II Histoire
de la Corée. — Son état de
vasselage
vis-à-vis de la Chine. — Origine des
divers partis politiques.
Il
est difficile,
sinon impossible, de faire une histoire
sérieuse et suivie de la Corée, faute
de documents. Les différentes histoires
coréennes, écrites en langue chinoise,
ne sont, au dire de ceux qui ont pu les parcourir, que
des compilations
indigestes de faits plus ou moins imaginaires, servant
de texte à des
déclamations emphatiques. Les savants
coréens eux-mêmes n’y ajoutent aucune
foi, et n’en font jamais un objet d’étude; ils
se bornent à lire l’histoire de
la Chine. On rencontre, il est vrai, des
abrégés d’histoire en langue
coréenne,
mais ce ne sont que des recueils d’anecdotes
curieuses, vraies ou fausses,
arrangées pour l’amusement des dames, et qu’un
lettré rougirait d’ouvrir. Ces
différents
recueils, d’ailleurs, n’ont trait qu’à
l’histoire ancienne du pays, car il est
sévèrement défendu de faire ou
d’imprimer l’histoire moderne, c’est-à-dire
celle des princes de la dynastie actuelle. Voici
comment se conservent les
documents. Certains dignitaires du palais inscrivent
secrètement, et comme ils
l’entendent, tout ce qui se passe; puis on
dépose ces écrits cachetés dans
quatre coffres conservés dans quatre
différentes provinces. Quand la dynastie
sera éteinte, et qu’une autre lui aura
succédé, on composera l’histoire
officielle à l’aide de ces rédactions
diverses. Il est d’usage, néanmoins, dans
la plupart des grandes familles nobles, de noter sur
des registres particuliers
les principaux événements, mais avec la
précaution de ne jamais manifester ni
un jugement ni une opinion sur les actes des ministres
ou même des agents
subalternes; autrement l’écrivain risquerait sa
tête. C’est
donc
principalement à l’aide des livres chinois et
japonais que l’on a pu réunir
quelques notions un peu certaines sur l’histoire de
Corée. Au lieu de fatiguer
le lecteur par d’ennuyeuses citations et
dissertations, d’ailleurs parfaitement
étrangères à notre but, nous
donnerons en quelques mots une analyse succincte
de ce qu’il importe de savoir. [(1) Ceux qui
voudraient étudier à fond la
question n’ont qu’à consulter, entre autres
ouvrages, Archiv zur Beschreibung von Japan, par
M. de Siebold.] Les
premiers
missionnaires et voyageurs en Chine croyaient que la
langue coréenne n’était qu’un
patois de la langue chinoise; ils en concluaient
l’identité d’origine entre les
deux peuples. On sait aujourd’hui que les deux langues
et les deux peuples
différent, et il est certain que les
Coréens sont, non pas Chinois, mais
Tartares d’origine. On
ne connaît
absolument rien de l’histoire de Corée avant le
premier siècle de l’ère
chrétienne. Alors seulement on trouve les
traces de trois États distincts qui
se partagent la péninsule : au nord et au
nord-est le royaume de Kao-li, à l’ouest
celui de Pet-si, au sud-est celui de Sin-la. Un chaos
de guerres civiles
interminables entre ces États rivaux, des
querelles sans cesse renaissantes
entre le royaume de Kao-li et la Chine d’une part,
entre le royaume de Sin-la
et le Japon d’autre part, voilà l’histoire de
Corée pendant plus de dix
siècles. Ce qui semble évident, c’est
que vers la fin de cette période le
royaume de Sin-la eut une prépondérance
marquée sur les deux autres. En effet,
les histoires de Corée donnent le nom de Sin-la
à la dynastie qui précéda celle
de Kao-li ou Korie. Une autre preuve de cette
supériorité, c’est que l’ouest et
le nord paraissent avoir presque toujours
été, de gré ou de force, sous la
suzeraineté de la Chine, tandis que le sud ou
royaume de Sin-la, soutint,
pendant des siècles, la guerre contre le Japon,
avec des alternatives de succès
et de revers. Les annales japonaises mentionnent une
cinquantaine de traités
successifs entre les deux peuples. Quoi
qu’il en
soit, c’est vers la fin du onzième
siècle, sous Ouang-kien, c’est-à-dire
Ouang
le fondateur, que les trois royaumes coréens
furent définitivement réunis en un
seul. Le roi de Kao-li, appuyé par la Chine,
conquit les États de Pet-si et de
Sin-la, forma une seule monarchie, et en
reconnaissance du secours que lui
avait donné la dynastie mongole qui
s’établissait alors à Péking,
reconnut
officiellement la suzeraineté de l’empereur.
