ennemi savait, sans qu’on
s’en doutât, l’époque de l’arrivée du Père et la durée
de son séjour. Soudain,
une douzaine d’infidèles se précipitèrent sur le lieu
de la réunion des
chrétiens, et furent fort surpris de ne pas rencontrer
leur proie ; car Dieu
avait permis que le P. Thomas partît un jour plus tôt.
Les paroles
malveillantes, les injures, les menaces ne furent pas
épargnées à nos
néophytes, et tout nous faisait craindre qu’une
persécution générale ne suivît
de près — 381 — les mauvais traitements
partiels. Plusieurs chrétiens furent même arrêtés
par des nobles, qui ne les rendirent à la liberté
qu’après les avoir rançonnés.
Après la mort de Monseigneur, je repris le cours de
l’administration, et la
protection visible de Dieu me délivra des mains des
satellites, qui saisirent le
maître de la maison où j’avais logé, l’accusèrent de
vol, le battirent et le
dépouillèrent. Notre courageux prisonnier,
déconcertant ses persécuteurs par la
fermeté et la sagesse de ses réponses, fut conduit à
la préfecture. Comme le
mandarin se trouvait absent, la question fut portée au
tribunal de son
assesseur, ami secret et parent de plusieurs
chrétiens. Il comprit bientôt que
les satellites voulaient de l’argent, les blâma
d’avoir, sans ordres, maltraité
cet homme, les punit en conséquence, et renvoya le
néophyte. Vers la même
époque, l’arrestation d’une chrétienne peu fervente
nous fit craindre bien des
révélations indiscrètes ; mais grâce à la faveur d’un
mandarin, fils de celui
qui, en 1846, nous sauva d’une persécution, cette
affaire fut étouffée dans son
principe.
« Si ces vexations
isolées rendent notre ministère difficile, la ferveur
de nos chrétiens, leur
foi vive, leur piété simple, leur sincère pénitence,
leur joie spirituelle,
leur saint recueillement, leurs larmes, qui nous
rappellent les beaux jours d’une
première communion, en un mot, tout ce qui peut
réjouir le cœur d’un
missionnaire nous fournit d’abondantes consolations. À
côté des joies viennent
se placer de belles espérances. Cette année, quatre
cent soixante catéchumènes
ont été admis à la grâce du baptême. L’opinion
publique se fait moins hostile
au christianisme ; plusieurs mandarins laissent vivre
nos chrétiens dans un
repos longtemps désiré, et cherchent à étouffer toute
accusation portée contre
eux.
« La crainte du
gouvernement français aurait, suivant les uns, opéré
ce changement ; d’autres l’attribuent
à l’excellence de notre doctrine, excellence que
plusieurs magistrats sont
obligés de reconnaître. Quoi qu’il en soit, la bonne
semence a été jetée et la
grâce semble n’attendre qu’une circonstance favorable
pour la rendre féconde.
Parmi ceux qui peuvent entendre l’explication de notre
sainte foi, bien peu
demeurent indifférents ; sans s’arrêter à de stériles
objections, ils
confessent la sainteté de l’Évangile, et manifestent
le désir de l’embrasser
dès que le libre exercice en sera permis.
« Ils sont nombreux,
ceux qui sont déjà convertis dans le cœur, mais la
crainte de la persécution
retient encore la vérité captive. Ils nous aiment, ils
nous favorisent ; mais
pour pratiquer — 382 — notre sainte religion, ils
attendent le grand jour de la liberté. Dans
plusieurs endroits, l’opinion est tellement prononcée
en notre faveur, que
plusieurs pensent et affirment que le christianisme
prendra nécessairement
possession de la Corée. À l’appui de leurs
pressentiments, ils ne manquent pas
de citer plusieurs faits miraculeux arrivés sur divers
points du pays.
« Ces heureuses
dispositions nous faisaient désirer depuis longtemps
une propagande directe
parmi les païens ; la prudence de Monseigneur crut
devoir s’y opposer.
Cependant quelques chrétiens furent envoyés vers les
infidèles qui paraissaient
présenter moins d’obstacles à la grâce. Le choix de
catéchistes capables de
remplir une telle mission est fort difficile ; bien
peu possèdent les qualités
nécessaires pour s’insinuer sans danger dans l’esprit
et le cœur des idolâtres.
Néanmoins, d’heureuses ouvertures ont été faites : le
grain a été semé dans des
terres qui promettent des fruits ; dans une de ces
expéditions, vingt-cinq
païens ont été évangélisés par un seul néophyte.
« De bonnes nouvelles
nous arrivent de plusieurs points et nous transmettent
bien des faits édifiants
Je me contenterai de vous citer un trait de courage
d’un de nos catéchumènes.
Le frère d’un satellite n’eut pas plutôt connu notre
sainte religion, qu’il en
embrassa la pratique avec une généreuse ardeur ; son
aîné, l’agent du pouvoir,
fit jouer tous les ressorts de la ruse pour le faire
apostasier : caresses,
menaces, injures, tout fut inutile. Furieux et honteux
de sa défaite, il s’arme
d’un grand couteau, tire son frère à l’écart, lui
présente le poignard en lui
disant : « Apostasie ou meurs. » Le néophyte, protégé
par le bouclier de la
foi, découvrant sa poitrine : « Frappe, » dit-il, «
mourir pour Dieu est une gloire.
» L’aîné demeure interdit, son bras reste suspendu et
comme arrêté par une main
invisible. À partir de ce jour, il ne revint plus à la
charge ; mais sa femme
eut connaissance du fait, et voulut absolument
connaître une religion qui
transforme ainsi les hommes en héros, et les élève
au-dessus de toutes les
faiblesses de la nature humaine. Elle étudia, elle
crut, elle aima. Des
obstacles de tout genre l’ont empêchée jusqu’à ce jour
de pratiquer
ouvertement, mais sa persévérance n’est pas douteuse.
« Vous le voyez,
vénérable Supérieur, si Dieu nous visitait par des
persécutions plus violentes,
la Corée donnerait encore de vaillants soldats, des
confesseurs et des martyrs.
Réjouissons-nous de ces heureuses dispositions, et
demandons au souverain
Maître d’envoyer à sa vigne des ouvriers apostoliques
selon son — 383 — cœur, d’habiles et courageux
apôtres qui puissent soutenir les fidèles dans
les combats que l’enfer ne cesse de nous livrer.
Plusieurs chrétiens gémissent
encore dans les fers ; une nombreuse arrestation avait
eu lieu au mois de
septembre ; bon nombre de captifs ont été renvoyés
sans procès ; d’autres sont
encore enchaînés par l’avarice de quelques
gouverneurs, et ne verront tomber
leurs chaînes que lorsque l’argent aura ouvert les
portes de leur cachot.
« Je termine par un mot
sur mon compte. Ma santé avait souffert bien des
échecs, mais grâce aux secours
de l’art et surtout à la protection divine, je me
trouve maintenant un peu
mieux, et j’ai tout lieu d’espérer que prochainement
je pourrai accomplir tous
les devoirs qui me sont imposés. J’ai été obligé de
faire cette année, à cause
de la mort de Mgr Ferréol, une partie de
l’administration des chrétiens ; je
vais la poursuivre incessamment. Je viens, par la
grâce de Dieu, de faire une
retraite spirituelle de quelques jours, avec le P.
Thomas. Priez pour que j’en
conserve longtemps les fruits, et que je ne devienne
pas un obstacle aux
progrès de la religion et au salut des âmes. J’ai
terminé, l’été dernier, un
livre pour l’usage de nos chrétiens ; c’est pourquoi
il vous faudra encore
attendre les notes et renseignements que je vous ai
promis sur ce pays. »
De son côté, M. Maistre
écrivait à la même époque : « L’état de la mission
n’est ni la guerre ni la
paix. À la capitale et aux environs, tout s’est passé
sans trop de bruit. En
province, sur deux ou trois points, les chrétiens ont
été inquiétés, dispersés,
emprisonnés ; il y a toute apparence qu’aucun ne sera
condamné à mort. Le
gouvernement est vivement préoccupé des événements de
Chine, et n’a pas
intention de persécuter les chrétiens pour le moment.
