DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
IV Depuis
la mort de Mgr Ferréol jusqu’à la mort du roi
Tchiel-tsong. 1853-1864. — 451 — CHAPITRE IV. Persécution de 1860. —
Terreur des Coréens à la nouvelle de la prise de
Péking. — Entrée de quatre missionnaires. — Mort du P.
Thomas T’soi. La lettre suivante adressée
par Mgr Berneux au Cardinal Préfet de la Sacrée
Congrégation de la Propagande, le 7 novembre 1859,
résume l’histoire de la
mission de Corée pendant cette année.
« Éminence,
« J’ai reçu, au mois de
janvier dernier, la lettre que vous m’avez fait
l’honneur de m’écrire à la date
du 21 juillet 1857, et la lettre de Sa Sainteté du 19
septembre même année. La
bienveillance toute paternelle que le Saint-Père me
témoigne dans cette lettre,
ainsi qu’à tous les missionnaires et aux chrétiens de
Corée, nous a tous
remplis d’une joie impossible à exprimer. La pensée
qu’au milieu de tant de
soucis et de sollicitudes, le Vicaire de Jésus-Christ
ne dédaigne pas d’abaisser
ses regards sur une mission si peu considérable,
perdue à l’extrémité du monde,
qu’il prie pour elle, la bénit et compatit à ses
souffrances, cette pensée,
dis-je, Éminence, en nous consolant, nous inspire un
nouveau courage pour
supporter avec constance les travaux et les
tribulations qu’il plaît au
Seigneur de nous ménager. La bénédiction de Sa
Sainteté a attiré sur nous les
bénédictions du ciel, et réalisé en partie les
espérances que nous avions
conçues, et que j’ai communiquées à Votre Éminence
dans ma lettre de l’automne
1858. Cette année, grâce au Seigneur, s’est écoulée
sans persécution. Nous
avons eu, à la vérité, beaucoup à souffrir de la part
des païens ; des villages
entiers ont été dépouillés de tous leurs biens et
chassés au fond des
montagnes. Mais le gouvernement est demeuré étranger à
ces vexations ; des
mandarins même ont pris notre défense, et le roi, en
graciant plusieurs chrétiens
exilés pour la foi, a fait comprendre assez clairement
que des sentiments plus
bienveillants ont fait place aux dispositions hostiles
qu’on avait autrefois
contre notre sainte religion. À l’exception de
quelques villages où le mauvais
vouloir des païens ne nous a pas permis de pénétrer,
tout le vicariat a été
administré ; les chrétientés les plus reculées, les
cabanes isolées au sommet
des montagnes les plus abruptes, ont toutes entendu la
parole de vie ; tous ont
puisé une nouvelle force dans la réception — 452 — des sacrements. Le chiffre
des adultes baptisés et des catéchumènes a
haussé ; un assez grand nombre d’enfants prodigues,
que la persécution tenait
éloignés depuis dix ou vingt ans, sont venus les
larmes aux yeux et le repentir
dans le cœur, faire l’aveu de leurs égarements et en
solliciter le pardon.
« Afin de remédier à l’ignorance
de nos chrétiens, nous avons profité du temps de
l’été, où les inondations ne
permettent pas aux missionnaires de voyager, pour
composer de petits ouvrages sur
le dogme et la morale ; une imprimerie, qui s’organise
en ce moment, répandra
ces livres, à peu de frais, dans toutes les parties de
la mission. Une
pharmacie établie dans une des principales villes,
nous procurera, je l’espère,
les moyens d’ouvrir le ciel à un plus grand nombre
d’enfants d’idolâtres,
auxquels nous pourrons conférer le baptême à l’article
de la mort.
« Enfin, intimement
convaincus de la nécessité du clergé indigène, et pour
obéir d’ailleurs aux
ordres de la Sacrée Congrégation, nous n’épargnons
rien, ni travail, ni
dépenses, pour recueillir et former quelques jeunes
gens que nous avons l’espoir
de pouvoir élever au sacerdoce. Outre les trois élèves
qui font maintenant leur
cours de théologie à notre collège général de Pinang,
nous en avons sept autres
qui étudient la langue latine, dans la mission, sous
la direction d’un
missionnaire ; d’autres plus jeunes apprennent les
lettres chinoises dans deux
établissements confiés à des maîtres laïques. « Voici les comptes de notre
administration pour 1859. Confessions annuelles
11,114 Confessions répétées
3,298 Communions annuelles
7,162 Communions répétées
2,304 Baptêmes d’adultes
607 Baptêmes d’enfants de
chrétiens
840 Baptêmes d’enfants de païens
in articulo mortis
908 Enfants de païens morts après
le baptême
701 Catéchumènes
1,212 Confirmations
605 Mariages 203 Extrêmes-onctions 205 Naissances
757 Décès
465 Population chrétienne
16,700 Orphelins nourris aux frais
de la Sainte-Enfance
43 — 453 —
« Votre Éminence
trouvera sans doute que le nombre des communions ne
répond pas à celui des
confessions. Cette disproportion vient, en partie, de
ce que beaucoup de
chrétiens, appartenant à des familles païennes,
peuvent s’échapper le jour pour
se confesser, mais ne peuvent assister à la messe que
nous célébrons toujours
la nuit.
« Tel est, Éminence, le
résultat de nos travaux pendant le cours de cette
année. Daigne Votre Éminence,
par ses prières, attirer sur nous de nouvelles
bénédictions, et agréer l’hommage
de la profonde vénération avec laquelle j’ai l’honneur
d’être, etc… »
Comme on le voit par
cette lettre, aucun changement important n’avait eu
lieu, ni dans l’état de la
mission, ni dans les dispositions du gouvernement qui,
non-seulement ne
persécutait pas les chrétiens, mais souvent réprimait
le zèle de ses agents
inférieurs, animés d’intentions hostiles. Tantôt
c’était un gouverneur de
province qui, en réponse à une pétition contre les
chrétiens, se contentait de
dire : « Les chrétiens font-ils tort au roi ? — Non. —
Font-ils tort aux
mandarins ? — Non. — Font-ils tort au peuple ou aux
satellites ? — Non. — Eh
bien ! puisqu’ils ne font tort à personne, laissez-les
tranquilles et
laissez-moi tranquille. » Ailleurs, un mandarin,
devant lequel un chrétien
apostat accusait ses frères, ordonna qu’on saisît le
délateur et qu’on le
promenât ignominieusement autour du marché avec cette
pancarte sur le dos : «
Ainsi sera traité quiconque s’avisera de porter le
trouble parmi les
montagnards » (terme sous lequel, dans plusieurs
provinces, on désigne les chrétiens).
Un autre mandarin faisait rendre gorge à ses
satellites qui avaient pillé un
hameau chrétien ; un autre empêchait de fouiller la
valise du P. T’soi arrêté
dans une auberge. Enfin, lors de la grande amnistie
accordée par le roi, dans
toute l’étendue du royaume, à l’occasion de la
naissance d’un prince héritier,
on trouva moyen de comprendre dans cette grâce une
dizaine de chrétiens exilés
ou emprisonnés, sans leur parler d’apostasie,
quoiqu’elle soit légalement
exigée en pareille circonstance.
Tout cela était d’autant
plus significatif que l’on savait fort bien qu’il y
avait dans le pays
plusieurs Européens, et que l’on voyait les progrès de
l’Évangile. De leur
côté, les missionnaires, sans bien connaître la cause
réelle de ces heureux
symptômes d’une liberté prochaine, bénissaient Dieu et
travaillaient à en
profiter. Mais ils étaient trop peu nombreux, et leur
santé se consumait dans
un labeur bien au-dessus de leurs forces. — 454 — Mgr Berneux cruellement
tourmenté par la gravelle, fut obligé de garder le
lit pendant les mois de juin, juillet et août. MM.
Petitnicolas et Pourthié
demeurèrent plusieurs jours dans un état désespéré.
Ils avaient été atteints du
typhus, à la suite de fatigues excessives. M. Féron
souffrait de fréquentes
attaques de fièvre, et Mgr Daveluy écrivait de
lui-même : « Pour moi, je n’ai
pas à me plaindre de vives souffrances, la bonté
divine me les épargne. Cassé
et usé avant l’âge, je n’ai plus la force d’avoir une
maladie ; je suis un
jeune vieillard, dont la mémoire et toutes les
facultés disparaissent. »
Et nonobstant tous ces
obstacles, l’œuvre de Dieu avançait. Mgr de Capse,
malgré ses infirmités, était
toujours l’âme de la mission, donnant l’impulsion à
tout, et se prodiguant avec
un zèle sans limites. Outre les travaux ordinaires de
l’administration des
chrétiens, le P. Thomas achevait la traduction des
principaux livres de
prières, et préparait une édition plus complète et
plus exacte du catéchisme ;
une imprimerie s’organisait à la capitale ; M.
Pourthié, dans les courts
instants que lui laissait le soin du séminaire,
continuait le grand
dictionnaire commencé par Mgr Daveluy. Mgr Daveluy
lui-même donnait les
derniers soins à la publication de divers ouvrages
importants pour l’instruction
des néophytes. C’est dans cette année surtout
qu’entouré de livres, de
traducteurs et de copistes, compulsant des manuscrits
précieux, et consultant
la tradition orale, il put recueillir des documents du
plus haut intérêt,
ajouter cent cinquante pages aux annales des premiers
martyrs, et rédiger des
notes biographiques sur presque tous les confesseurs.