Les historiens chinois donnent de
celte révolution une version un peu
différente. D’après eux,
Tchéou-ouang, le
dernier empereur de la dynastie des Yn, prince cruel
et débauché, avait
disgracié et envoyé en exil son neveu
Kei-tsa, dont les remontrances lui
étaient désagréables. Ou-ouang
ayant renversé Tchéon-ouang et mis fin
à la
dynastie des Yn, rappela Kei-tsa, le fit roi de
Corée, et lui donna pour armée
les débris des troupes qui avaient servi son
oncle. Les
descendants
du fondateur de l’unité coréenne
régnèrent pacifiquement pendant plus de
trois
cents ans. Ce sont ces princes qui, dans les livres et
les traditions du pays,
sont désignés sous le nom de dynastie
Kaoli ou Korie. Au
xive
siècle, la chute de la dynastie mongole en
Chine entraîna par contre-coup celle
de la dynastie vassale en Corée. Tai-tso, que
les histoires chinoises nomment
Li-tan, protégé par la dynastie Ming qui
venait de supplanter les Mongols, s’empara
du pouvoir en Corée, l’an 1392, et fonda la
dynastie actuelle, dont le nom
officiel est Tsi-tsien. Les nouveaux empereurs de
Chine profitèrent de cette
révolution pour étendre leurs droits de
suzeraineté, et c’est alors que fut
imposé aux Coréens l’usage de la
chronologie et du calendrier chinois. Tai-tso,
affermi sur le trône, quitta la ville de
Siong-to ou Kai-seng, où avaient
résidé ses prédécesseurs,
et établit sa capitale à Han-iang
(Séoul). Il
partagea le pays en huit provinces, et organisa tout
le système de gouvernement
et d’administration qui se conserve encore
aujourd’hui. Les
premiers successeurs
deTaï-tso semblent avoir acquis une assez grande
puissance, car sous le roi
Siong-siong qui occupa le trône de 1506 à
1544, on trouve mentionnée une guerre
avec le Japon, à l’occasion de la
révolte de Taïma-to (île de Tsousima
ou Tsou
tsima) et de quelques autres provinces japonaises qui
étaient alors tributaires
de la Corée. Mais, quelques années plus
tard, le Japon prit sa revanche, et
Taïko-Sama mit la Corée à deux
doigts de sa perte. En 1592, ce prince, aussi
grand guerrier qu’habile politique, envoya une
armée de deux cent mille hommes
en Corée. Son plan était de frayer une
voie à l’envahissement de la Chine. En
vain les Chinois accoururent au secours des
Coréens contre l’ennemi commun, ils
furent battus en plusieurs rencontres; et les trois
quarts de la Corée
tombèrent au pouvoir des Japonais qui,
probablement, seraient demeurés maîtres
de tout le pays, si la mort de Taïko-Sama, en
1598, n’avait forcé ses troupes à
retourner au Japon en abandonnant leur conquête.
En 1615, à la chute de la
famille de Taïko-Sama, le chef de la dynastie
actuelle du Japon signa
définitivement la paix avec les Coréens.
Les conditions en étaient très-dures
et très-humiliantes pour ces derniers, car ils
devaient payer chaque année un
tribut de trente peaux humaines. Après quelques
années, cet impôt barbare fut
changé en une redevance annuelle d’argent, de
riz, de toiles, de gen-seng,
etc., etc. En outre, les Japonais gardèrent la
propriété du port de Fousan-kaï,
sur la côte sud-est de la Corée, et ils
en sont encore aujourd’hui les maîtres.