Les dernières
arrestations ont eu lieu par suite de rixes avec des
païens. Nous sommes loin
cependant de pouvoir compter sur la paix, et si, par
quelque mésaventure, un
missionnaire venait à tomber sous la griffe des
satellites, je ne sais pas trop
quel parti le gouvernement prendrait. Espérons que le
bon Dieu aura pitié d’un
pays si longtemps éprouvé par tous les maux, et qu’il
ne permettra pas que la
foi y soit jamais éteinte !
« Tous les ans, nous
baptisons plusieurs centaines d’adultes, et malgré
cela le nombre des chrétiens
augmente peu, par la raison que la plupart des
nouveaux baptisés sont vieux ou
veufs ; les hommes au-dessous de cinquante ans
remettent à plus tard, et ne
demandent le baptême qu’en cas de maladie. Il faut en
effet une — 384 — grâce toute spéciale pour
demander le baptême en face des supplices. Il est
dur de s’exposer avec toute une famille, aux chaînes,
aux tortures, à l’exil et
à la mort ; de perdre biens, dignités, parents et
amis. Devant ces
considérations, il n’est pas étonnant que le plus
grand nombre hésite ou
recule. Plusieurs païens, amis de nos chrétiens, sont
venus me voir ; ils ont
appris le catéchisme et les prières du matin et du
soir, ils les récitent
exactement, ne font plus de superstitions ; mais ils
s’en tiennent là, et
remettent à plus tard. Espérons que ce plus tard
arrivera un jour. Une lueur de
liberté, avec la grâce de Dieu, gagnerait tout ce
peuple à l’Évangile. » Le tableau d’administration
envoyé à la sacrée Congrégation de la
Propagande, à la fin de 1853, porte le nombre des
chrétiens inscrits sur les
listes des missionnaires à douze mille cent
soixante-quinze. Quoique tous n’eussent
pu être visités, il y avait eu sept mille six cent
soixante confessions
annuelles, et plus de six mille communions. On avait
baptisé plus de cinq cent
cinquante enfants païens à l’article de la mort.
Au mois de mars 1854,
dans la semaine de la Passion, M. Jansou, le compagnon
de M. Maistre dans son
infructueuse tentative de 1851, pénétra heureusement
en Corée. La Providence
après avoir gardé de tout péril le petit navire
chinois sur lequel il était
monté, lui fit trouver sans difficulté la barque
coréenne envoyée à sa
rencontre. Trois élèves coréens, destinés au séminaire
général de Pinang,
prirent sa place sur la jonque qui retourna
immédiatement en Chine, et
lui-même, sous la conduite de guides expérimentés,
arriva, en quelques jours, à
la capitale. Grande fut la joie des missionnaires et
des chrétiens, en recevant
ce renfort si longtemps attendu, mais cette joie se
changea bientôt en une
tristesse indicible. Après quelques jours, M. Jansou
fut atteint d’une violente
fièvre cérébrale qui lui fit presque perdre la raison.
Il demeura deux semaines
à la capitale avec M. Maistre ; puis, un mieux
sensible s’étant manifesté dans
son état, on le conduisit dans les montagnes chez M.
Daveluy. Le bon air que l’on
y respire, la liberté plus grande dont on y jouissait
alors, faisaient espérer
une prompte guérison. Mais le mal était sans remède,
et après quelques semaines
de prostration physique et morale, interrompue de
temps en temps par des crises
nerveuses effrayantes, il tomba épuisé, et rendit son
âme à Dieu entre les bras
de M. Daveluy, le 18 juin. « Que la volonté de Dieu
soit faite ! écrivait ce
dernier, mais combien ses desseins sont impénétrables
! combien sévères ses
jugements sur notre — 385 — pauvre mission ! Vous dire
quel coup cette mort a porté à nous et à nos
chrétiens, ne serait pas chose facile. Je n’essayerai
pas. Ce cher confrère,
dans les intervalles de sa terrible maladie, m’avait
paru si bon, si capable,
et d’un caractère si admirable ! Le peu de chrétiens
qui ont pu l’aborder
étaient enchantés de lui. Tout, même son extérieur
très-peu différent de celui
des Coréens, semblait le désigner pour cette mission,
et Dieu le rappelle de
suite à lui. Que sa sainte volonté soit faite ! »
L’année 1854 se passa
assez tranquillement. Le gouvernement ne laissait voir
aucune intention
hostile, et quoique plusieurs chrétiens eussent été
emprisonnés en divers
lieux, on put, à force d’argent, obtenir leur
délivrance. L’œuvre de Dieu
avançait, et, de temps en temps, quelques conversions
frappantes venaient
montrer la toute-puissance de la grâce, et encourager
les fidèles. Un jour, c’était
un vieillard de soixante-dix ans qui accourait à
l’insu de ses enfants et des
autres membres de sa famille demander le baptême. Il
avait, bien des années
auparavant, donné sa démission d’une charge
importante, et renoncé à ses
espérances d’avenir pour pratiquer librement la
religion. Il avait été forcé,
dans ce but, de se faire passer tantôt pour malade,
tantôt pour imbécile.
Séparé des chrétiens, au temps de la persécution, il
n’avait jamais pu renouer
de relations avec eux, et avait continué seul, malgré
tous les obstacles, la
pratique fervente des quelques exercices religieux
qu’il connaissait. Dieu lui
fit enfin la grâce de rencontrer le prêtre.
Un autre fois, c’était
toute une famille amenée à la foi par son chef, dans
des circonstances assez
singulières. Cet homme qui jouissait d’une certaine
aisance, préoccupé du désir
de connaître le pourquoi et le comment des choses de
ce monde, la raison de sa
propre existence et les moyens d’arriver au véritable
bonheur, avait dans ce
but fait de très-longues et très-inutiles recherches.
Il avait parcouru les
bonzeries, étudié les livres de toutes les sectes,
consulté tous les devins et
tous les astrologues, pratiqué la magie, etc., quand
la miséricordieuse
Providence lui donna l’idée de s’enquérir de la
religion chrétienne. Il fut d’abord
assez mal reçu par les fidèles auxquels il s’adressa,
et, pendant plusieurs
mois, dans la crainte de se compromettre, ils
refusèrent de lui faire connaître
leur doctrine. À la fin cependant, convaincu de sa
bonne foi, un chrétien lui
exposa les principaux mystères et lui dit : « Je vous
ai déclaré le fondement
de toutes choses, réfléchissez-y mûrement et à loisir.
Si vous trouvez ce
fondement solide, revenez, et je serai heureux de vous
faire connaître — 386 — complètement la religion ;
sinon, de grâce, ne m’importunez plus. »
Contre sa coutume, cet
homme passa vingt jours sans revenir, et le chrétien
n’espérait plus le revoir,
lorsqu’il se présenta de nouveau et dit : « J’ai
réfléchi à vos paroles, je les
ai méditées et discutées, et je suis maintenant
convaincu que votre religion
est vraie. Aussi, quoique le roi la proscrive sous
peine de mort, je ne puis m’empêcher
de l’embrasser. » On lui donna les livres nécessaires,
et en peu de jours, il
apprit les prières et le catéchisme. Il fit plus, il
évangélisa toutes les
personnes de sa maison, composa à sa façon, pour son
père, une réfutation du
paganisme et une apologie de la religion chrétienne,
et après trois mois
parvint à le convertir. Il amena aussi à la religion
sa femme et plusieurs de
ses parents, au nombre de douze.