Pour éclairer
quelques-unes des obscurités, combler quelques-unes
des lacunes de l’histoire
de la grande persécution de 1801 et des temps qui
l’avaient précédée, il fit
dans les parties les plus éloignées de la chrétienté
un voyage de trois mois,
afin de retrouver et d’interroger en personne, sous la
foi du serment, tous les
témoins oculaires ou auriculaires encore vivants, qui
pouvaient lui donner
quelque renseignement utile. « Plaise à Dieu, »
écrivait-il après cette
expédition, « plaise à Dieu que ces travaux puissent
bientôt se terminer pour
sa plus grande gloire ! J’ai la conviction que
l’histoire des martyrs de Corée
sera une véritable manifestation de la puissance et de
la bonté divines. »
Trois ans plus tard (octobre 1862), Mgr Daveluy
écrivait à M. Albrand,
supérieur du séminaire des Missions-Étrangères : «
J’envoie cette fois à M.
Libois, notre procureur à Hong-kong, pour vous les
faire passer par la voie la
plus sûre, toutes mes notes sur l’histoire des
martyrs. Elles ne sont pas rédi- — 455 — gées, malgré toutes les
prières que vous m’en avez faites ; mais c’est pour
moi, ici, une impossibilité physique que vous ne me
reprocherez pas. J’étais
déjà usé, et privé pour ainsi dire de toutes mes
facultés. Les longues courses
que j’ai été obligé de faire, dans ces derniers temps,
m’ont réduit au point qu’une
page d’écriture est maintenant pour moi un effrayant
labeur. Vous me dites qu’un
peu de repos pourrait me disposer à essayer cette
rédaction ; je réponds que la
pensée même du repos ne peut me venir. Chaque année
mes charges et mes
occupations se multiplient. Dans notre position
actuelle en Corée, il n’y a pas
de repos possible, pas même un lieu où on puisse se
fixer. J’insiste sur ce
point, parce que vos dernières lettres semblent me
faire un devoir de tout
terminer moi-même, mais à l’impossible nul n’est tenu.
Je ne refuse aucun
travail, surtout de ce genre, mais il faudrait avoir
en main les moyens, et ils
me manquent absolument. »
Cet envoi de la
traduction française des documents recueillis par Mgr
Daveluy fut une
inspiration du ciel, car, au printemps de l’année
suivante, le feu prit à la
maison épiscopale, en l’absence du prélat, et consuma
une grande caisse où
étaient réunis, en sept ou huit volumes, les titres
originaux et les récits
détaillés de l’histoire des martyrs en chinois et en
coréen, avec différents
travaux sur l’histoire du pays, entre autres une liste
chronologique des rois
des diverses dynasties, et une quantité de livres
coréens très-précieux. C’est
avec les documents et les notes alors envoyés en
France, qu’a été rédigée la
plus grande partie de notre histoire. Pourquoi Dieu
n’a-t-il pas permis qu’elle
fût écrite tout entière par le saint évêque, avec son
cœur d’apôtre et de
martyr ? Mais au moins nous répéterons comme lui :
Plaise à Dieu que cette
œuvre, si imparfaite qu’elle soit, serve à sa plus
grande gloire, et suscite de
nombreux missionnaires pour recueillir le glorieux et
sanglant héritage de nos
martyrs !
Revenons à notre récit.
Vers la fin de septembre 1859, le choléra envahit
soudain la capitale de la
Corée et y fit d’affreux ravages. Les païens mouraient
par milliers ; en
quelques jours, quarante chrétiens avaient été
emportés par le fléau. Les
néophytes oubliant le danger d’une persécution, et ne
songeant qu’à se préparer
à la mort, assiégeaient la demeure de Mgr Berneux, ou
plutôt les maisons des
divers quartiers de la ville où il administrait
successivement les sacrements.
Il était à peine remis de sa longue maladie, mais par
un secours spécial de
Dieu, dans cette nécessité extrême, les forces lui
revinrent miraculeusement,
et en quelques semaines il put entendre plus de quinze
cents confes- — 456 — sions. Puis, le fléau gagnant
la province, il se hâta de partir, au
commencement de novembre, pour visiter plus de deux
mille autres chrétiens
dispersés dans les montagnes, et qui rappelaient à
grands cris. Les
missionnaires de leur côté, chacun dans son district,
durent se multiplier, car
la plus grande partie du royaume fut ravagée par
l’épidémie, qui, d’après les
rapports officiels, fit plus de quatre cent mille
victimes. Un grand nombre d’âmes
durent leur salut à cette terrible épreuve que Dieu
leur envoyait dans sa
miséricorde. Beaucoup de chrétiens faibles que la
crainte du bourreau, la
perspective de la prison ou de l’exil tenaient
éloignés depuis de longues
années, sentirent leur foi se réveiller, et
accoururent au tribunal de la
réconciliation.
Comme toujours, des
conversions extraordinaires, des interventions
visibles de la grâce divine,
venaient ranimer et exciter le courage des
missionnaires. Nous ne citerons qu’un
fait, raconté par M. Féron dans le compte rendu de son
administration à cette
époque, et qui montre comment la Providence sait
conserver et amener au salut
les âmes simples et fidèles.
« Dans une petite
cabane, presque au sommet d’une de nos plus hautes
montagnes, on me présente
une vieille catéchumène qui, en assistant au
catéchisme, se met à fondre en
larmes. Elle désespère d’arriver jamais à acquérir la
somme d’instruction
exigée, et pourtant elle a tant fait pour obtenir le
baptême ! Son grand-père
était l’un des plus anciens chrétiens de la mission,
et, dans le pays, on se
souvient encore de sa ferveur. Mais à la persécution
de 1801, le fils de ce
brave néophyte, effrayé par la perspective des
tortures et de la mort,
abandonna la pratique du christianisme, à laquelle il
ne revint que peu avant
sa mort. La petite fille n’avait reçu aucune
instruction : jamais elle n’avait
entendu prononcer le nom de Dieu. Seulement elle avait
remarqué que, chez son
père, on ne faisait pas de superstitions, et souvent
elle avait surpris dans la
bouche de ses parents l’exclamation : Jésus ! Maria !
si familière à nos
chrétiens. Elle en conclut qu’il fallait s’abstenir de
toutes les cérémonies
païennes, invoquer Jésus-Maria ; et, pendant
quarante-quatre ans, sa vie a été
une lutte continuelle contre son mari, son beau-père,
sa belle-mère, son
beau-frère, qui voulaient la contraindre à participer
aux superstitions
habituelles. Dieu sait ce qu’elle a eu à souffrir, ne
répondant aux mauvais
traitements des siens que par la douceur et un
redoublement de prévenances à
leur égard ; mais enfin elle a tenu bon, et n’a pas
cédé une seule fois. Sa
délicatesse sur ce point était extrême. Sachant que le
nom de l’année de la — 457 — naissance sert dans les
superstitions des funérailles, jamais elle n’a dit
son âge, afin d’empêcher autant qu’il était en elle,
qu’on en fît à son
enterrement ; bien plus, elle a pris à tâche de
l’oublier elle-même, et elle y
a réussi. Quant au reste de sa conduite, elle mettait
une attention extrême à
éviter tout ce que sa conscience lui disait devoir
déplaire à Jésus-Maria. Dieu
me fasse la grâce un jour de porter à son tribunal une
conscience aussi pure
que celle qu’elle a apportée au baptême !
« Pendant ces
quarante-quatre années, elle n’avait pas rencontré un
seul chrétien, mais, à la
fin, son beau-père et sa belle-mère étant morts, son
mari quitta sa maison et
vint demeurer dans un autre village. Là, elle entendit
parler en très-mauvais
termes des habitants d’une maison isolée du voisinage.
On les regardait comme
des impies, des scélérats, et tout le monde les
détestait, parce qu’ils ne
faisaient pas de superstitions. « Oh ! se dit-elle,
s’ils ne font pas de
superstitions, ils doivent connaître Jésus-Maria, »
et, vite, elle alla les
trouver. C’étaient des chrétiens. Dès ce moment elle
n’eut plus qu’une pensée,
celle de se préparer au baptême ; mais elle est si
vieille, sa mémoire est si
rebelle, qu’elle y a déjà travaillé plusieurs années.
Dans cet intervalle, elle
n’a pas encore pu apprendre le catéchisme tout entier,
mais elle a réussi à
convertir son mari, son fils et sa bru. Le fils seul
était prêt lors de mon
passage. Quant à elle, si j’avais suivi la règle de la
mission dans toute sa
rigueur, je n’aurais peut-être pas dû la baptiser ;
mais comment résister à ses
larmes ? comment résister à une bonne volonté si
éprouvée ? La refuser, c’eût
été contrister le Saint-Esprit qui me l’amenait de si
loin et par un chemin si
rude. » La lettre de Mgr Berneux,
citée plus haut, évaluait à plus de douze cents
le nombre des catéchumènes au commencement de novembre
1859. Deux mois plus
tard, ce chiffre s’élevait à deux mille, dont près de
la moitié allaient
recevoir prochainement le baptême. Le mouvement de
conversion était plus
prononcé que jamais, lorsque, dans la dernière semaine
de décembre, la jalousie
de l’enfer fit éclater une violente persécution qui
arrêta subitement ce
progrès, et qui, sans l’intervention miséricordieuse
de la Providence, eût pu
aisément devenir fatale à l’Église de Corée, en la
privant de ses pasteurs.