Ce point important est occupé par une colonie
de trois ou quatre cents soldats
et ouvriers, qui n’ont aucune relation avec
l’intérieur du pays, et ne peuvent
faire de commerce avec les Coréens qu’une ou
deux fois par mois, pendant quelques
heures. Fousan-kaï est sous l’autorité du
prince de Tsou-tsima (1). [(1)
La
possession de Fousan-kaï par les Japonais est un
témoignage permanent de la
défaite des Coréens, et leur orgueil
national en est vivement blessé. Aussi,
leurs histoires ont-elles grand soin de passer sous
silence les faits dont nous
venons de parler et de les remplacer par des
légendes ridicules. Voici, par
exemple, comment les notes explicatives d’une carte
coréenne rendent compte de
la présence des étrangers sur le sol de
la Corée. «Séjour
des
barbares, habitants de Taïma-to, à
Tsieu-lieng (petite île à deux ou trois
lieues sudest de Fousan-kai;. «Lorsque
Siei-tsong-tsio
régnait, plusieurs barbares de Taïma-to
quittèrent cette île et
vinrent s’établir sur les côtes de
Corée, dans trois petits ports, appelés
ports de Pou-san, d’Ieum et de Tsiei, et ils ne
tardèrent pas à y devenir
nombreux. Il y avait cinq ans que Tsou-tsong
était roi, lorsque les barbares de
Pou-san et d’Ieum excitèrent des troubles, et
pendant une nuit ils détruisirent
les murailles de la ville de Pou-san dont ils
tuèrent aussi le mandarin Ni
Uu-tsa. Battus par les troupes de l’État, ils
ne purent continuer à vivre dans
ces ports, et se retirèrent dans
l’intérieur du pays. Cependant, peu
après,
ayant demandé pardon de leur faute, ils
obtinrent de venir s’y établir de
nouveau. Ce ne fut que pour quelque temps, car, un peu
avant l’année im-tsin
(1592), ils retournèrent tous à
Taïma-to leur patrie. En Tannée
keï-haï (1599),
le roi Sieun-lsio eut des communications avec les
barbares de Taïma-to. Il
arriva qu’il les appela aux lieux qu’ils avaient
quittés sur les côtes de
Corée, leur bâtit des maisons, les traita
avec bienveillance, établit à cause
d’eux
un marché qui avait lieu chaque cinq jours
à partir du troisième jour de chaque
mois, et même quand ils avaient une plus grande
quantité de marchandises, il
permettait de tenir les marchés plus souvent
encore.»] Jusqu’en 1790, le roi de
Corée était
obligé d’envoyer une ambassade extraordinaire
au Japon pour notifier son
avènement, et une autre tous les dix ans pour
payer le tribut. Depuis cette
époque, les ambassades ne vont qu’à
Tsou-tsima, ce qui demande beaucoup moins
de pompe et de dépenses. En
1636, quand la
dynastie mandchoue qui règne actuellement en
Chine renversa les Ming, le roi de
Corée prit parti pour ces derniers. Son pays
fut aussitôt envahi par les
Mandchoux, et il ne put opposer de résistance
sérieuse à l’ennemi qui vint lui
dicter des lois dans sa propre capitale. Il y a encore
aujourd’hui, près d’une
des portes de Han-iang (Séoul), un temple
bâti alors en l’honneur du général
mandchou qui commandait l’expédition, et le
peuple lui rend des honneurs
divins. Le traité conclu en 1637, sans aggraver
sérieusement les conditions
réelles du vasselage de la Corée
vis-à-vis de la Chine, rendit cette soumission
beaucoup plus humiliante dans la forme. Le roi dut
reconnaître à l’empereur,
non plus seulement le droit d’investiture, mais
l’autorité directe sur sa
personne, c’est-à-dire la relation de
maître à sujet (koun-sin). L’un
des articles
de cette convention, signée le 30 de la
troisième lune de tieng-tsiouk
(1637-38), règle ainsi qu’il suit le payement
du tribut annuel : «Chaque
année il
sera présenté : Cent onces d’or. — Mille
onces d’argent. — Dix mille sacs de
riz en grain sans la balle. — Deux mille pièces
de soie. — Trois cents pièces
de mori (espèce de lin). — Dix mille
pièces de toile ordinaire. — Quatre cents
pièces de toile de chanvre. — Cent
pièces de toile de chanvre fin. — Mille
rouleaux de vingt feuilles de grand papier. — Mille
rouleaux de petit papier. —
Deux mille bons couteaux. — Mille cornes de buffle. —
Quarante nattes avec
dessins. — Deux cents livres de bois de teinture. —
Dix boisseaux de poivre. —
Cent peaux de tigres. — Cent peaux de cerfs. — Quatre
cents peaux de castors. —
Deux cents peaux de rats bleus, etc., etc. — Cet envoi
commencera à l’automne
de l’année kei-mio (1639). » Le
sac de riz
dont il est ici question est la charge d’un bœuf, un
peu moins de deux
hectolitres. Quelques années après le
traité, en 1650, l’ambassadeur coréen,
dont la fille, emmenée captive par les
Mandchoux, était devenue sixième femme
de l’empereur, obtint que le tribut en riz fût
diminué de neuf mille sacs. Les
autres articles du traité fixent en
détail toutes les relations entre les deux
pays, et sauf quelques modifications insignifiantes
sur des points de détail, c’est
ce traité qui jusqu’à présent est
la loi internationale. Une
ambassade
coréenne va chaque année à
Péking payer le tribut et recevoir le
calendrier.