Dans les courts moments
de loisir que lui laissait l’administration des
chrétiens, M. Daveluy
travaillait pour l’avenir, en préparant un
dictionnaire
chinois-coréen-français, en traduisant divers ouvrages
coréens sur l’histoire
et la chronologie du pays, en révisant les livres de
religion qui se trouvaient
entre les mains des chrétiens. Le dictionnaire surtout
lui coûta bien des
fatigues. Une fois il fit six jours de marche pour
aller consulter un vieux
mandarin, docteur distingué, très-versé dans la
connaissance du chinois et du
coréen. Il parvint enfin à réunir une liste
considérable de mots coréens. C’était
le premier travail de ce genre qui eût été tenté dans
ce pays, car tous les
lettrés s’occupant presque exclusivement de l’étude
des caractères et des
livres chinois, ont absolument négligé leur langue
nationale. Ce dictionnaire,
perfectionné plus tard, a malheureusement, comme tant
d’autres documents
précieux, disparu pendant les dernières persécutions.
De son côté, M. Maistre
cherchait à affermir et à développer l’œuvre de la
Sainte-Enfance. « Aussitôt
que j’eus reçu votre première lettre, » écrivait-il au
conseil de l’œuvre, « j’en
donnai connaissance aux chrétiens qui m’entouraient,
et je puis affirmer que,
non-seulement alors, mais plusieurs fois depuis, j’ai
vu couler de leurs yeux
des larmes de reconnaissance. « Vraiment, » me
disaient-ils, « notre charité
est à peine une étincelle à côté de cette fournaise
allumée en France, et qui
déjà embrase le monde. » J’aurais voulu dès ce moment
fonder un établissement
pour les enfants recueillis vivants ; mais, ici les
lois de persécution sont
toujours en vigueur : on est obligé de faire du bien
aux hommes à leur insu, et
souvent malgré eux. Afin donc d’éviter tout éclat
dangereux, j’ai été obligé de
distribuer ces chers enfants dans — 387 — des familles chrétiennes, où
ils sont nourris et élevés, en attendant que
leur âge demande d’autres soins. Plus tard, on leur
fera apprendre quelque
métier, et nos chrétiens les aideront à s’établir.
J’ai nommé trois baptiseurs
spécialement chargés de diriger l’œuvre, et comme les
femmes ont souvent un
plus facile accès auprès des enfants en bas âge, j’en
ai désigné deux à cet
effet. Ce nombre sera augmenté à mesure que l’œuvre
grandira. Les dépenses
seront peut-être trouvées un peu plus fortes que dans
d’autres pays ; cela
vient de ce que les choses nécessaires à la vie
coûtent comparativement plus
cher qu’ailleurs. Ainsi, pour les enfants qu’il m’a
été impossible de placer en
province, et que j’ai été forcé de mettre en nourrice
à la capitale, j’ai dû
payer pour chacun jusqu’à 8 francs par mois… Plaise au
Sauveur des petits
enfants de combler de ses bénédictions votre sainte
œuvre, et de nous permettre
de sauver au moins les enfants de ces pauvres
infidèles qui restent trop
souvent sourds à toutes nos exhortations et
insensibles à leur propre bonheur.
»
Les lettres des
missionnaires en 1855 ne nous apprennent aucun fait
important. « Par la
miséricorde de Dieu, » écrit le P. Thomas T’soi à M.
Legrégeois, « nous
jouissons d’une assez grande tranquillité. Cette
année, une excellente récolte
est venue consoler nos chrétiens qui avaient beaucoup
souffert de la disette ;
et, ce qui est bien plus important, la récolte à été
bonne aussi dans le champ
du Père de famille. Pour ma part, j’ai baptisé deux
cent quarante adultes.
Malheureusement tous n’ont pas persévéré avec le même
zèle, et parmi eux,
plusieurs nobles qui, tout d’abord, semblaient les
plus fervents et les plus solides,
sont maintenant comme le grain étouffé par les épines.
Voici pourquoi. Les gens
de cette classe vivent ordinairement dans l’oisiveté ;
si pauvres qu’ils
soient, ils aimeraient mieux mourir de faim que de
travailler pour gagner le
nécessaire ; aussi vivent-ils de rapines, de fraudes
et d’exactions. Le plus
grand nombre sont adonnés au jeu, à l’ivrognerie, à la
débauche. Si quelqu’un d’eux
vient à se convertir, comme il ne peut plus commettre
d’injustices, et ne
consent pas d’ailleurs à exercer un métier honnête, il
est bientôt réduit à la
misère, et souvent la faim le pousse à ses anciens
errements ; il devient alors
pire que jamais.
« Aujourd’hui, le
gouvernement ne s’occupe pas de nous. Il a sur les
bras des affaires bien
autrement importantes. Il s’agit maintenant de
transférer ailleurs huit
tombeaux des ancêtres du roi, car les sages ont décidé
que la nature du terrain
où ont été placés ces tombeaux est très-défavorable,
ce qui fait que les âmes
de — 388 — ces ancêtres ne peuvent pas
veiller au salut de leurs descendants. L’endroit
nouvellement désigné par ces docteurs après un mûr et
solennel examen, se
trouve être remplacement d’une ville assez
considérable. Mais peu importe, on
la démolira de fond en comble, et les habitants iront
chercher fortune
ailleurs. Il y a quelques mois la grande question
était de savoir si on
accorderait ou non, le titre et la dignité royale à
l’un des bisaïeuls du roi
actuel. Ce bisaïeul a été mis à mort du vivant de son
père, à la suite d’une
conspiration de palais ; mais les descendants des
ministres qui le firent
condamner alors, sont aujourd’hui les plus puissants à
la cour, et pour que
leurs propres ancêtres ne fussent pas accusés d’avoir
mis à mort un innocent,
ils se sont opposés à cette réhabilitation posthume.
Celui qui le premier en
avait eu l’idée, a été envoyé en exil, des centaines
d’employés ont perdu leurs
places, et beaucoup d’autres sont mal notés pour
l’avenir. Dernièrement, un
décret fut promulgué défendant sous peine de mort de
se servir de chaises à
porteurs. Quelques individus ont payé de leur tête la
violation de cette loi
ridicule, d’autres ont été exilés, et aujourd’hui, à
la suite des réclamations
populaires, les choses ont repris leur train
accoutumé, et se sert de chaises à
porteurs qui veut. Tout ceci vous donne une idée des
graves intérêts qui
occupent et divisent nos ministres, et de l’état
misérable du pauvre peuple qui
est gouverné par de tels hommes. »
À la même époque, M.
Maistre écrivait à M. Barran, supérieur du séminaire
des Missions-Étrangères :
« Je vous ai dit que notre mission était de nouveau
persécutée. L’année
dernière, nos chrétiens crurent se bien mettre à
l’abri, au moyen de 4,000 fr.
de rançon ; ils obtinrent seulement un sursis de
quelques mois. Cette année, en
novembre, deux chrétiens ont été arrêtés, et j’ai
sévèrement défendu toute
composition pécuniaire. Il est évident, en effet, que
fournir un pareil aliment
à la cupidité des employés et satellites, c’est
augmenter le danger pour l’avenir.
Nos deux prisonniers ont eu recours à leurs amis et
connaissances de la
capitale de leur province, et pourront probablement se
délivrer des
tracasseries du petit mandarin qui les a fait
incarcérer. Cet individu avait l’intention
de frapper un grand coup et d’arrêter le missionnaire
au passage, car il n’ignore
pas que chaque année je traverse son district. Mais,
averti à temps, j’ai jugé
à propos d’évacuer le pays, et de remettre à une
époque plus calme l’administration
des quelques centaines de chrétiens qui l’habitent. En
échange, il vient de
faire saisir un chrétien, et un païen qui est au
courant de nos affaires. Je ne
crois pas que cet incident puisse — 389 — devenir bien grave, mais la
terreur est grande dans le petit troupeau ;
cela s’est passé il y a deux jours… Notre collège
marche à l’ordinaire ; je n’ai
pu admettre que six élèves, vu la difficulté de les
tenir cachés. M. Daveluy
est venu à mon secours en établissant, sur un autre
point, une école où il
pourra recevoir un nombre égal d’étudiants. J’aurais
sans doute, Monsieur le
Supérieur, bien d’autres choses à vous dire, mais j’ai
l’esprit et le corps
accablés de fatigue, au milieu d’une administration
qu’il faut faire à la hâte,
souvent de nuit, après de longs voyages au milieu des
neiges et des glaces de l’hiver,
qui a été rigoureux cette année. »
Les chiffres du tableau
d’administration pour 1855, sont plus considérables
que ceux des années
précédentes : confessions annuelles, neuf mille
quarante-sept ; confessions
répétées, deux mille trois cent quatre-vingts ;
communions annuelles, sept
mille deux cent quarante-quatre ; baptêmes d’adultes,
cinq cent seize ; enfants
païens baptisés à l’heure de la mort, mille cent
quatre-vingt-quatorze ;
population chrétienne, treize mille six cent
trente-huit.