Le juge criminel
préposé à la police générale, se trouvait être un
mandarin militaire, dont le
père et le grand-père s’étaient signalés, dans les
persécutions de 1801 et de
1839, parmi les plus acharnés persécuteurs. Pressé par
la haine du nom chré- — 458 — tien, assurent les uns, par
le besoin d’argent pour nourrir ses nombreux
satellites, disent les autres, probablement par les
deux motifs à la fois, il
résolut de s’emparer des chrétiens aisés de la
capitale. Un de ses parents,
ex-mandarin, ruiné par le jeu et la débauche, fut
associé par lui à ses
projets, et obtint une troupe considérable de
satellites, pour faire dans la
province une expédition analogue. Dès le premier jour,
un certain nombre de
chrétiens influents furent saisis à Séoul, et des
perquisitions d’une sévérité
extraordinaire furent organisées pour découvrir ceux
qui avaient échappé. En
même temps, trois ou quatre chrétientés importantes de
la province étaient
envahies, et une trentaine de chefs de famille
expédiés, pieds et poings liés,
à la capitale.
Comme nous l’avons vu,
Mgr Berneux se trouvait alors dans la partie
montagneuse de son district, où le
choléra faisait de nombreuses victimes. Trois
courriers, expédiés coup sur
coup, lui apportèrent aussitôt la nouvelle que le
gouvernement avait enfin
résolu d’anéantir les chrétiens, et de s’emparer des
prêtres étrangers ; que la
capitale et toutes les provinces étaient remplies de
satellites, qui
saccageaient, pillaient et détruisaient les maisons
des chrétiens ; enfin que
partout, les fidèles épouvantés ne savaient où fuir la
fureur de leurs ennemis.
Sa Grandeur écrivit à la hâte quelques lignes à Mgr
Daveluy, et, fuyant la nuit
à travers les montagnes couvertes de neige, dut se
réfugier, de gîte en gîte,
chez des chrétiens d’abord, puis chez quelques
honnêtes païens, sans pouvoir,
pendant huit jours, trouver un lieu de repos. De son
côté, l’avis à peine reçu,
Mgr Daveluy expédia des courriers dans toutes les
directions, pour prévenir les
missionnaires de se cacher le plus tôt et le mieux
possible, en attendant les
événements.
Le mal, sans être aussi
grand que le représentaient les dépêches envoyées à
Mgr Berneux, avait, dès l’abord,
pris d’effrayantes proportions. En voyant leurs
coreligionnaires arrêtés,
chargés de chaînes et jetés dans les prisons, leurs
maisons pillées, des
villages entiers incendiés ou rasés, les chrétiens de
la capitale et des
provinces environnantes, qui ne s’attendaient à rien
de semblable, furent
saisis de terreur, et la plupart prirent la fuite vers
les montagnes. C’était
un spectacle déchirant que celui de ces infortunés,
qui, au plus fort de l’hiver,
par un froid de quinze à vingt degrés, n’ayant plus ni
argent ni provisions,
cherchaient inutilement un abri. De pauvres femmes
cheminaient péniblement à
travers une neige épaisse, traînant par la main leurs
enfants en état de
marcher, et portant sur le dos ou entre — 459 — les bras ceux d’un âge plus
tendre ; des vieillards, les pieds gelés,
tombaient pour ne pins se relever. Des centaines de
familles moururent de faim
et de froid pendant ces terribles jours.
Cependant Mgr Berneux
avait appris que l’affaire était suscitée, non point
par le gouvernement, mais
par un fonctionnaire isolé. Il résolut donc, malgré le
danger imminent, de
gagner la capitale pour sauver, s’il en était encore
temps, quelques-uns des
objets les plus précieux de la mission. Son arrivée ne
pouvait être plus opportune.
Les gardiens de la maison épiscopale avaient perdu la
tête ; ils n’attendaient
qu’une occasion de s’enfuir en abandonnant tout ce qui
leur avait été confié.
La présence de l’évêque parmi eux les retint un peu ;
néanmoins le maître de la
maison et sa femme disparurent peu de jours après, et
cherchèrent un abri loin
de la capitale. Grâce à cette détermination audacieuse
de Mgr Berneux qui
demeura à son poste tant que dura le danger, la
mission fut sauvée. Si cette
maison eût été envahie, la présence des papiers, des
ornements sacrés, et d’autres
objets européens eût prouvé si clairement l’existence
des missionnaires
français dans le pays, qu’il eût été impossible au
gouvernement de fermer les
yeux.
Le préfet de police s’était
imaginé que la nation entière, roi, ministres, nobles
et peuple,
accueilleraient avec transport ses rigueurs contre les
chrétiens. Il se
trompait, et quand il parla de faire juger ses
prisonniers, personne ne voulut
s’en charger. On assure que dans le conseil qui se
tint alors au palais sur
cette affaire, Kim Piong-kei-i, vieillard qui avait
souvent rempli avec honneur
les plus hautes charges de l’État, donna son avis en
ces termes : « Il n’est
pas bon de persécuter cette religion. Le roi
Tsieng-tsong à commencé h
poursuivre les chrétiens ; il est mort encore jeune.
Son successeur Soun-tsong
a suivi la même voie ; il a vu mourir sous ses yeux
son fils unique, l’héritier
de son trône, et il est mort lui-même à la fleur de
l’âge. Le roi Han-tsong a
permis lui aussi de tueries chrétiens, et lui aussi
est mort jeune et sans
héritier. Non, il n’est pas bon de persécuter cette
religion. » Quoi qu’il en
soit, la cour parut peu satisfaite de ce qui s’était
passé, et les ministres,
sans oser infliger un blâme officiel au préfet de
police, lui firent demander
si lui, magistrat, ignorait que la loi portée par la
défunte reine mère défend
aucun pillage, aucune confiscation, avant que les
coupables soient jugés et
exécutés. Finalement, on lui signifia que les
tribunaux supérieurs ne s’occuperaient
point de ses prisonniers. D’un autre côté, les excès
des satellites étaient
allés si loin, que — 460 — la population païenne
elle-même, ordinairement peu accessible à la pitié,
se montrait indignée, et blâmait hautement l’auteur de
tant de maux.
Le persécuteur se
trouva alors dans un grand embarras. Relâcher ses
prisonniers, c’était se
couvrir de honte, et avouer qu’il avait, comme
magistrat, commis et fait
commettre des crimes et des injustices dignes de mort
; les faire exécuter de
sa propre autorité, c’était violer les lois
fondamentales du royaume, et il y
allait de sa tête et de celles de tous ses parents.
Restait, il est vrai, un
moyen souvent employé en pareil cas : se défaire de
ses victimes, soit en les
étranglant secrètement dans la prison, soit en les
faisant expirer dans les
tortures. Mais leur nombre était trop considérable, et
d’ailleurs tout le monde
avait les yeux sur lui. Arrêté dans cette impasse, il
changea de tactique, et
prit le parti de saisir, à quelque prix que ce fût, un
ou plusieurs des
missionnaires étrangers, afin de forcer par là les
ministres à prendre
eux-mêmes en main la poursuite du procès des
chrétiens. En conséquence, des
bandes de satellites furent expédiées dans les
diverses provinces. Elles
avaient, officiellement, l’ordre de ne rechercher que
les étrangers, avec
défense de piller ou torturer inutilement les
chrétiens.
Cet ordre et cette
défense furent exécutés avec plus ou moins de rigueur,
suivant le caractère et
la disposition des mandarins locaux. Quelques-uns de
ceux-ci, sans s’inquiéter
du préfet de police, interdirent dans leurs districts
respectifs toute espèce
de perquisitions. D’autres les tolérèrent, mais en
surveillant les satellites
de si près, qu’ils ne pouvaient se permettre aucune
déprédation. Le plus grand
nombre, malheureusement, profitèrent de l’occasion
pour assouvir leur cupidité,
et leurs satellites firent cause commune avec les
agents du persécuteur. C’est
alors que furent pillées et dévastées presque toutes
les nouvelles chrétientés
du sud-ouest. Les tortures arrachèrent aux malheureux
néophytes bien des
révélations malencontreuses ; les noms coréens des
missionnaires, leur
signalement, leur manière de vivre, de voyager,
d’administrer les chrétiens,
tout fut minutieusement écrit, consigné dans les
registres de la police, et
communiqué aux ministres. Mais Dieu protégea ses
serviteurs, et aucun prêtre ne
tomba sous la main des satellites. Ils saisirent
quelques chrétiens influents,
quelques catéchistes ; mais quand ils les conduisirent
à la capitale, ils ne
reçurent du préfet de police que des reproches
sanglants pour leur maladresse,
et des menaces terribles s’ils ne réussissaient à
saisir au moins un Européen,
de sorte — 461 — que, vexés, humiliés, déçus
dans leurs espérances, ils finirent, sous un prétexte
ou un autre, par refuser de marcher là où il les
envoyait. Ce magistrat
persécuteur, publiquement honni, abandonné par le
gouvernement qui affectait de
se tenir à l’écart, se croyait perdu, quand par le
crédit de quelques amis
puissants, il obtint la permission de se démettre de
ses fonctions.