Cette dernière clause est, dans l’idée
de ces peuples, d’une importance
capitale. En Chine, la fixation du calendrier est un
droit impérial,
exclusivement réservé à la
personne du Fils du Ciel. Différents tribunaux
d’astronomes
et de mathématiciens sont chargés de le
préparer, et, chaque année, l’empereur
le promulgue par un édit, muni du grand sceau
de l’État, défendant sous peine
de mort d’en suivre ou d’en publier un autre. Les
grands dignitaires de l’empire
vont le recevoir solennellement au palais de
Péking; les mandarins et employés
subalternes le reçoivent des gouverneurs ou
vice-rois. Recevoir ce calendrier,
c’est se déclarer sujet et tributaire de
l’empereur : le refuser, c’est se
mettre en insurrection ouverte. Jamais les rois de
Corée n’ont osé, depuis le
traité, se passer du calendrier
impérial; mais pour sauvegarder leur
autorité
vis-à-vis de leurs propres sujets, et se donner
un certain air d’indépendance,
ils affectent d’y faire quelques changements,
plaçant les longues lunaisons (celles
de trente jours) à des intervalles
différents, avançant ou retardant les
mois
intercalaires, etc., de sorte que les Coréens,
pour connaître les dates civiles
et l’époque des fêtes officielles, sont
forcés d’attendre la publication de
leur propre calendrier. De
plus, chaque
nouveau roi de Corée doit, par une ambassade
expresse, demander l’investiture à
l’empereur; il doit rendre compte de tout ce qui
concerne sa famille, et des
principaux événements qui surviennent
dans son royaume. La plupart des ambassadeurs
chinois étant, dans la hiérarchie
impériale, d’un grade supérieur au roi
de
Corée, celui-ci doit aller hors de sa capitale
pour les recevoir et leur offrir
ses humbles salutations, et il doit pour cela prendre
une autre porte que celle
par où l’ambassadeur fait son entrée.
Celui-ci, pendant son séjour, ne sort
point du palais qui lui est destiné, et tout ce
qui paraît chaque jour sur sa
table, vaisselle, argenterie, etc., devient sa
propriété, ce qui occasionne au
gouvernement coréen d’énormes
dépenses. Il paraît aussi que les
ambassadeurs
coréens n’ont pas le droit de passer par la
porte de Pien-men, première ville
chinoise sur la frontière, et qu’ils sont
obligés de faire un détour. La
couleur impériale est interdite au roi de
Corée; il ne peut pas porter une
couronne semblable à celle de l’empereur; tous
les actes civils doivent se
dater des années de l’empereur; et quand
quelque chose de grave arrive à
Péking, le roi doit envoyer par une ambassade
extraordinaire, ses félicitations
ou ses condoléances, selon les cas. Le
traité porte aussi que le gouvernement
coréen n’a pas le droit de battre monnaie, mais
cet article n’est plus observé.
On
trouve dans
Duhalde un exemple curieux des rapports officiels
entre les deux cours : c’est
le placet présenté à l’empereur
Kang-hi, en 1694, par un des princes de la
dynastie Ni. Il est conçu en ces termes : «
Le royaume de
Tchao-sien présente ce placet, dans la vue de
mettre l’ordre dans sa famille,
et pour faire entendre les désirs du peuple. «
Moi, votre sujet,
je suis un homme dont la destinée est peu
fortunée : j’ai été longtemps
sans
avoir de successeur; enfin j’ai eu un enfant
mâle d’une concubine. Sa naissance
m’a causé une joie incroyable : j’ai pris
aussitôt pour reine la mère qui l’avait
engendré; mais j’ai fait en cela une faute, qui
est la source de plusieurs
soupçons. J’obligeai la reine Min-chi, mon
épouse, à se retirer dans une maison
particulière, et je fis ma seconde femme,
Tchang-chi, reine en sa place. J’informai
alors en détail Votre Majesté de cette
affaire. Maintenant je fais réflexion
que Min-chi a reçu les patentes de
création de Votre Majesté, qu’elle a
gouverné ma maison, qu’elle m’a aidé aux
sacrifices, qu’elle a servi la reine
ma bisaïeule et la reine ma mère; qu’elle
a porté le deuil de trois ans avec
moi. Suivant les lois de la nature et de
l’équité, je devais la traiter avec
honneur; mais je me suis laissé emporter
à mon imprudence. Après que la chose
fut faite, j’en eus un extrême regret.