Les missionnaires se
multipliaient pour suppléer à leur petit nombre, mais
quelque grand que soit le
zèle, les forces humaines ont des limites. La santé de
M. Daveluy, gravement
compromise depuis plusieurs années, donnait de
sérieuses inquiétudes ; M.
Maistre, quoique naturellement très-robuste,
fléchissait sous le fardeau ; le
P. Thomas lui-même, bien qu’habitué au climat et à la
nourriture du pays, était
écrasé par le travail. En une année il avait dû
visiter la plus grande partie
des chrétiens, et entendre quatre mille cinq cents
confessions. Aussi les
missionnaires ne cessaient-ils de demander à Dieu
d’avoir pitié de leur
troupeau et de leur envoyer du renfort. Ces prières
furent enfin exaucées. Il
serait difficile de dire avec quelles actions de
grâces ils apprirent, en 1855,
que le Saint-Siège avait donné un pasteur à la Corée,
et avec quels transports
de joie, au commencement de 1856, ils accueillirent
leur nouveau vicaire
apostolique et les deux jeunes missionnaires qui
l’accompagnaient. Cet évêque
qui venait recueillir le glorieux héritage de Mgr
Imbert et de Mgr Ferréol,
était Mgr Derneux, évêque de Capse. Le lecteur nous
pardonnera de donner d’assez
longs détails sur la vie de ce grand et saint
missionnaire, qui commença sa
carrière apostolique dans les prisons du Tong-king, la
continua de longues
années chez les Tartares de la Mandchourie, et eut
enfin le bonheur de la
couronner par dix ans de travaux en Corée, et par le
martyre. — 390 —
Siméon-Francois Berneux
naquit le 14 mai 1814, dans la ville de
Château-du-Loir, diocèse du Mans. Ses
parents, nommés Siméon Berneux et Hélène Fossé,
vivaient péniblement de leur
travail, mais ils étaient bons chrétiens et prirent le
plus grand soin d’élever
leur fils dans la piété et la crainte de Dieu. En
1824, un des vicaires de la
paroisse frappé des excellentes dispositions de cet
enfant, qui manifestait un
vif désir d’étudier pour devenir prêtre, lui donna
quelques leçons de latin,
puis le fit entrer au collège de Château-du-Loir, où
il se distingua bientôt
par ses succès et sa bonne conduite. Il vint faire sa
quatrième au collège du
Mans, et termina ses études au petit séminaire de
Précigné. Un de ses
condisciples, Mgr Fillion, évêque du Mans, lui rendit
plus tard ce touchant
témoignage : « Si nous avions à vous retracer ici la
vie du serviteur de Dieu…
il nous serait doux de recueillir les souvenirs d’une
longue et précieuse
intimité, et de le représenter tel qu’il nous a été
donné de le connaître : au
petit séminaire de Précigné comme le modèle des
écoliers vertueux, par sa
piété, sa régularité, son application au travail ; à
Saint-Vincent, comme l’ornement
de la tribu lévitique, tenant un rang aussi élevé dans
l’estime de ses maîtres
que dans l’affection de ses condisciples, dont aucun
n’a été étonné en
apprenant les grandes choses qu’il a réalisées. »
M. Berneux entra au
grand séminaire en 1831, mais comme il était beaucoup
trop jeune pour s’engager
dans les ordres sacrés, et que sa santé compromise par
un excès de travail
demandait quelque repos, il fut placé comme
précepteur, d’abord chez M. Caron,
cousin de l’évêque du Mans, où il ne resta que six
mois, puis chez M. de La
Bouillerie où il fit un séjour beaucoup plus long. Sur
cette période de sa vie,
nous citerons les paroles de Mgr l’évêque de
Carcassonne, frère de l’élève de
M. Berneux. « C’est surtout au foyer domestique que
l’homme se révèle tel qu’il
est, et votre saint missionnaire s’est assis à notre
foyer. Bonté, piété, douce
gaieté, qualités aimables de l’esprit et du cœur, tout
ce qui sert à inspirer à
l’enfant le goût de l’étude et de la prière, voilà ce
que nous avons admiré en
lui. Les lettres qu’il écrivit à son élève décorent
nos modestes archives ; et
aujourd’hui qu’un diadème si brillant ceint son front,
elles ne sont plus
seulement un bon et doux souvenir : elles sont une
gloire. C’est alors que je l’ai
moi-même personnellement connu ; d’une taille élevée,
un peu courbée, autant
que je me rappelle, avec une physionomie d’une
mansuétude extrême. »
M. Berneux rentra au
séminaire du Mans en octobre 1834 — 390 — pour y achever ses études
théologiques. Dès lors, il se sentait attiré à se
dévouer tout entier à la gloire de Dieu et au salut
des âmes. Il songea quelque
temps à se faire bénédictin à Solesmes, puis voulut
s’adjoindre à M. Moreau qui
jetait les fondements de la Congrégation de
Sainte-Croix du Mans. Mais Dieu,
qui l’appelait ailleurs, empêcha la réalisation de ces
divers plans. Ordonné
diacre le 24 septembre 1830, il fut chargé, au grand
séminaire, des fonctions
de répétiteur de philosophie et, aussitôt que son âge
le permit, fut promu au
sacerdoce ; son ordination eut lieu le 20 mai 1837. Il
était professeur de
philosophie, lorsqu’en 1839, il obtint de son évêque,
après beaucoup de
difficultés et d’instances, la permission de se rendre
au séminaire des
Missions-Étrangères, où il arriva le 27 juillet.
Le premier et le plus
douloureux sacrifice de la vie du missionnaire fut de
se séparer de sa mère
veuve depuis cinq ans, dont son départ allait briser
le cœur et peut-être
compromettre la vie. « Toute ma famille connaît mes
desseins, « écrivait-il le
16 août suivant à M. l’abbé Nouard, son ancien
protecteur et premier maître. «
Que le bon Dieu lui donne, et surtout à ma pauvre
mère, la résignation et la
force de se soumettre à sa sainte volonté, et à moi le
courage de supporter,
sans en être ébranlé, et pour sa gloire, les assauts
que j’ai maintenant à
essuyer ! Manière et ma sœur ont été bien surprises de
ma détermination, leur
douleur est extrême. Quel en sera le terme, pour ma
mère surtout ? Quoi qu’il
arrive, que la sainte volonté de Dieu s’accomplisse !
Je suis prêtre pour
travailler à sa gloire et au salut des âmes ; voilà ma
destination. J’espère
avec le concours de la grâce qui ne me manquera pas
que je la remplirai. » Le
même jour il écrivait à cette mère bien-aimée : « Le
bon Dieu m’est témoin que
je ne craindrais pas de donner jusqu’à la dernière
goutte de mon sang pour vous
éviter une pareille peine. Il n’est qu’un sacrifice
que je ne puis faire, c’est
celui de mon salut et de la volonté de Dieu. Mais
aussi, celui-là vous ne me le
demanderiez pas ; aimant et connaissant le bon Dieu,
vous ne voudriez pas que
je lui désobéisse ; vous aimeriez mieux me voir mourir
mille fois plutôt que de
me voir, infidèle à ma vocation, exposer mon salut
éternel. Si une séparation
de quelques années nous fait tant de peine,
qu’éprouverions-nous si nous étions
séparés dans l’éternité ?… »
Dieu ne se laisse pas
vaincre en générosité. Il fit pour la mère de M.