Son successeur, homme
habile, fit de son mieux pour laisser toute cette
affaire s’éteindre sans
bruit. Il défendit de continuer les perquisitions,
puis, petit à petit, sans
bruit et sans éclat, relâcha ceux des prisonniers
chrétiens qui n’avaient pas
péri dans les tortures, ou que la maladie n’avait pas
emportés. Au commencement
de septembre, tous étaient rendus à la liberté. Cette
persécution, dans la
pensée des païens, était un véritable triomphe pour le
christianisme, puisque
non-seulement l’opinion publique, mais le gouvernement
lui-même avaient blâmé
son auteur, puisque celui-ci avait perdu sa place,
puisque tous les captifs
avaient été renvoyés chez eux sans autre forme de
procès. Néanmoins, elle avait
fait un mal incalculable ; grand nombre de chrétientés
étaient complètement
ruinées, beaucoup de cœurs se trouvaient refroidis,
l’élan qui se manifestait
parmi les indigènes pour embrasser l’Évangile était
complètement arrêté, et ce
qui était plus triste encore, les chrétiens
emprisonnés n’avaient pas tous fait
honneur à la religion par leur constance. « En un mot,
» écrivait Mgr Daveluy,
« il nous reste à déplorer pertes sur pertes et ruines
sur ruines, et vous
concevez facilement le deuil et l’amertume où nous
nous trouvons plongés.
Cibabis nos pane lacrymarum, et potum dabis nohis in
lacrymis in mensurâ.
Exurge Deus, adjuva nos… ne forte dicant in gentibus :
ubi est Deus eorum ?
Vous nous nourrirez d’un pain arrosé de larmes, et
dans notre affliction, vous
mesurerez l’eau à notre soif. Levez-vous, Seigneur,
aidez-nous, de peur que les
païens ne disent : mais où donc est leur Dieu ? »
« Quant à moi,
continue-t-il, j’ai eu à souffrir peu de privations
corporelles, j’en ai été
quitte pour me traîner de taudis en taudis. Dès les
premiers jours je fis mon
sacrifice ; je m’attendais à voir les prisons sous peu
de temps. Plus tard, l’espérance
de la vie me revint, et divers accidents providentiels
me firent penser que
Dieu avait d’autres desseins. Le hasard m’empêcha de
gagner une retraite que j’avais
désignée et où j’avais déjà envoyé quelques effets ;
peu de jours après, les
païens tombèrent sur ce village et firent une visite
minutieuse de toutes les
maisons. Si j’avais pu y aller, selon mes désirs, je
serais infailliblement — 462 — tombé entre leurs mains.
N’ayant plus de demeure fixe, j’avais caché la
principale partie de mes effets chez un chrétien, qui,
demeurant dans un
village païen, pouvait se flatter de ne pas être
inquiété même en temps de
persécution. Or, il fut dénoncé par un traître, et les
satellites allèrent pour
le saisir. Il se trouvait absent ; on prit tout ce
qu’il avait, et on vola deux
cents francs que j’avais déposés chez lui. Sa mère,
par reproches et par
menaces, empêcha momentanément les satellites d’entrer
dans l’appartement des
femmes où étaient mes malles, et pendant que ceux-ci
couraient à la piste du
maître de la maison, l’arrêtaient et le chargeaient de
fers, arriva par hasard
un chrétien éloigné, qui parvint à enlever
immédiatement les malles, et à les
transporter ailleurs. Quand les satellites revinrent,
ils firent main basse sur
tout ce qui restait. Quelle providence veilla alors
sur mon bagage, qui eût été
pris sans ce concours de circonstances, et dont la
capture eût causé une perte
irréparable ? Car là se trouvaient réunis, outre mes
ornements sacerdotaux,
tous les originaux chinois et coréens de l’histoire
des martyrs, tous mes
travaux sur la langue, et une foule d’autres papiers.
Quelques jours plus tard,
je gagnai la capitale, suivant, à la distance de
quelques lys, les satellites
qui venaient de visiter inutilement mon district.
J’eus à coucher dans une
auberge, et le matin, malgré mes compagnons qui me
priaient de ne me mettre en
roule qu’après le déjeuner, je m’obstinai, sans trop
savoir pourquoi, à partir
avant le jour. Une heure après mon départ, les
satellites, mal reçus du
mandarin à cause de leur insuccès, revenaient sur
leurs pas et s’installaient
dans cette même auberge, où ils passèrent toute la
journée. Conclusion : ce que
Dieu garde est bien gardé, et pas un cheveu ne tombe
de notre tête sans sa
permission. »
La persécution
terminée, les missionnaires se remirent à l’œuvre pour
réparer les maux qu’elle
avait causés. C’était chose difficile ; ils étaient
tous épuisés de fatigue, et
l’éveil donné aux passions hostiles ne leur permettait
pas de visiter les
districts qui avaient le plus souffert. Au choléra
avait succédé la famine, et
par une suite naturelle, des bandes de brigands
ravageaient les provinces. De
plus, les deux nouveaux confrères, attendus depuis si
longtemps, avaient encore
manqué cette année au rendez-vous, quoiqu’une barque
coréenne les eût attendus
plus de quinze jours, et on était d’autant plus
inquiet sur leur sort, que le
printemps avait été très-orageux, et qu’une foule de
navires chinois, jetés à
la côte, avaient perdu la plus grande partie de leurs
équipages. — 463 —
Pendant que pleins d’anxiété
et de tristesse, les deux évêques de Corée, et leurs
courageux compagnons
travaillaient à raffermir leur troupeau un instant
dispersé, et à cicatriser
les plaies de la persécution, des événements étranges
se passaient en Chine,
événements dont le bruit et le contre-coup ont ébranlé
l’extrême Orient tout
entier, et dont l’avenir seul pourra faire comprendre
toute la portée. Le 13
octobre 1860, les troupes françaises et anglaises
entraient victorieuses dans
Péking. Les motifs et les détails de ce brillant fait
d’armes sont généralement
connus : nous nous contenterons de les résumer ici en
quelques lignes.
Aux termes de l’article
42 du traité signé à Tien-tsin le 27 juin 1858, les
ratifications devaient en
être échangées à Péking. En conséquence, au mois de
juin suivant, les
ambassadeurs de France et d’Angleterre annoncèrent
leur départ au commissaire
du gouvernement chinois, et quittèrent Chang-haï pour
se rendre dans la
capitale du Céleste Empire. Tout faisait espérer
qu’ils ne rencontreraient
aucun obstacle sérieux, et qu’ils seraient reçus à
Péking avec politesse, sinon
avec bienveillance ; mais on comptait sans la perfidie
du gouvernement chinois.
L’ambassadeur anglais avait pourtant pris toutes les
mesures pour se faire
respecter. Une brillante flottille, composée de douze
canonnières et de
plusieurs autres bâtiments de différentes dimensions,
l’accompagnait. La marine
française était représentée par les deux vapeurs le
Duchayla et le Norzagaray.
Quand cette escadre prit son mouillage à l’embouchure
du Peï-ho, le 16 juin, l’entrée
de la rivière se trouva fermée par une chaîne en fer
et une ligne de pieux. Sommé
d’ouvrir un passage, le mandarin répondit qu’il avait
reçu de l’empereur des
ordres formels, et que jamais navire européen ne
pourrait pénétrer plus avant.
Quelques jours s’écoulèrent
en pourparlers, et pendant tout ce temps on
n’apercevait aucun mouvement dans
les forts voisins du fleuve. Le silence y était
complet, pas une bannière, pas
un homme, de sorte qu’on aurait cru ces forts déserts.
Enfin, voyant qu’aucun
messager n’arrivait de Péking et que la passe
demeurait fermée, les
ambassadeurs donnèrent, le 25 juin, ordre aux
canonnières de s’ouvrir un
passage en forçant les estacades. L’amiral Hope se
place au premier rang ; la
flottille s’avance, brise la chaîne, enlève quelques
pieux, arrive à un second
barrage qu’elle emporte de même, mais se trouve
arrêtée devant un troisième.
Pour comble de difficultés, deux ou trois canonnières,
ayant touché, sont
obligées de reculer un peu pour se dégager. À ce
moment un coup de canon
retentit, et un boulet tombe sur le — 464 — Plower qui
portait le pavillon de l’amiral : c’était le signal
attendu. Aussitôt,
les tentes qui cachaient les vingt batteries des forts
se replient, et une
horrible grêle de boulets tombe sur les canonnières
les plus avancées qui
répondent bravement, mais sans pouvoir causer à
l’ennemi de pertes sérieuses.