Maintenant pour me conformer aux désirs
des peuples de mon royaume, j’ai dessein de rendre
à Min-chi la dignité de
reine, et de remettre Tchang-chi au rang de concubine.
Par ce moyen, le
gouvernement de la famille sera dans l’ordre, et le
fondement des bonnes mœurs
et de la conversion de tout un État, sera
rectifié. «
Moi, votre
sujet, quoique je déshonore par mon ignorance
et ma stupidité le titre que j’ai
hérité de mes ancêtres, il y a
pourtant vingt ans que je sers Votre Majesté
suprême, et je dois tout ce que je suis à
ses bienfaits, qui me couvrent et me
protègent comme le Ciel. Il n’y a aucune
affaire domestique ou publique, de
quelque nature qu’elle soit, que j’ose lui cacher.
C’est ce qui me donne la
hardiesse d’importuner deux et trois fois Votre
Majesté sur cette affaire. A la
vérité je suis honteux de passer ainsi
les bornes du devoir; mais comme c’est
une affaire qui touche l’ordre qui doit se garder dans
la famille, et qu’il s’agit
de faire entendre les désirs du peuple, la
raison veut que je le fasse savoir
avec respect à Votre Majesté. »
L’empereur répondit à ce placet par
l’édit
suivant : « Que la cour à qui il
appartient, délibère et m’avertisse.
» La cour
dont il est question est celle des rites. Elle jugea
qu’on devait accorder au
roi sa demande, ce qui fut ratifié par
l’empereur. On envoya des officiers de
Sa Majesté pour porter à la reine de
nouvelles lettres de création, des habits
magnifiques, et tout ce qu’il fallait pour remplir les
formalités accoutumées. L’année
suivante
le roi envoya un autre placet à Kang-hi.
L’empereur l’ayant lu, porta cet édit
: «
J’ai vu le
compliment du roi : je le sais. Que la cour à
qui il appartient le sache : les
termes de ce placet ne sont pas convenables; on y
manque au respect. J’ordonne
qu’on examine et qu’on m’avertisse. » Sur
cet ordre, le
li-pou ou cour des rites condamna le roi de
Corée à une amende de dix mille
onces chinoises d’argent, et à être
privé pendant trois ans des présents que
lui fait l’empereur en échange du tribut annuel
(Duhalde Description
de l’Empire de la Chine, t. III.). Les
pièces que l’on
vient de lire, et d’autres analogues que l’on verra
dans cette histoire,
montrent que la suzeraineté de la Chine sur la
Corée est très-réelle. On
comprend que suivant les circonstances, suivant le
caractère respectif des
souverains de chaque pays, les liens de subordination
sont plus ou moins
resserrés ou relâchés, mais ils
existent toujours. Au
reste, les
empereurs chinois, en habiles politiques,
ménagent les ressources et les
susceptibilités du gouvernement coréen.
Ils reçoivent les tributs mentionnés
plus haut, mais ils font en échange des
présents annuels aux ambassadeurs
coréens et aux gens de leur suite; ils envoient
à chaque nouveau roi un manteau
royal et des ornements de prix. De même, ils ont
le droit de demander à la
Corée des subventions en vivres, munitions et
soldats, mais ils n’en usent
presque jamais, et surtout, quoiqu’ils le puissent
à la rigueur d’après la
lettre des traités, ils ne se mêlent en
rien de l’administration intérieure du
royaume. La dynastie des Ouang (mongole) intervint
autrefois à diverses
reprises, pour faire ou défaire les rois de
Corée, et à cause de cela son
souvenir est exécré dans le pays. Les
Ming, plus sages, traitèrent les Coréens
en alliés, plutôt qu’en vassaux; ils
envoyèrent une armée au secours du roi
de
Corée lors de la grande invasion japonaise, et
aujourd’hui encore l’affection
et la reconnaissance du peuple coréen leur est
acquise, à ce point que l’on
conserve précieusement divers usages
contemporains de cette dynastie, quoiqu’ils
aient été abolis en Chine par les
empereurs mandchoux. Ces derniers ne sont pas
aimés en Corée, et sur les registres des
particuliers, on ne date point les
événements des années de leur
règne. Néanmoins, leur joug n’est pas
très-lourd,
et la pensée de le secouer ne vient à la
tête de personne. On
croit
généralement en Corée, qu’un des
articles du traité de 1637 prévoit le