Berneux, ce qu’il fait
toujours pour les pères et mères des missionnaires qui
sacrifient leurs enfants
pour sa gloire : il adoucit sa douleur, et la combla
de grâces infiniment
précieuses. — 392 — « Chère mère, » écrivait M.
Berneux trois mois plus tard, » c’est un
véritable bonheur pour moi de voir les grâces que,
dans sa miséricorde, le bon
Dieu daigne vous accorder. Voyez, ma chère mère ;
cette vocation à aller porter
aux peuples qui ne connaissent pas Dieu, la bonne
nouvelle de l’Évangile, cette
vocation que les personnes du monde qui ne pensent
qu’à la terre, regarderaient
comme un malheur pour vous et pour moi, est déjà pour
vous la source de biens
infiniment au-dessus des richesses de ce monde. Votre
foi est devenue plus
vive, votre confiance en Dieu plus ferme, votre amour
pour lui plus ardent. Je
ne cesse de remercier le bon Dieu de toutes les grâces
qu’il se plaît à
répandre sur nous avec tant de libéralité. Je ne sens
plus maintenant ces
déchirements que j’éprouvais auparavant, parce que je
vous sais un peu
consolée. »
Vers la fin de l’année,
M. Berneux put annoncer à M. l’abbé Nouard, l’heureuse
nouvelle de son appel
aux missions, et de son prochain départ. « Si la
persécution, qui a fait et
fait probablement encore de si funestes ravages, se
ralentit dans la
Cochinchine et le Tong-king, on nous y enverra pour
réparer les maux causés
dans la vigne du Seigneur par le féroce sanglier. Si
l’entrée nous en est
fermée, nous irons ou dans la Tartarie, ou dans la
Chine, ou dans la Corée. Oh
! qu’elle est belle la portion que m’a réservée le
Seigneur ! Il est possible,
comme vous le voyez, que bientôt je foule cette terre
où coule encore le sang
des martyrs, cette terre où tout doit prêcher la
sainteté. N’est-ce pas là
encore une de ces grâces que le Seigneur m’a tant de
fois accordées pour
triompher de ma malice ? Puissé-je en profiter enfin,
pour la gloire de Dieu et
le salut des âmes ! Je vais m’appliquer à devenir
Chinois ; j’aurai bien des
efforts à faire. Il me faudra désormais manger du riz,
boire du thé, fumer la
pipe, avoir la tête rasée, porter queue, et aussi la
longue barbe si la nature
y consent. Mais qu’importe ? Fallut-il marcher la tête
en bas, les pieds en l’air,
je suis déterminé à tout, pourvu qu’il en résulte la
gloire de Dieu. »
M. Berneux quitta le
Havre, le 12 février 1840. Ses compagnons de voyage
étaient M. Maistre qui le
précéda en Corée, et M. Chamaison, du diocèse de
Montauban. La traversée fut
très-pénible pour M. Berneux, qui souffrit du mal de
mer pendant plus de cinq
semaines. Les missionnaires arrivèrent à Manille le 26
juin, et y trouvèrent Mgr
Retord, vicaire apostolique du Tong-king, qui était
venu chercher la
consécration épiscopale, la persécution ayant
moissonné tous les évêques de la
mission. — 393 — Mgr Retord partit de Manille
dans les premiers jours du mois d’août 1840,
accompagné seulement d’un Père dominicain espagnol.
Les autres missionnaires
devaient suivre immédiatement, mais les vents
contraires et les difficultés
créées au commerce de la Chine par la guerre des
Anglais les retinrent à
Manille plus de soixante-dix jours, et ils
n’arrivèrent à Macao que vers la fin
de septembre. Pendant ses quelques semaines de séjour
à la procure, M. Derneux
donna des leçons de théologie aux élèves qui s’y
trouvaient, entre autres à
André Kim et à François Tsoi. La Providence l’appelait
déjà à travailler pour
la mission de Corée.
Le 3 janvier 1841, Mgr
Retord quitta Macao, emmenant avec lui MM. Caly et
Berneux, un dominicain
espagnol, et six jeunes Cochinchinois. Un navire
européen eût fait la route en
deux jours, la barque qui les conduisait en mit
treize, et il est facile de
comprendre les privations des missionnaires, entassés
dans une étroite
embarcation, et dévorés par la vermine. « Enfin, le
16, » écrit M. Berneux, «
nous touchâmes au Tong-king occidental. Là d’autres
pêcheurs nous prirent dans
leur barque, le 17 à une heure du matin ; et après
avoir erré longtemps au
milieu des herbes, nous arrivâmes enfin chez nos
néophytes, dans un village
appelé Phat-diem, de la province de Ninh-binh. Il y
avait trois nuits que nous
n’avions pas fermé l’œil. Nous reposâmes pendant
quelques heures sur le même
lit, Monseigneur, M. Galy et moi. Le prêtre de cette
bourgade, vieillard de
soixante-dix ans qui a environ trente ans de
ministère, venait d’être pris au
moment où il sortait de sa cachette pour aller se
confesser ; nous ne pouvions
donc pas rester longtemps dans une chrétienté exposée
à de nouvelles visites ;
et le soir même nous nous remîmes en route. Nous
goûtâmes alors un des plaisirs
dont parle Mgr Retord dans l’une de ses lettres ;
vêtus d’une tunique et d’un
pantalon qui ne dépassait pas les genoux, la tête
couverte d’un chapeau de
feuilles d’arbres, large au moins de six pieds, un
bambou à la main, nous
ressemblions plutôt à des brigands qui vont incendier
et piller un village qu’à
des missionnaires allant conquérir des âmes. Une
douzaine de chrétiens nous
accompagnaient pour nous défendre au besoin contre les
voleurs. Nous marchâmes
pendant quatre heures par des sentiers
très-difficiles. Mes pieds, qui ne sont
pas encore accoutumés à se passer de chaussures, ne
goûtaient pas trop cette
mode du pays ; toutefois malgré la douleur que
j’éprouvais lorsqu’il m’arrivait
de me blesser contre cette terre, que le soleil avait
durcie et qui souvent
était aiguë comme de petits cailloux, je ne pouvais
m’empêcher — 394 — de rire en pensant à la mine
que nous devions avoir. La nuit était obscure
; nous ne pouvions guère distinguer l’endroit où nous
posions le pied.
Quelquefois, après avoir heurté contre une motte de
terre, nous levions la
jambe pour éviter un second choc, et alors nous
tombions dans un trou.
« Nous nous trouvâmes à
une heure du matin dans la paroisse de Phuc-nhac. M.
Galy y restera jusqu’à ce
qu’il se présente une barque pour le conduire chez M.
Masson. Monseigneur est à
quatre ou cinq lieues de là, chez M. Charrier ; et moi
je me tiens caché dans
un couvent à Yen-moi. L’intention de Mgr le vicaire
apostolique est de m’envoyer
aussi chez M. Masson, où l’on jouit d’un peu plus de
sécurité. Mais les
événements le permettront-ils ? Je n’en sais rien. En
attendant je vais étudier
la langue annamite de toutes mes forces, afin de
pouvoir bientôt me rendre
utile. Le temps ne me manquera pas maintenant ;
personne autre que les gens de
la maison ne connaît ma retraite, je ne reçois de
visites que celles du bon
Maître qui, chaque matin avant le jour, vient me
fortifier et me rendre
délicieuse la petite cabane de boue et de bambous.
Quoique je ne puisse faire
plus de six pas, que je ne parle plus qu’à voix basse,
et que je ne reçoive la
lumière du soleil que par une étroite ouverture
pratiquée à trois pouces
au-dessus du sol, quoique enfin pour lire et pour
écrire il me faille m’étendre
sur ma natte de toute ma longueur, je m’estime
pourtant le plus heureux des
hommes. Puissé-je profiter de mon nouveau genre de
vie, pour me sanctifier et
travailler avec fruit au salut des âmes ! »
Mgr Retord avait laissé
MM. Galy et Berneux, tout près de la mer, afin qu’ils
pussent plus aisément s’embarquer
pour une des provinces voisines de la Cochinchine.