Bientôt la position ne fut plus tenable, trois
canonnières coulaient, l’amiral
avait reçu deux blessures ; il ordonna de débarquer
les troupes afin de marcher
à l’ennemi, et par un assaut vigoureux, de le déloger
de ses positions. Mais la
rive du fleuve à cet endroit est un terrain fangeux où
les hommes enfonçaient
jusqu’aux genoux ; de plus, les Chinois y avaient
creusé de larges fossés
remplis de l’eau du fleuve, qu’il fallait passer à la
nage, en sorte que les
munitions furent bien vite avariées et qu’il ne resta
plus aux soldats d’autre
arme que la baïonnette. Mais comment s’élancer à la
baïonnette à travers un
marais d’où l’on avait peine à se tirer ? À neuf
heures du soir, on avait perdu
quatre cent quatre-vingts hommes tués ou blessés, les
canonniers avaient épuisé
leurs munitions, et les troupes se rembarquèrent à la
hâte. Les ambassadeurs ne
pouvant soutenir une lutte aussi inégale, avec des
forces qui n’avaient été
calculées que pour leur servir d’escorte, se
retirèrent, et rentrèrent à
Chang-haï le 9 juillet.
Le gouvernement chinois
fut enivré de ce triomphe inattendu sur les diables
d’Occident : mais pendant
qu’il chantait victoire et menaçait les comptoirs
européens de Chang-haï, de
Canton, etc. et même l’île de Hong-kong, la France et
l’Angleterre préparaient
le châtiment de son odieuse perfidie.
L’année suivante, à la
fin de juillet, les deux ambassadeurs, le baron Gros
et lord Elgin, étaient
dans le golfe de Pé-tché-ly, avec une flotte
considérable qui portait les corps
expéditionnaires français et anglais, et quelques
jours après, la petite armée
alliée entrait en campagne. Les Chinois attendaient à
l’embouchure du Peï-ho ;
on les y laissa, et l’on alla débarquer à Peh-tang,
trois lieues plus haut. Le
14 août, on enleva sans difficulté sérieuse, un camp
retranché de troupes
tartares, et le 21, le principal fort de Takou fut
emporté d’assaut, après un
bombardement de cinq heures. Les alliés eurent quatre
cents hommes hors de
combat, tués ou blessés. C’était beaucoup, vu leur
petit nombre, mais il s’agissait
d’une position que les Chinois travaillaient depuis
deux ans à rendre
imprenable, et qui était défendue par l’élite des
troupes tartares. Ce succès
eut un effet prodigieux, et l’on crut un instant
pouvoir considérer la guerre
comme finie. — 465 —
Immédiatement le
gouvernement chinois entama des négociations. Après la
prise des forts de
Takou, les ambassadeurs alliés étaient remontés
jusqu’à Tien-tsin. Ils y
trouvèrent des commissaires impériaux qui les
amusèrent quelques jours, en
acceptant toutes les conditions et faisant toutes les
promesses possibles. À
leur tête était Kouei-liang, le même qui avait signé
le traité de 1858. Les
conférences s’étaient terminées le 7 septembre, et Ton
arrêta qu’une escorte d’honneur
accompagnerait les plénipotentiaires à Péking pour la
signature définitive du
traité. En conséquence, mille Anglais et trois cents
Français furent désignés
pour former cette escorte. Mais au jour fixé pour le
départ, les envoyés
chinois avaient disparu. Leur but n’avait été que de
gagner du temps ; ils
espéraient que l’armée battue sur le Peï-ho pourrait
se rallier et détruire les
barbares. Lord Elgin et le baron Gros indignés de
cette mauvaise foi donnèrent
immédiatement l’ordre de continuer la marche sur la
capitale. Lorsque les
troupes arrivèrent près de Yang-tsoun, le 12
septembre, deux nouveaux
plénipotentiaires se présentèrent. C’étaient le prince
Tsaï-i, neveu de l’empereur,
et Mon, président du tribunal de la guerre. Après
quelques pourparlers, les
conditions du traité furent de nouveau arrêtées, et
l’on convint qu’il serait
signé à Péking.
Le secrétaire de l’ambassade
française, accompagné de plusieurs officiers français
et anglais, se rendit, le
17 septembre, dans la ville de Tong-tchéou pour
s’entendre avec les autorités
chinoises, sur toutes les dispositions nécessaires aux
besoins de l’armée, qui
devait y arriver le lendemain, et sur l’emplacement
que devait occuper le camp
des alliés, pendant le séjour des ambassadeurs à
Péking. Sa mission terminée,
il revint, le 18, à la pointe du jour, laissant à
Tong-tchéou ses compagnons,
chargés de tout organiser. Immédiatement après son
départ, ceux-ci furent
cernés et faits prisonniers. Quelques heures plus
tard, au moment où les
troupes arrivaient à Tchang-kia-wang, sur la limite
indiquée pour leur bivouac,
elles se trouvèrent en présence d’une force tartare de
quinze à vingt mille
hommes, qui démasquant soudainement soixante-dix
pièces de canon, ouvrirent le
feu contre elles. Malgré la surprise d’une attaque
aussi inattendue et aussi
odieuse, il ne fallut qu’une heure aux alliés pour
enlever, avec des pertes
très-minimes, tout ce qui était devant eux, et mettre
dans la plus complète
déroute l’ennemi, qui laissa quinze cents des siens
sur le champ de bataille.
Aucune explication n’ayant été envoyée par les
commissaires chinois — 466 — pendant les deux jours qui
suivirent, les forces franco-anglaises, laissant
à leur droite Tong-tchéou qu’elles savaient
complètement abandonné, résolurent
de continuer leur marche sur Péking. Bientôt on apprit
que l’armée tartare,
commandée par le vieux général San-ko-lin-tsin,
l’ennemi implacable des
étrangers, s’était massée sur le canal de la capitale,
près du pont de marbre
(Pali-kiao), à cinq milles en avant de Tong-tchéou,
dans un camp retranché,
préparé de longue main, et défendu par une nombreuse
artillerie. La lutte s’engagea,
le 21 septembre, à sept heures du matin ; à midi le
feu de l’ennemi était
éteint, et à deux heures les troupes alliées étaient
installées dans les tentes
du général tartare, qui, après avoir fait des pertes
considérables, avait pris
précipitamment la fuite. Les deux journées de
Tchang-kia-wang et de Pali-kiao
valurent aux alliés plus de cent pièces de canon.
Le lendemain, le prince
Kong, frère aîné de l’empereur, écrivit aux
ambassadeurs que les deux autres
plénipotentiaires étaient destitués, et que lui-même
était nommé commissaire
impérial pour conclure la paix. On lui répondit qu’il
fallait avant tout
renvoyer les prisonniers européens faits à
Tong-tchéou. Ceux-ci n’étant pas
revenus au camp dans le délai fixé, l’armée alliée
continua sa marche, sans
rencontrer d’obstacles sérieux. Le 6 octobre, l’armée
anglaise campa à un mille
de la porte nord-est de Péking. Le même jour, les
Français s’emparaient du
palais d’été de l’empereur, le Yuen-min-yuen si
célèbre dans la poésie
chinoise, et livraient au pillage la quantité
incroyable d’objets précieux qui
y étaient entassés depuis des siècles. Le 8 octobre et
les jours suivants,
quelques prisonniers européens et une douzaine de
cipayes indous furent mis en
liberté et regagnèrent le camp, annonçant la mort de
plusieurs Anglais et
Français qui avaient succombé aux mauvais traitements.
Ils ne savaient pas ce
qu’étaient devenus les autres prisonniers. On l’apprit
plus tard, quand, la
guerre terminée, leurs cadavres horriblement défigurés
furent rendus par les
Chinois.
Enfin, le 13 octobre,
Houng-keï, ancien mandarin de Canton, où il avait été
en relation avec les
Anglais, vient trouver les ambassadeurs. On lui
déclara que si Péking ne se
rendait pas avant midi, on donnerait l’assaut. Les
canons étaient déjà placés,
et tout était prêt pour commencer le feu, lorsqu’à
midi moins un quart,
Houng-keï revint, et annonça que les portes étaient
ouvertes, et que le
gouvernement chinois renonçait à une défense inutile.
Les alliés s’emparèrent
aussitôt d’une porte, et montè- — 467 — rent sur les remparts, qui
ont soixante pieds de large et sont pavés de
grosses pierres. Ils y dressèrent leurs tentes, et y
installèrent leur artillerie.
L’empereur avait pris
la fuite. Son frère, le prince Kong, ayant montré ses
lettres de créance
signées avec le pinceau vermillon, les conditions de
la paix furent arrêtées
avec lui. Les Chinois promirent d’observer le traité
de 1858 ; la ville de
Tien-tsin devait être occupée jusqu’à la pleine
exécution des articles
principaux. Les Anglais obtinrent la ville de Kao-long
située sur le continent,
en face de l’île de Hong-kong. Dans le traité français
on inséra une clause
portant que les églises et cimetières possédés
autrefois par les chrétiens leur
seraient rendus, et l’on commença immédiatement par la
restitution de la grande
église de Péking, construite sous le règne de Kang-hi.