cas où
les Mandchoux, perdant la Chine, seraient
forcés de se retirer dans leur propre
pays. La Corée devrait alors, dit-on, leur
fournir trois mille bœufs, trois
mille chevaux, leur payer une somme énorme en
argent, et enfin leur envoyer
trois mille jeunes filles de choix. On prétend
que, s’il y a toujours en Corée
tant de filles esclaves des diverses
préfectures, c’est pour que le gouvernement
puisse, au besoin, accomplir cette clause du
traité. Mais les missionnaires n’ont
jamais pu découvrir de document officiel
à ce sujet. Depuis
1636, la
Corée n’a eu de guerres ni avec le Japon, ni
avec la Chine. Ce peuple a eu le
bon sens de ne point renouveler des luttes trop
inégales, et afin de ne point
tenter l’ambition de ses puissants voisins, il a
toujours affecté de se faire
aussi petit que possible, et de mettre toujours en
avant sa faiblesse et la
pauvreté du pays et du peuple. De là, la
défense d’exploiter les mines d’or et
d’argent, les lois somptuaires fréquemment
renouvelées, qui maintiennent dans
d’étroites
limites le luxe et le faste des grands. De là
aussi, l’interdiction à peu près
absolue de communiquer avec les étrangers. Par
ce moyen la paix s’est
conservée, et l’histoire des derniers
siècles ne nous offre d’autres
événements
que des intrigues de palais, qui, une ou deux fois,
réussirent à remplacer un
roi par quelqu’autre prince de la même famille,
et le plus souvent n’aboutirent
qu’à l’exécution capitale des
conspirateurs et de leurs complices vrais ou
supposés. Du reste, pas un changement, pas une
amélioration sérieuse. Ce que
nous appelons vie politique, progrès,
révolutions, n’existe pas en Corée. Le
peuple n’est rien, ne se mêle de rien. Les
nobles, qui seuls ont en main le
pouvoir, ne s’occupent du peuple que pour le pressurer
et en tirer le plus d’argent
possible. Ils sont eux-mêmes divisés en
plusieurs partis qui se poursuivent
réciproquement avec une haine acharnée,
mais leurs divisions n’ont nullement
pour cause ou pour mot d’ordre des principes
différents de politique et d’administration;
ils ne se disputent que les dignités, et
l’influence dans les affaires. Depuis
bientôt trois siècles l’histoire de
Corée n’est que le récit monotone de
leurs
luttes sanglantes et stériles. Voici,
d’après
quelques documents coréens et les traditions
universellement répandues dans le
pays, l’origine de ces différents partis. Sous
le règne du
Sieng-tsong (1567 à 1592), une dispute
s’éleva entre deux nobles des plus
puissants du royaume, à l’occasion d’une grande
dignité confiée à l’un d’eux,
et à laquelle l’autre prétendait avoir
des droits. Les familles, les amis et
dépendants des deux compétiteurs prirent
part à la querelle; le roi, par
prudence, ménagea les uns et les autres, et ils
restèrent divisés sous les noms
de Tong-in (orientaux) et Sié-in (occidentaux).
Quelques années plus tard, une
cause aussi futile amena la formation de deux autres
partis, que l’on appela
Nam-in (méridionaux) et Pouk-in
(septentrionaux). Bientôt les orientaux se
joignirent aux méridionaux et ne
formèrent qu’un seul parti sous le nom de ces
derniers : Nam-in. Les septentrionaux
très-nombreux se divisèrent d’abord
entre
eux, et formèrent les Taipouk et Sio-pouk,
c’est-à-dire grands et petits
septentrionaux. Les Tai-pouk s’étant
mêlés à des conspirations contre
le roi
furent presque tous mis à mort, et ce qui
restait ne tarda pas à se réunir aux
Sio-pouk, de sorte qu’à l’avènement de
Siouk-tsong, en 1674, il restait trois
partis bien marqués, savoir les Sié-in
(occidentaux), les Nam-in (méridionaux),
et les Sio-pouk (petits septentrionaux). Pendant
le règne
de Siouk-tsong, un incident ridicule amena de nouveaux
changements. Un jeune
noble Sié-in, nommé Ioun, avait pour
précepteur un lettré de grande
réputation
appelé O-nam. Le père de Ioun
étant mort, celui-ci prépara une
épitaphe, mais
le précepteur en proposa une autre. On ne put
se mettre d’accord; chaque
rédaction eut ses partisans, et on
s’échauffa si bien que le parti Sié-in