Déjà la barque qui devait
les y conduire était prête, et dans la nuit du lundi
au mardi de Pâques, ils
devaient se rendre sur le rivage, lorsque le jour même
de cette grande
solennité, 11 avril 1841, au moment où ils venaient de
célébrer la messe, leur
habitation fut cernée par cinq cents soldats ayant à
leur tête le grand
mandarin de Nam-dinh. Toute fuite était impossible, et
les missionnaires n’eurent
pas même le temps de se jeter dans les retraites
souterraines qu’on leur avait
préparées. Avec eux furent arrêtés dix-neuf chrétiens.
Les missionnaires
passèrent un mois dans la prison de Nam-dinh,
enchaînés dans des cages, et
subirent plusieurs interrogatoires. On les transféra
ensuite à la capitale, où
ils arrivèrent après dix-neuf jours d’une marche
très-pénible. Là, ils furent
interrogés de nouveau, reçurent plusieurs fois la
bastonnade — 395 — avec des rotins dont chaque
coup imprimait sur le corps un sillon sanglant,
long de cinq ou si pouces ; puis, reconnus coupables
d’avoir prêché la foi
chrétienne, furent condamnés à mort. La sanction seule
du roi manquait pour qu’on
exécutât la sentence. Mais Thieu-tri, qui n’avait
succédé à son père que depuis
quatre ou cinq mois, et n’avait pas encore reçu
l’investiture solennelle de l’empereur
de Chine, n’osa pas signer d’abord cette sentence, et
les confesseurs restèrent
en prison. Les diverses lettres écrites par M. Berneux
pendant sa captivité
nous montrent combien grand était dans son âme le
désir du martyre. La divine
Providence lui réservait en effet cette couronne, mais
il devait l’acheter par
de plus longues souffrances et de plus longs travaux.
Cependant d’autres
missionnaires étaient tombés entre les mains des
persécuteurs. M. Charrier fut
arrêté au Tong-king, le 5 octobre 1841, et condamné à
mort, puis transféré à la
prison de Hué, auprès de ses confrères. MM. Miche et
Duclos, arrêtés en
Cochinchine, le 16 février 1842, vinrent bientôt les y
rejoindre. Ce ne fut que
le 3 décembre suivant, que le roi sanctionna enfin la
peine de mort portée
contre les missionnaires européens, en ordonnant
toutefois d’attendre de
nouveaux ordres pour procéder à l’exécution. Dès le
lendemain, les confesseurs
connurent le décret royal, malgré toutes les
précautions prises parles
mandarins pour le leur cacher. « Vous ne sauriez vous
faire une idée, » écrit
M. Miche, « de la joie que la décision du prince a
répandue dans nos âmes ; il
faut en faire l’expérience pour pouvoir en juger. Que
sera-ce donc quand
viendra le jour du supplice ! quand le bourreau
frappera à notre porte et nous
dira : Partez, le ciel vous est ouvert ! »
Ces saintes espérances
devaient être déçues. Thieu-tri encore mal affermi sur
son trône, craignant de
s’attirer une guerre avec la France, hésitait à
permettre l’exécution des
missionnaires, lorsque le 25 février 1843, la corvette
l’Héroïne vint mouiller
au port de Touranne. M. Chamaison, caché à trois
quarts de lieue de la côte,
parvint à faire remettre secrètement une lettre au
commandant, M. Lévêque.
Cette lettre lui apprenait que cinq missionnaires
français, MM. Caly et
Berneux, emprisonnés depuis vingt-trois mois, M.
Charrier depuis dix-sept mois,
MM. Miche et Duclos depuis treize mois, étaient à ce
moment enchaînés dans les
cachots de Hué, sous le coup d’une sentence de mort
qui pouvait, d’un jour à l’autre,
être mise à exécution. Devant des informations si
précises, le commandant n’hésita
pas. Il prit sur lui la responsabilité de réclamer ses
compatriotes, et — 396 — répondit aux mensonges des
mandarins qui niaient avoir jamais entendu
parler de Français et de missionnaires, par la menace
d’aller mouiller devant
la capitale. Quelques jours après, le 17 mars, les
cinq confesseurs étaient à
bord de l’Héroïne, qui mit immédiatement à la voile.
À peine délivrés, les
missionnaires firent de pressantes sollicitations au
commandant, pour obtenir d’être
déposés sur un point de la côte de leur patrie
adoptive, et de retourner à
leurs travaux apostoliques. M. Lévêque refusa d’y
consentir, et leur déclara qu’ayant
promis, au nom du gouvernement français, qu’ils ne
rentreraient ni dans le
Tong-king ni dans la Cochinchine, il entendait les
ramener en France et les
remettre au gouvernement français. Il dut néanmoins
laisser à Syngapour MM.
Miche et Duclos, dont la santé affaiblie ne pouvait
supporter un plus long
voyage sur mer.
Arrivé à Bourbon, M.
Berneux réitéra auprès du gouverneur les instances
qu’il avait inutilement
faites auprès du commandant Lévêque, et cette fois fut
plus heureux. Après bien
des difficultés, le gouverneur l’autorisa à aller en
Chine, à condition de ne
jamais rentrer au Tong-king. Le 22 juin, il remercia
une dernière fois le
commandant de l’Héroïne des soins attentifs qu’il
n’avait cessé de prodiguer
aux missionnaires pour leur faire oublier leurs
souffrances, il fit ses adieux
à ses confrères, et s’embarqua sur la frégate la
Cléopâtre, qui partait pour
Syngapour [1]. À Syngapour, il passa sur la corvette
l’Alcmène, et aborda enfin
à Macao, le 23 août. M. Berneux attendit deux mois sa
nouvelle destination ; il
avait quelque espoir d’être envoyé en Corée, mais on
préféra le diriger sur la
nouvelle mission de Mandchourie, dont Mgr Verrolles
avait pris possession comme
premier vicaire apostolique en 1841, et où les
missionnaires européens
faisaient presque complètement défaut.
M. Berneux se rendit de
Macao à l’île de Hong-kong qui commençait à être le
centre des relations
commerciales des Européens avec la Chine, et de là, le
9 novembre, partit pour
Chusan [1] MM. Galy et Charrier
rentrèrent en France, et arrivèrent à Paris le 15
novembre 1843. Ils obtinrent, après un séjour de
quelques mois, de retourner
dans leurs missions respectives. MM. Miche et Duclos
purent y rentrer
également. M. Duclos, arrêté de nouveau, mourut en
1847 dans les prisons du roi
Thieu-tri. M. Galy est mort à Saïgon, en octobre 1869.
M. Charrier est mort au
séminaire des Missions-Étrangères, en janvier 1871.
Mgr Miche, le seul
survivant de ces confesseurs, est aujourd’hui vicaire
apostolique de la
Cochinchine occidentale, devenue la Cochinchine
française. — 397 — sur un navire anglais. De là,
il fit voile pour Chang-haï, où il aborda le
22 janvier 1844. Il avait hâte de se rendre dans sa
nouvelle mission. On le
revêtit du costume chinois, on lui rasa la tête, on
ajouta une tresse à la
mèche de cheveux conservée sur le sommet, et il
s’embarqua le 15 février 1844
sur une barque chinoise de Chang-haï qui devait le
conduire au Léao-tong. L’équipage
se composait de quinze hommes, douze chrétiens et
trois païens. « Jamais, »
écrit M. Berneux, « je n’avais fait de traversée aussi
fatigante pour le corps,
aussi consolante pour le cœur : la foi, la piété de
ces chrétiens chinois ont
été pour moi le sujet d’une grande édification. Cette
traversée d’un mois me
dédommage surabondamment des fatigues précédentes. Le
missionnaire n’est-il pas
l’enfant gâté de la bonne Providence ? Au milieu de
ses travaux et de ses
peines, il a des consolations que lui seul connaît, et
qui lui font oublier
bien vite les fatigues des jours précédents. Chaque
jour je pus célébrer la
sainte messe sur cette barque ; matin et soir, prière
en commun et récitation
du chapelet. C’était presque une vie de séminaire.