Les plénipotentiaires s’imaginaient
naturellement avoir fait une paix définitive ; les
missionnaires et les
marchands européens habitués à la perfidie innée des
Chinois, n’avaient pas une
aussi grande confiance. Mais enfin, la leçon était si
terrible, le prestige de
la dynastie tartare et de la ville impériale était si
fortement ébranlé par ce
coup inattendu, qu’il y avait tout lieu d’espérer
qu’avant de chercher aux
chrétiens ou aux Européens une nouvelle querelle, les
mandarins intimidés y
regarderaient à deux fois.
Vers la fin de l’année
1860, on apprit en Corée les premières nouvelles de
l’expédition européenne. «
Les diables d’Occident, » disait-on, « sont venus sur
de nombreux navires ; ils
veulent avec des milliers et des milliers de soldats
envahir l’Empire du Fils
du Ciel. » La cour était très-inquiète, et un mandarin
militaire, assez haut
placé, présenta au conseil des ministres un mémoire
sur les trois grands
dangers que courait le pays, et sur les meilleurs
moyens de défense.
Le premier péril était
que l’empereur, vaincu par les Européens, ne vint
chercher un refuge en Corée,
ou, du moins, ne passât par le nord du royaume pour se
rendre à une forteresse
tartare située sur la frontière du nord-est. L’auteur
du mémoire examine par
quels chemins il pourrait venir, et conclut qu’il faut
fortifier tous les
passages et y envoyer des troupes, afin que
l’empereur, effrayé par cet
appareil de guerre, n’ose pas mettre le pied sur le
sol coréen. Le second
danger, plus grand que le premier, c’était l’invasion
possible des bandits qui
peuplent le Nasan-kouk, c’est-à-dire l’étendue
considérable de forêts et de
terres incultes qui sépare la Corée de la Mandchourie.
Autrefois ce pays était
soumis nominalement à la Corée, mais des conflits — 468 — graves ne cessaient de
s’élever entre les individus des deux nations, les
meurtres s’y multipliaient, et le pouvoir central ne
pouvait ni les empêcher ni
les punir ; ce que voyant, le gouvernement coréen,
vers la fin du dernier
siècle, fit évacuer cette province et défendit à ses
sujets d’y habiter. Depuis
lors, les aventuriers chinois s’y sont établis en
toute liberté ; une foule de
voleurs et d’assassins coréens, fuyant les tribunaux
et les mandarins, les y
ont rejoints, et tous ensemble forment des bandes
absolument indépendantes et
presque sauvages. Le mandarin en question indique deux
ou trois montagnes où il
faudrait à tout prix élever des forteresses, pour
barrer le passage à ces
maraudeurs qui, à la première occasion, pourront
mettre les provinces
septentrionales de la Corée à feu et à sang.
Enfin il arrive au
danger suprême, à celui qui était la grande
préoccupation de tous les esprits,
l’invasion des Européens. Il dépeint en termes
très-énergiques les malheurs qu’ils
apportent avec eux partout où ils se présentent :
ruine des royaumes,
destruction des plus florissantes cités, dépravation
des mœurs, établissement d’une
religion abominable et de coutumes perverses, etc… «
Mais, » ajoute-t-il, « ils
ne sont redoutables que sur mer. Leurs fusils sont, il
est vrai, plus gros que
les nôtres, mais ils n’ont pas même un arc dans toutes
leurs armées. Comment
tiendront-ils devant nos archers ? Ils peuvent avoir
vaincu quelquefois dans
les pays de plaine, où rien ne s’opposait à leurs
évolutions ; mais, dans notre
pays montagneux, si nous avons soin d’organiser des
soldats et de bâtir quelques
forts sur les chemins qui conduisent à la capitale,
nous les repousserons
facilement. Fortifions au midi Tong-nai (chef-lieu du
district le plus voisin
du poste japonais) ; à l’ouest, Nam-iang, Pou-pieng et
In-tsiou, où ils se sont
déjà montrés il y a quelques années. Élevons une
citadelle sur la montagne qui
domine l’île de Kang-hoa, placée en travers du fleuve,
et si près de la
capitale. Leurs vaisseaux sont trop grands pour
remonter facilement le fleuve.
Autrefois, ils n’avaient que deux ou trois navires. Il
paraît qu’ils en ont
maintenant au moins dix, mais quelques milliers
d’hommes ne peuvent pas
sérieusement nous mettre en péril. » En terminant,
l’auteur fait remarquer que,
la religion d’Europe étant très-répandue dans les
provinces méridionales, il
importe de prendre toutes les mesures indiquées à
l’insu des prêtres étrangers,
afin qu’ils ne puissent pas les faire connaître à
leurs compatriotes.
Ce plan fut accueilli
par les ministres et le public avec une faveur
marquée. Le mandarin qui l’avait
rédigé obtint immédia- — 469 — tement la haute fonction de
préfet général de la police, et chacun s’attendait
à le voir mettre lui-même son plan à exécution quand,
coup sur coup, se
succédèrent les rumeurs les plus alarmantes sur des
batailles où auraient péri
des centaines de milliers de Chinois. Enfin, au mois
de février 1861, par le
retour de l’ambassade annuelle, on apprit, à n’en plus
pouvoir douter, l’incendie
du palais impérial, la prise de Péking, la fuite de
l’empereur et le traité
imposé par les alliés.
Cet Empire du Milieu,
qu’une tradition de dix siècles représentait aux
Coréens comme invincible,
avait été envahi et vaincu ; ses innombrables légions
avaient été mises en
pièces par quelques régiments européens ; le Fils du
Ciel lui-même, dont la majesté,
croyait-on, faisait trembler la terre, avait été
obligé d’accorder aux
barbares, maîtres de Péking, la liberté de religion et
la liberté de commerce ;
on avait entre les mains des copies du traité. Dire la
terreur folle, la
consternation profonde, qui se répandirent de la
capitale dans tout le royaume,
serait chose impossible. Toutes les affaires furent
suspendues, les familles
riches ou aisées s’enfuirent dans les montagnes, et
l’un des premiers à se
cacher fut l’auteur du mémoire susdit, qui abandonna
ses fonctions pour mettre
sa vie en sûreté. Les ministres, n’osant eux-mêmes
quitter leurs postes, firent
partir en toute hâte leurs femmes, leurs enfants et
leurs trésors. Des
mandarins de haut rang se recommandaient humblement à
la protection des néophytes,
et faisaient des démarches pour se procurer des livres
de religion, des croix
ou des médailles pour le jour du danger ; quelques-uns
même portaient
publiquement à leur ceinture ces signes de
christianisme. Les satellites, dans
leurs réunions, se disculpaient à qui mieux mieux de
toute coopération aux
poursuites dirigées contre les chrétiens, et aux
tortures qu’on leur avait
infligées. Le peuple tout entier semblait avoir perdu
la tête.
Profondeur des desseins
de Dieu ! Si à ce moment un navire français, une
simple chaloupe, se fût
présentée, exigeant pour la religion la même liberté
qui venait d’être stipulée
en Chine, on se fût empressé de tout accorder, heureux
encore d’en être quitte à
ce prix. Cette paix aurait été troublée peut-être
comme en Chine et au
Tong-king, par des émeutes populaires, par de sourdes
intrigues, par des
incendies d’églises ou des assassinats de
missionnaires, mais elle aurait donné
des années de tranquillité comparative, favorisé
l’essor des œuvres chrétiennes
et la conversion des gentils. Elle aurait fait une
large brèche à ce mur de
séparation qui existe encore entre la Corée et les
peuples — 470 — chrétiens, et hâté le jour où
il tombera pour jamais. Dieu ne l’a pas voulu
! Les navires qui, de la pointe du Chan-tong où ils
séjournèrent des mois
entiers, n’étaient pas à quarante lieues des côtes de
Corée, partirent sans y
faire même une courte apparition.
Quand on fut certain du
départ de la flotte anglo-française, la panique
générale se calma peu à peu, et
le gouvernement, revenu de sa frayeur, songea à faire
quelques préparatifs de
défense pour le cas où les barbares d’Occident
seraient tentés de revenir. M.
Pourthié écrivait à cette époque : « Ordre secret a
été donné aux mandarins de
revoir leurs arsenaux militaires et de compléter les
rôles de conscription. Or,
ces arsenaux sont, en beaucoup d’endroits, tout à fait
vides ; il faut recourir
à l’histoire ancienne pour savoir qu’il y a eu jadis,
dans ces maisons, des
armes appartenant à l’État ; ou bien, s’il en reste
quelque peu, ce sont la
plupart des tronçons, des morceaux de fer informes,
des pièces couvertes de
rouille, le tout inserviable. Presque tous les
mandarins ont, peu à peu, vendu,
laissé vendre ou égarer ces armes. Cependant, le
gouvernement ordonne de tout
mettre sur un pied respectable, mais il se garde bien
d’assigner des fonds pour
couvrir ces dépenses. Dans notre pays, en pareil cas,
un fonctionnaire public
serait embarrassé et demanderait des fonds ; mais il
ne faut pas dire au
gouvernement coréen qu’on n’a pas d’argent, ou que tel
arsenal est vide ; de
pareilles excuses seraient fort mal reçues. Nos
mandarins, stylés aux roueries
du système administratif de ce pays, s’en tirent sans
difficulté. Ils font
simplement appeler les plus riches de leurs
administrés, dans la classe du
peuple, et leur enjoignent de verser une certaine
somme, s’ils ne veulent être
maltraités ; ceux-ci s’exécutent presque toujours,
parce qu’un refus leur
attirerait certainement de cruels supplices et
peut-être la mort. C’est par de
tels moyens que bon nombre de mandarins viennent, en
ce moment, à bout de se
procurer des lances, des fléaux en fer, des arcs et de
mauvais fusils à mèches.