fut
scindé en deux nouveaux partis, celui de Ioun
sous le nom de Sio-ron, celui de O-nam
sous celui de No-ron. Telle
est l’origine
des quatre partis qui, de nos jours encore, existent
en Corée. Tous les nobles
appartiennent nécessairement à l’une de
ces factions, dont l’unique souci est
de s’emparer des dignités et d’en fermer
l’accès à leurs ennemis. De là,
des
discordes continuelles, des luttes qui le plus souvent
se terminent par la mort
des principaux chefs du parti vaincu; non point que
l’on ait ordinairement
recours aux armes où à l’assassinat,
mais ceux qui parviennent à supplanter
leurs rivaux forcent le roi à les condamner
à mort, ou tout au moins à l’exil
perpétuel. Dans les temps de calme, le parti
dominant, tout en gardant pour lui-même
avec une précaution jalouse les positions
influentes, laisse partager les
charges et emplois ordinaires aux nobles de l’autre
parti, afin d’éviter une
opposition trop violente; mais on ne se rapproche
jamais, et le gouvernement
tolère que les membres de factions
opposées ne se parlent point, même quand
l’accomplissement
de leurs fonctions administratives semble l’exiger. Ces
haines sont
héréditaires; le père les
transmet à son fils, et l’on n’a pas d’exemple
qu’une
famille ou un individu ait changé de parti,
surtout entre les Nam-in et les
No-ron, qui ont toujours été les plus
nombreux, les plus puissants et les plus
acharnés. On n’a jamais non plus entendu parler
de mariages entre les familles
de camps opposés. Le noble qui par l’intrigue
d’un ennemi perd sa dignité ou sa
vie, laisse à ses descendants le soin de sa
vengeance. Souvent il leur en remet
un gage extérieur; par exemple, il donnera
à son fils un habit avec ordre de ne
point le dépouiller avant de l’avoir
vengé. Celui-ci le portera sans cesse et,
s’il meurt avant d’avoir réussi, le
transmettrai son tour à ses enfants avec la
même condition. Il n’est pas rare de voir des
nobles vêtus de ces haillons qui,
depuis deux ou trois générations, leur
rappellent nuit et jour qu’une dette de
sang leur reste à payer pour apaiser les
âmes de leurs ancêtres. En
Corée, ne pas
venger son père, c’est le renier; c’est prouver
qu’on est illégitime et qu’on n’a
aucun droit de porter son nom; c’est violer dans son
point fondamental la
religion du pays qui ne consiste guère que dans
le culte des ancêtres. Si le
père a été mis à mort
légalement, il faut que son ennemi ou le fils
de son
ennemi ait le même sort; si le père a
été exilé, il faut que son ennemi
soit
exilé; s’il a été
assassiné, il faut que son ennemi soit
assassiné, et, en
pareil cas, l’impunité à peu près
complète est assurée au coupable, car il
a
pour lui le sentiment religieux et national du pays. Le
moyen le plus
ordinairement employé par les factions rivales,
c’est de s’accuser de
conjuration contre la vie du roi. On multiplie les
pétitions, les faux
témoignages; on corrompt les ministres à
force d’argent. Si, comme il arrive
souvent, les premiers pétitionnaires sont
incarcérés, battus, condamnés
à d’énormes
amendes ou exilés, on se cotise pour payer les
frais, et l’on fait de nouvelles
tentatives qui, grâce à la
vénalité des hauts fonctionnaires et
à la faiblesse
du roi, finissent par réussir. Alors ceux du
parti vainqueur font curée des
places et des dignités; ils usent et abusent du
pouvoir pour s’enrichir
eux-mêmes, ruiner et persécuter leurs
ennemis, jusqu’à ce que ceux-ci trouvent
l’occasion favorable de les supplanter à leur
tour. Les
différents
partis mentionnés plus haut se sont encore
subdivisés en deux couleurs ou
plutôt deux nuances. Voici à quelle
occasion : Le
roi qui
occupait le trône de Corée en 1720,
n’avait pas de fils pour lui succéder. La
division se mit parmi les grands du royaume; les uns
voulaient faire proclamer
immédiatement Ieng tsong, frère du roi,
prince habile et cruel; les autres
préféraient attendre, espérant
toujours que le roi ne mourrait pas sans
postérité. On nomma les premiers Piek ou
Piek-pai, les seconds Si ou Si-pai.