Leur profession n’était pas
pour ces chrétiens, comme pour un si grand nombre de
nos matelots européens,
une raison de se dispenser des jeûnes et de
l’abstinence. Trois fois la
semaine, lorsque les manœuvres du navire ne s’y
opposaient pas, ils faisaient
en commun le chemin de la croix.
« Quelques jours après
le départ, le vent étant devenu contraire, nous
allâmes jeter l’ancre près d’une
île, où dix-huit barques chrétiennes attendaient un
vent favorable. Sachant qu’il
y avait des missionnaires à bord, ces chrétiens
venaient en grand nombre,
chaque matin, pour assister à la sainte messe. Le
mercredi des cendres, plus de
cent vingt chrétiens purent recevoir les cendres sur
le pont de la jonque où l’autel
avait été dressé. Le 45 mars, nous touchions enfin au
Léao-tong, cette mission
nouvelle où la volonté du Seigneur m’appelle à
travailler au salut des âmes. J’eus
à faire soixante lieues par terre pour arriver au lieu
où réside habituellement
le vicaire apostolique, Mgr Verrolles. Je louai un
chariot et cinq chevaux pour
me traîner, moi et mes deux courriers, au milieu des
montagnes qu’il nous
fallait franchir. Ce trajet de six jours, à travers un
pays, tout païen, était
un peu difficile. Deux choses pouvaient me faire
reconnaître pour Européen ;
mon ignorance de la langue et ma moustache rouge. Nos
courriers obvièrent au
premier inconvénient en me faisant passer pour un
marchand du Kiang-nan où l’on
parle une langue qui n’est pas comprise des autres
provinces. — 398 — Je remédiai à l’inconvénient
de la moustache, en la teignant chaque matin
avec de l’encre. De cette manière, je suis arrivé
tranquillement à ma
destination, bénissant la divine Providence qui m’a
protégé pendant ce long et
périlleux voyage. »
La santé de M. Berneux
se ressentait de tant de courses et de fatigues qui
avaient succédé aux
souffrances d’une longue captivité. La nécessité où il
se trouva d’apprendre la
langue chinoise, avant de se livrer à ses travaux
apostoliques, lui procura le
repos physique dont il avait absolument besoin, et lui
permit de refaire un peu
ses forces. Dans une lettre du 27 mars 1844, quelques
jours après son entrée en
Mandchourie, il exprimait ses regrets d’avoir fait en
vain de si longs voyages
et d’avoir été pendant tant d’années privé du bonheur
de prêcher l’Évangile aux
infidèles. « On dirait vraiment, » écrivait-il, « que
je ne suis venu en
mission que pour courir d’un pays à un autre, et faire
un cours de géographie
pratique, sans être destiné à travailler à la gloire
de Dieu et au salut des
âmes. « Il devait y travailler encore longtemps, et
avec un grand succès. « La
Mandchourie et la Corée se touchent, » lui avait dit à
Hong-kong le procureur
des Missions-Étrangères en lui donnant sa nouvelle
destination ; « qui sait si
vous ne pourriez pas franchir un jour la frontière,
pour aller chercher en
Corée la chance du martyre, chance heureuse que vous
avez perdue au Tong-king ?
» La divine Providence le destinait en effet à
franchir cette frontière, et à
donner son sang pour Jésus-Christ ; mais elle permit
qu’il restât d’abord en
Mandchourie pendant onze ans.
M. Berneux se mit à l’étude
de la langue chinoise avec tant d’ardeur, qu’après six
mois il put commencer à
entendre les confessions, et à faire l’administration
des chrétiens. La
dispersion des néophytes sur une immense étendue de
territoire lui causait
beaucoup de fatigues. Il se passait peu d’années sans
qu’il fût obligé de faire
sept à huit cents lieues, et il était surpris de
sentir sa santé, si faible
jadis, résister à ces voyages continuels. « Je suis
très-étonné moi-même, »
écrivait-il à Mgr Bouvier, évêque du Mans, « je suis
très-étonné des forces
corporelles que le bon Dieu me donne. Sans être
robuste, je ne cesse de courir
d’une extrémité à l’autre de notre mission, par le
froid, la chaleur, la neige
et la pluie, mal logé et mal nourri dans les auberges.
Eh bien ! je n’ai pas
été malade une seule fois. Lorsque je suis harassé, je
me repose deux jours ;
et je reprends aussitôt ma vie vagabonde, plus heureux
mille fois que je n’ai
jamais été avant de venir en mission. » — 399 —
En 1849, la mission de
Mandchourie eut à craindre une persécution sanglante.
Un certain nombre de
chrétiens furent emprisonnés, chargés de chaînes, et
mis à la question ; la
plupart confessèrent généreusement leur loi. M.
Berneux, qui, depuis quelque
temps, était provicaire de la mission, courut à
Moukden, capitale du Léao-tong,
pour réclamer justice auprès du mandarin supérieur,
puis rejoignit Mgr
Verrolles. Leur position était très-critique :
plusieurs mandats d’arrêt
étaient lancés spécialement contre eux, et, pour les
saisir, des satellites en
grand nombre sillonnaient en tous sens les
chrétientés. Ils prirent le parti de
céder quelque temps à Forage, et se jetèrent dans une
barque chrétienne qui les
conduisit à Chang-haï. M. de Montigny, consul de
France, leur prêta l’appui le
plus bienveillant, et fit parvenir à Moukden une
lettre menaçante, où il
réclamait l’observation exacte des édits impériaux
concernant les chrétiens.
De Chang-haï, Mgr
Verrolles partit pour l’Europe où l’appelaient les
affaires de sa mission. Il
avait été décidé d’abord que M. Berneux
l’accompagnerait ; les circonstances
ayant changé, M. Berneux reprit le chemin de la
Mandchou rie. Il eût été
heureux sans doute de revoir sa famille, mais il
n’était pas homme à perdre du
temps et de l’argent dans un pareil voyage, sans une
nécessité absolue. «
Vivons maintenant de privations et de sacrifices, »
écrivait-il alors à sa
mère, « viendra le jour de la rémunération, où, pour
ne plus jamais nous
séparer, nous serons réunis dans le sein de
Notre-Seigneur. » Plus tard, après
la mort de sa mère, il disait à sa sœur : « Chère
sœur, tu souhaites ardemment
de me revoir, mon éloignement est pour toi une
occasion de t’affliger.
Supporte-le avec patience, et offre cette peine à
Dieu. Tu te résignerais plus
facilement, si tu pouvais comprendre combien peut être
utile un missionnaire,
dans ces régions où tant d’âmes se perdent faute de
prêtres. C’est maintenant
que je puis espérer travailler avec fruit au salut de
ces peuples, dont je
commence à connaître la langue et les usages, et dont
j’ai la confiance.
Retourner en France à présent, ce serait avoir
inutilement couru bien des
dangers, et enduré bien des fatigues ; ce serait me
rendre responsable devant
Dieu de tout le bien que sa grâce peut opérer par mon
ministère, et que mon
retour empêcherait. »
En 1853, M. Berneux fut
attaqué d’une fièvre typhoïde très-grave qui mit,
pendant quelque temps, sa vie
en danger. Il était à peine remis de cet assaut, et
commençait à reprendre son
travail habituel lorsqu’au mois de septembre, il fut
pris du choléra. — 400 — Il se rétablit, et administra
son district comme de coutume ; néanmoins ces
secousses avaient fortement ébranlé sa constitution,
elles regardant comme un
avertissement de Dieu, il songeait sérieusement à se
préparer à la mort. Mais
Dieu l’appelait à d’autres travaux. Dès l’année 1845,
Mgr Ferréol, vicaire
apostolique de Corée, avait voulu le nommer son
coadjuteur, avec future
succession. Il refusa cet honneur, dont, dans sa
profonde et sincère humilité,
il se croyait indigne. Mais quelques années plus tard,
Mgr Verrolles le nomma
son coadjuteur. Son zèle, ses talents hors ligne, ses
longs travaux
apostoliques le désignaient assez clairement au choix
du vicaire apostolique et
du Saint-Siège. Les instances de ses confrères le
forcèrent d’accepter, en lui
prouvant que son refus serait contraire à la volonté
de Dieu. Il se résigna aux
obligations de cette nouvelle charge, et reçut la
consécration épiscopale à la
fin de l’année 1854.