« Vous allez me
demander si ce sont là toutes leurs armes ? Ils ont
encore en différents
endroits quelques canons plus petits que nos petites
pièces de campagne ; d’autres
canons plus forts sont entassés, dit-on, dans une
maison près des murs de la
capitale. Ils ont même des bombes qu’ils appellent
Poullang-kui, terme dont la
traduction littérale est pièce française ; peut-être
est-ce parce qu’ils auront
pris quelque bombe des navires échoués du commandant
Lapierre, et en auront
fabriqué sur ce modèle. — 471 — Enfin, ils ont une pièce dont
ils ont soin et qui est inconnue à l’artillerie
européenne ; c’est une énorme flèche en fer pesant
trois ou quatre cents livres
et qu’ils peuvent lancer sur l’ennemi à la distance de
trois cents pas. Mais il
paraît qu’il est très-dangereux d’être près de cette
machine lorsqu’on s’en
sert, et cela se conçoit, puisqu’il faut deux ou trois
hectolitres de poudre
pour la lancer une fois. D’ailleurs, ils ne font
presque jamais l’exercice avec
leurs canons, d’abord, parce que les généraux aiment
mieux garder l’argent dans
leurs bourses, que de le dépenser à brûler de la
poudre ; en second lieu, il
paraît que les pièces sont si mal fabriquées, qu’on ne
peut faire l’exercice
sans que quelqu’une n’éclate et ne cause de fâcheux
accidents. »
Pendant que le
gouvernement faisait des préparatifs plus ou moins
efficaces pour repousser les
Européens, quatre nouveaux missionnaires français
mettaient le pied sur le sol
de la Corée. Nous avons vu que MM. Landre et Joanno
avaient fait en 1859 et
1860 deux tentatives inutiles pour pénétrer dans la
mission. Nullement
découragés par leur insuccès, ils songèrent à en
préparer une troisième, et
comme les jonques de Chang-haï les avaient deux fois
trompés, ils résolurent de
partir cette fois du Chan-tong et se rendirent au
petit port de Tché-fou. La
veille de Noël 1860, ils y furent rejoints par deux
jeunes confrères que le
séminaire des Missions-Étrangères venait de destiner à
la mission de Corée, MM.
Ridel et Calais. Ce renfort inattendu les combla de
joie ; ils ne doutèrent
plus du succès. Voici comment ils racontent eux-mêmes
leur expédition :
« Nous trouvâmes
facilement à louer une jonque à Tché-fou, et le 19
mars, sous la protection du
grand saint Joseph, patron de nos missions de
l’extrême Orient, nous fîmes
voile pour la Corée. Après deux jours d’une heureuse
traversée, nous étions à l’île
de Mérin-to, au lieu du rendez-vous. Nous attendîmes
quatre jours. Le 25, fête
de l’Annonciation, une barque coréenne passa
rapidement devant la nôtre, et son
équipage voyant à notre mât un drapeau bleu sur lequel
ressortait une croix
blanche, se mit à faire de grands signes de croix.
Quand on vint nous annoncer
cette bonne nouvelle à fond de cale, où nous étions
blottis, nous récitâmes
avec une joie indicible l’hymne d’action de grâces, et
nous fîmes à la hâte nos
petits préparatifs, bien convaincus que la barque
reviendrait nous prendre
pendant la nuit. Mais Dieu voulait exercer notre
patience. Une nuit, deux
nuits, trois nuits se passent, point de barque. Nos
Chinois commençaient à
murmurer et à parler de retour, car il est défendu aux
navires de — 472 — leur nation, sous des peines
très-graves, de séjourner plus d’un ou deux
jours près de Mérin-to. Nous avons su depuis qu’un
accident arrivé à nos bons
Coréens avait causé ce retard inattendu. Eux aussi,
tout en réparant leur
barque à la bâte, avaient eu beaucoup d’inquiétude.
Leurs signes de croix
pouvaient n’avoir été compris que comme un salut
adressé par eux à des frères
chrétiens, dont le drapeau avec la croix leur avait
fait connaître la religion.
Aussi, par précaution, placèrent-ils sur une haute
montagne d’où l’on
apercevait notre jonque, une sentinelle qui, à chaque
instant, répétait ses
signes de croix. L’intention était bonne, mais avec
les plus fortes lunettes,
il nous eût été impossible de voir cet homme et de
comprendre ses gestes.
« Enfin, le jeudi saint
28, à neuf heures du soir, leur petite barque vint
accoster notre jonque
derrière les rochers de Mérin-to. Ils montèrent à bord
et nous présentèrent une
lettre de Mgr Berneux, signe auquel nous devions
reconnaître nos véritables
guides. Le chef était un bon chrétien de Séoul, frère
des deux vierges martyres
: Colombe et Agnès Kim. On nous transborda
immédiatement, on hissa sans bruit
les voiles el on mit le cap sur la capitale de la
Corée. Cachés tous les quatre
dans un compartiment haut d’un pied et demi sur cinq
ou six de long et autant
de large, nous revêtîmes des habits coréens ; mais
nous ne pouvions pas
métamorphoser aussi facilement les traits de nos
visages, aussi passâmes-nous
tout notre temps consignés dans cette cage, les uns
sur les autres, sous un tas
de paille et de nattes destiné à en masquer l’entrée.
Cette précaution était
nécessitée par le va-et-vient continuel des barques
païennes qui nous
accostaient à chaque instant. Nous entendions les
pêcheurs qui montaient ces
barques chanter avec accompagnement de musique. Mais
quelle musique ! une
calebasse ou une moitié de coco, placée dans un seau
d’eau et sur laquelle on
frappait à tour de bras. La poésie n’était guère plus
riche, si nous en jugeons
par le refrain qu’ils ne cessaient de répéter et dont
nous avons su le sens
plus tard. Le voici : « Nous prendrons beaucoup de
poissons (bis), — c’est une
bonne chose (bis). »
« Avant de passer la
redoutable douane où fut arrêté jadis notre glorieux
martyr André Kim, le
capitaine ayant entassé sur notre trou toutes les
nattes qu’il avait à bord,
rassembla ses matelots, récita le chapelet avec eux,
et confiant dans la
toute-puissance protection de Marie, avança
résolument. On nous héla, les
douaniers vinrent à bord, mais Dieu nous gardait ; ils
virent dans nos gens de
simples pêcheurs incapables de faire de la con- — 473 — trebande et, après avoir
échange quelques paroles insignifiantes, ils
regagnèrent leur poste. Nous continuâmes notre route.
Après huit jours de
navigation, nous arrivâmes sans accident à l’entrée du
fleuve qui conduit à la
capitale. Un de nos matelots descendit à terre et,
prenant un sentier à travers
les montagnes, courut annoncer notre arrivée à Mgr
Berneux. Le lendemain, nous
arrivâmes au pied d’une montagne déserte et éloignée
de toute habitation. C’était
le lieu où nous devions débarquer. Deux chrétiens
déterminés, envoyés de Séoul
par Sa Grandeur, nous y attendaient. Nous descendîmes
dans une toute petite
nacelle, le samedi soir, veille de Quasimodo, et après
avoir ramé cinq heures
contre le courant, nous mîmes pied à terre. Il était
plus de minuit, et il nous
restait trois lieues à faire pour gagner la capitale.
« Chaussant à la hâte
nos souliers de paille, passant adroitement l’orteil
par le trou qui, dans les
chaussures coréennes, lui est destiné, la tête
couverte d’un grand chapeau de
paille, nous suivîmes nos courriers. Le sentier était
étroit et escarpé, nous
marchions l’un à la suite de l’autre, et dans la
profonde obscurité, plusieurs
d’entre nous mesurèrent de toute leur longueur le
solde la nouvelle patrie. Un
instant, nos conducteurs perdirent leur route, ce qui
nous valut un surcroît de
fatigues. Enfin, après bien des alertes, nous entrâmes
vers quatre ou cinq
heures du matin, dans la maison d’un catéchiste, où
nous attendaient un bon
potage coréen et un verre de vin de riz. Après avoir
fumé la pipe de l’hospitalité,
nous reprîmes notre route vers le palais épiscopal. Le
long d’une étroite
ruelle du faubourg, nous rencontrâmes un individu dont
le costume un peu
extraordinaire n’annonçait rien de bon. Notre premier
guide jugea prudent de
ralentir le pas, et tout en suivant ce personnage à
quelques pieds de distance,
il eut soin d’entretenir une conversation bien nourrie
avec le catéchiste, afin
d’ôter à l’autre l’envie de nous adresser la parole.