Les Piek envoyèrent secrètement à
Péking pour obtenir l’investiture en faveur
de Ieng-tsong; mais les Si, avertis à temps,
poursuivirent les émissaires qui
furent rejoints sur le territoire coréen et
décapités. Cependant le vieux roi
mourut sans laisser d’enfant, et Ieng-tsong monta sur
le trône en 1724. La voix
publique l’accusait, non sans raison, de s’être
frayé un chemin au pouvoir par
un double crime, d’avoir empêché par
diverses médecines que son frère
n’eût des
descendants, puis de l’avoir empoisonné.
Exaspéré par ces rumeurs et
appuyé par
les Piek, le nouveau roi, à peine
couronné, fit périr un grand nombre de
Si, qu’il
savait être ses ennemis. Quelques années
après, son fils aîné étant
mort en bas
âge, il déclara son second fils
nommé Sa-to héritier du trône, et
l’associa au
gouvernement. Ce jeune prince, que tous s’accordent
à représenter comme un homme
accompli, engageait souvent son père à
oublier ses rancunes passées contre les
Si, à proclamer une amnistie
générale, et à tenter franchement
une politique de
réconciliation. Ieng-tsong, irrité de
ces reproches et poussé par les Piek,
résolut de mettre son fils à mort. On
fabriqua un grand coffre en bois, où
Sa-to reçut l’ordre de se coucher tout vivant,
puis on ferma ce cercueil, on le
scella du sceau royal, on le couvrit d’herbes, et
après quelques heures le
jeune prince mourut étouffé. Sa
mort augmenta
l’exaspération entre les Si, ses partisans, et
les Piek qui l’avaient fait
condamner au supplice, et la querelle dure encore. Les
Si voudraient que Sa-to,
ayant été proclamé prince
héritier et associé à
l’administration des affaires
de l’État, soit mis au nombre des rois. Les
Piek s’y sont toujours opposés, et
jusqu’à présent, ils ont réussi
à empêcher cette réhabilitation
posthume. La
distinction entre Si et Piek ne se retrouve
guère que parmi les deux partis les
plus considérables, les Nam-in et les No-ron.
Chacun s’associe à telle ou telle
couleur suivant son inclination personnelle, et
souvent il arrive que le père
est Piek tandis que le fils est Si, ou que deux
frères sont de couleur
différente. Ces nuances politiques
n’empêchent nullement les mariages entre les
familles, et c’est en ceci surtout que les Si et les
Piek diffèrent des partis
politiques proprement dits, que nous avons
indiqués plus haut. En général,
les
personnes remuantes et ambitieuses se mettent du parti
des Piek, tandis que les
Si se sont toujours montrés plus
modérés et plus portés à
la conciliation. Quand
la religion
chrétienne fut introduite en Corée
à la fin du siècle dernier, la plupart
des
nobles qui se convertirent d’abord étaient des
Si, et appartenaient au parti
Nam-in; il n’en fallut pas davantage pour ameuter
contre elle les Piek et les
No-ron, et nous verrons dans cette histoire, que ces
haines politiques furent
pour beaucoup dans les premières
persécutions. Le parti Nam-in,
extrêmement
puissant jusqu’en 1801, ne put soutenir le choc; il
fut totalement renversé, la
plupart de ses chefs périrent, et aujourd’hui
les No-ron, en pleine possession
du pouvoir, n’ont plus à redouter de
compétiteurs sérieux. Les Sio-ron, parti
nombreux mais souple et complaisant, obtiennent un
assez grand nombre de
dignités. On en accorde quelques-unes, mais
avec réserve, aux Nam-in et aux
Sio-pouk. Ces derniers, du reste, sont en petit nombre
et n’ont point d’influence
dans le pays. Voici
comment une
caricature coréenne représente cet
état de choses. Le No-ron richement vêtu
est
assis à une table somptueusement servie, et
savoure à son aise les meilleurs
morceaux. Le Sio-ron assis à côté,
mais un peu en arrière, fait gracieusement
l’office
de serviteur, et pour prix de son
obséquiosité reçoit une partie
des mets. Le
Sio-pouk, sachant que le festin n’est pas pour lui,
est assis beaucoup plus
loin d’un air grave et calme; il aura quelques restes
quand les autres seront
rassasiés. Enfin le Nam-in, couvert de
haillons, se tient debout derrière le
No-ron dont il n’est pas aperçu; il se
dépite, grince des dents, et montre le
poing, comme un homme qui se promet une vengeance
éclatante. Cette caricature,
publiée il y a vingt ou trente ans, donne une
idée très-exacte de la position
respective des partis à l’époque
actuelle. |