« Je vous annonçais, »
écrit-il à l’un de ses amis, le 16 janvier 1855, « je
vous annonçais dans ma
dernière lettre, que j’avais accepté le coadjutorerie
de Mandchourie avec le
titre d’évêque de Trémita : je n’étais pas sacré
encore. C’est le 27 décembre,
fête de Saint-Jean, que j’ai reçu la plénitude du
sacerdoce, des mains de Mgr
Verrolles, vicaire apostolique de cette mission. Mgr
Daguin, évêque lazariste,
vicaire apostolique de Mongolie, avec lequel j’ai fait
le voyage de Chine, et
deux autres missionnaires, dont un de notre diocèse,
M. Mallet, de Laval,
assistaient à cette touchante cérémonie. Malgré le
soin que nous avions pris de
cacher aux chrétiens le jour où devait avoir lieu ma
consécration, plus de cinq
cents néophytes y sont accourus de toutes les parties
de la mission. Nous
craignions que ce concours ne nous attirât des
tracasseries de la part des
païens et des mandarins. Grâce à Dieu, tout est resté
calme. »
Dans une autre lettre,
parlant du concours des chrétiens à son sacre, il
ajoutait : « Pauvres gens !
ils étaient heureux de me voir évêque, et se tenaient
pour assurés que je ne
les quitterais plus. Je ne pensais pas non plus,
quelques jours auparavant, que
je dusse aller évangéliser d’autres contrées. Et
cependant, dans les desseins
de Dieu, ma mission en Mandchourie était finie !… Me
voilà donc évêque et
coadjuteur ! Mieux que personne, vous savez quel
besoin j’ai de grâces toutes
spéciales pour remplir dignement les devoirs de cette
charge. Si encore je
devais rester simple coadjuteur de la mission de
Mandchourie, le fardeau serait
moins pesant. Mais, trois jours avant ma consécration,
me sont arrivées des
bulles de Rome qui me nomment évêque — 401 — de Capse et vicaire
apostolique de Corée. Vous savez peut-être que Mgr
Ferréol, vicaire apostolique de Corée, est mort depuis
deux ans, avant d’avoir
nommé son successeur, ou plutôt en me désignant pour
le remplacer. En 1845, Sa
Grandeur m’avait offert la coadjutorerie de Corée, que
je crus alors devoir
refuser ; j’étais trop jeune et sans aucune expérience
des missions. Je croyais
que c’était une affaire finie ; et jamais depuis il
n’en fut question dans mes
rapports avec Monseigneur de Corée. Mais Sa Grandeur,
sans m’en prévenir,
maintint son choix dans son testament fait en 1845.
« Rome n’a pas voulu
changer les dispositions du prélat défunt. Le
Saint-Père ne s’est pas laissé
arrêter par la considération que je n’étais pas
missionnaire de Corée et que j’étais
déjà sacré coadjuteur de Mandchourie ; car on me
croyait sacré alors. Par ses
lettres du 5 août 1854, Sa Sainteté me déclare vicaire
apostolique de Corée
avec le titre d’évêque de Capse, et me presse de me
rendre au plus tôt au
milieu de mon nouveau troupeau. Après avoir hésité
quelques jours, et imploré
avec d’abondantes larmes les lumières du Saint-Esprit,
j’ai pris ma
détermination, et j’ai retrouvé le calme. Puisque le
Saint-Père me savait ou
plutôt me croyait déjà coadjuteur de Mandchourie,
puisqu’il a eu sous les yeux
et les motifs allégués par Monseigneur de Corée en me
désignant pour son
successeur, et les raisons apportées par Mgr Verrolles
pour me garder ici, et
que Sa Sainteté m’envoie en Corée et me presse de m’y
rendre en toute hâte, je
dois croire que c’est la volonté de Dieu. Aussi,
toutes les difficultés qui m’ont
jeté pendant quelques jours dans une étrange
perplexité se sont évanouies.
« Je quitte une mission
où je travaille depuis onze ans, dont je connais la
langue et les usages, une
mission où les chrétiens m’ont toujours témoigné
confiance et attachement ; je
quitte des confrères et un vicaire apostolique avec
lesquels j’ai depuis
longues années de si doux rapports, pour aller en
Corée apprendre, à mon âge,
une nouvelle langue et de nouveaux usages ; en Corée,
dont l’entrée est si
difficile. Je souffre horriblement en mer ; et
peut-être me faudra-t-il y
courir longtemps avant de pouvoir pénétrer dans ma
mission, si même je puis y
entrer jamais. Toutes ces considérations ne m’arrêtent
plus. Votre volonté, ô
mon Dieu, et rien que votre volonté ! »
Dieu sembla vouloir se
contenter de la bonne volonté de son fidèle serviteur.
Une longue et très-grave
maladie, qui dura huit mois, obligea le nouveau prélat
d’écrire au Saint-Père,
pour le — 402 — prier de lui permettre de
rester en Mandchourie, et de confier à des mains
plus jeunes et plus valides le fardeau redoutable qui
lui était imposé. Mais,
en septembre suivant, se trouvant à peu près rétabli,
il n’attendit pas la
réponse à cette lettre, et profita de la première
occasion pour gagner la côte
du Léao-tong, d’où une barque le transporta à
Chang-haï. Là, plus que partout
ailleurs, il pouvait trouver des facilités pour se
rendre par mer en Corée, car
la surveillance à la frontière, entre le Léao-tong et
la Corée, rendait l’entrée
d’un missionnaire par la voie de terre à peu près
impossible.
À Chang-haï, Mgr
Berneux fut rejoint par deux jeunes missionnaires
destinés à l’accompagner en
Corée, et plus tard à partager son martyre. C’étaient
MM. Petitnicolas et
Pourthié. M. Michel Alexandre Petitnicolas était né à
Coinches, diocèse de
Saint-Dié, le 25 août 1828. Entré au séminaire des
Missions-Étrangères en 1849,
il dut, par ordre du médecin, retourner quelque temps
dans sa famille ; mais, fidèle
à sa vocation, il revint au séminaire aussitôt que ses
forces le lui permirent,
en juin 1853, et le 20 août suivant fut envoyé dans
l’Inde. Sa santé ne put
résister aux chaleurs tropicales de ces missions, et
après deux ans de séjour
au Coïmbatour, il fut obligé de partir pour Hong-kong,
où il reçut sa nouvelle
destination pour la Corée. M. Charles Antoine
Pourthié, né le 20 décembre 1830,
dans un hameau du canton de Valence-en-Albigeois,
diocèse d’Albi, était prêtre
depuis quelques jours seulement, lorsqu’il entra au
séminaire des
Missions-Étrangères, le 30 juin 1854. Après un an de
noviciat, il fut destiné à
la mission du Kouey-tchéou en Chine, et partit le 27
juin 1855. Lorsqu’il
arriva à Hong-kong, au mois de décembre suivant, la
nécessité urgente de la
mission de Corée détermina M. Libois, procureur des
Missions-Étrangères, à
changer sa destination, et il s’embarqua de suite pour
Chang-haï, où l’attendait
Mgr Berneux.
Les trois nouveaux
apôtres de la Corée quittèrent Chang-haï, le 17
janvier 1856, pour se rendre
dans leur patrie d’adoption. Laissons Mgr Berneux
lui-même nous raconter les
incidents et les dangers de leur traversée. |