Nous n’osions ni tousser,
ni lever les yeux. Après environ dix minutes, cet
homme prit une rue déserte et
nous laissa continuer notre chemin. C’était un agent
de police qui faisait sa
ronde.
« Quelques instants
après, nous franchissions la grande porte de l’Ouest
et, après avoir traversé
quelques rues sales et tortueuses, nous nous trouvâmes
en face d’un portail qui
s’ouvrit pour nous laisser passer, et se referma
subitement derrière nous.
Aussitôt des chrétiens, car il n’y avait pas à s’y
méprendre, s’approchèrent de
nous, enlevèrent nos sandales et nos chapeaux de
paille, — 474 — nous firent arrêter un
instant dans une chambre assez simple mais propre,
puis nous conduisirent à travers une cour intérieure
dans une salle où nous
attendaient deux personnages à la barbe longue et
épaisse, aux traits vieillis
par les fatigues plus encore que par l’âge. C’étaient
Mgr Berneux et son
coadjuteur Mgr Daveluy. Nous nous jetâmes à leurs
pieds, et après quelques
instants d’une conversation à voix basse, portes et
fenêtres hermétiquement
closes, Mgr Daveluy célébra la sainte messe, pour
remercier Dieu de notre
heureuse arrivée, et lui demander que les quatre
nouveaux venus fussent bientôt
quatre véritables apôtres.
« Après quinze jours
délicieux passés dans la société de nos vénérables
évêques, nous dûmes nous
séparer, pour aller chacun de notre côté étudier la
langue coréenne. Dès la
fête de l’Assomption, Mgr Berneux étant avec nous,
nous avons entendu chacun
une dizaine de confessions, et au moment où nous
écrivons (octobre 1861), Sa
Grandeur vient de nous assigner nos districts
respectifs. La mission de Corée a
été tout récemment dédiée à la très-sainte Vierge, et
chaque district porte le
nom d’une de ses fêtes. La ville de Séoul, capitale,
où demeure le vicaire
apostolique, est le district de l’Immaculée-Conception
; celui de Mgr Daveluy
porte le nom de la Nativité ; celui de M. Féron est le
district de l’Assomption
; le collège où résident maintenant MM. Pourthié et
Petitnicolas, s’appelle le
collège Saint-Joseph. Nous autres avons eu en partage
: M. Ridel, le district
de la Présentation ; M. Joanno, celui de
l’Annonciation ; M. Landre, celui de
la Visitation ; et M. Calais, celui de la
Purification… »
De son côté, Mgr
Berneux écrivait à M. Albrand, supérieur du séminaire
des Missions-Étrangères :
« Vous avez appris l’heureux succès de l’expédition de
Mérin-to. Mon bateau a
enfin rencontré nos quatre confrères. La joie de part
et d’autre a été d’autant
plus grande que le mauvais succès des années
précédentes nous faisait craindre
encore pour cette année. Grâce à Dieu, nos craintes ne
se sont pas réalisées ;
les missionnaires sont entrés ; le bagage a bien couru
risque d’être confisqué,
mais nous avons perdu seulement la valeur de 2,000
francs. Maintenant, que le
travail vienne, les ouvriers ne manqueront pas. La
seule difficulté est de
trouver un gîte où chacun d’eux puisse être à peu près
en sûreté. Nous ferons
ce que nous pourrons, et abandonnerons le reste à la
divine Providence.
« Ce renfort nous est
venu bien à propos. Car, outre que le nombre de nos
chrétiens augmente chaque
année et que les forces — 475 — des anciens ouvriers
s’épuisent, la mort encore une fois a fait dans nos
rangs comme dans nos affections un vide qui se
remplira difficilement. Le P.
Thomas T’soi, notre unique prêtre indigène, que sa
piété solide, son zèle
ardent pour le salut des âmes, et, chose infiniment
précieuse, son bon esprit,
nous rendaient si cher : le P. T’soi est mort au mois
de juin dernier, lorsqu’après
une administration abondante en fruits de salut, il
venait à la capitale me
rendre compte de ses travaux. M. Pourthié, averti le
premier du danger où se
trouvait ce bon prêtre, arriva assez tôt pour lui
donner les derniers
sacrements ; mais il avait perdu l’usage de la parole.
Doux mots seulement
trouvaient encore passage sur ses lèvres mourantes :
c’étaient les saints noms
de Jésus et de Marie. Le P. T’soi avait été envoyé à
Macao avec le vénérable
André Kim, en 1837, par M. Maubant de sainte mémoire.
Doué de talents peu
ordinaires, quelques années d’étude lui suffirent pour
parler et écrire
très-correctement le latin. Ayant terminé ses études
théologiques, il fut
ordonné prêtre à Chang-haï en 1849, et réussit cette
même année à pénétrer en
Corée, où pendant douze ans il n’a cessé d édifier par
la pratique la plus
exacte de tous les devoirs d’un saint prêtre, et de
travailler avec succès au
salut des âmes. Sa mort me plonge dans un grand
embarras. Le district qu’il
administrait renferme un grand nombre de villages où
un Européen pourra
difficilement pénétrer sans courir les plus grands
dangers. Enfin, Dieu qui
nous l’a enlevé pourvoira à nos nécessités.
« Vous avez appris.
Monsieur le Supérieur, l’heureuse issue de
l’expédition de Chine et la partie
du traité qui concerne la religion. Dieu soit loué !
Quant à la Corée, elle a
été mise entièrement de côté ; de cela encore que Dieu
soit béni, puisque telle
a été sa volonté sainte ! Nous resterons les derniers
sur le champ de bataille
; puissions-nous être destinés par le Seigneur à clore
l’arène où ont si
glorieusement combattu nos vénérables prédécesseurs.
« Malgré la commotion
causée par la dernière persécution et les défections
qui en ont été la
conséquence parmi les catéchumènes, nous aurons encore
à enregistrer cette
année au moins sept cent cinquante baptêmes d’adultes.
Le chiffre serait allé
probablement jusqu’à huit cents, si la maladie et des
dérangements de toute
espèce ne m’eussent obligé à laisser de côté plus de
trente villages qui n’ont
pas été administrés. Le nombre actuel de nos chrétiens
est, d’après les listes
de cette année, de dix-huit mille trente-cinq. » — 476 —
Par le même courrier,
Mgr Berneux écrivit en son nom et au nom de tous ses
confrères au Souverain
Pontife Pie IX, que la révolution italienne, aidée par
la complicité du
gouvernement impérial de France, venait de dépouiller
de presque tous ses
étals. L’attachement filial au Saint-Siège se trouve
infailliblement dans le
cœur d’un vrai missionnaire. Plus son poste est
éloigné, plus il est dangereux,
et plus est vif l’amour qu’il porte au Vicaire de
Jésus-Christ. Voici la
traduction de cette lettre qui est maintenant, dans le
ciel, un des titres de
gloire de notre vénérable évêque martyr. « Très-Saint Père, « Nous avons été accablés
d’une douleur indicible quand, par les lettres
récemment apportées de France, mes confrères et moi
avons appris ce que des
hommes aveugles, poussés par une rage impie, ont osé
contre Votre Sainteté et
contre la Chaire Apostolique. Pardonnez-nous la
liberté que nous prenons d’écrire
à Votre Sainteté dans un moment où elle est agitée de
si terribles angoisses et
abreuvée de tant d’amertumes. L’amour filial nous
force de déposer à vos pieds
l’expression de la tristesse qui remplit nos cœurs, et
l’assurance des prières
que sans cesse nous offrons à Dieu et à l’Immaculée
Vierge Marie. Du fond de
ces régions lointaines, nous ne pouvons, comme l’ont
fait unanimement, dit-on,
tous les évêques de France, élever la voix pour
défendre les droits du
Saint-Siège, mais nous ne cessons d’élever vers le
ciel nos mains et nos cœurs,
priant que le Seigneur se lève, qu’il dissipe vos
ennemis, et que dans sa
miséricorde, il devienne votre bouclier et votre
défenseur.
« Au milieu de toutes
ses peines, Votre Sainteté aura certainement éprouvé
quelque consolation, en
apprenant que la liberté absolue, non-seulement
d’embrasser, mais même de
prêcher publiquement la Foi, a été assurée dans
l’empire chinois par le
triomphe des armées française et anglaise, de sorte
qu’à l’avenir il n’y a plus
à craindre de persécution. Quant à la mission de
Corée, personne ne semble s’en
occuper ; mais le gouvernement de ce pays sait
parfaitement bien ce qui s’est
passé en Chine, et comme il tremble de voir les
Européens lui déclarer la guerre,
nous avons pour l’avenir une espérance sérieuse de
paix, de tranquillité, et
par conséquent de succès abondants. La persécution qui
s’était élevée l’année
dernière a complètement — 477 — cessé ; le champ que nous
avons à cultiver fleurit de nouveau, et cette
année nous avons donné le baptême à près de huit cents
adultes.
« Prosternés aux pieds
de Votre Sainteté, les baisant avec un filial amour,
le vicaire apostolique et
les missionnaires de Corée demandent humblement la
bénédiction apostolique. « De Votre Sainteté, « Le fils très-humble et
très-soumis, « Siméon-François Berneux, « Évêque de Capse. » |