V.
Tribunaux. — Prétoriens et
satellites. — Prisons. — Supplices.
Les
mandarins des
districts sont les juges ordinaires pour toutes les
causes qui ressortissent
aux tribunaux civils. Quand une affaire n’a pu
être réglée à l’amiable par
les
anciens du village, et que les parties s’obstinent
à faire un procès, on
comparaît devant le mandarin qui, dans les cas
ordinaires, juge sans appel. Si
l’affaire est très-importante, on peut recourir
au gouverneur de la province,
puis au ministre compétent, et enfin au roi. Les
causes
criminelles sont jugées par les mandarins
militaires. Quelquefois les mandarins
civils commencent l’instruction, afin de bien
s’assurer du caractère des faits,
mais toujours ils renvoient l’affaire aux juges
militaires. Les procès
commencent près du ieng-tsang, dont le tribunal
est appelé vulgairement
tribunal des voleurs, et de là, suivant la
gravité des cas, sont renvoyés au
pieng-sa ou au gouverneur de la province, puis
à la capitale, au tribunal des
crimes. Ce tribunal se compose de deux cours
distinctes. La première, nommée
po-tseng, est une cour d’enquête pour entendre
les témoins, examiner la cause,
et arracher, de gré ou de force, des aveux
à l’accusé. La seconde cour,
nommée
ieng-tso, est formée des juges qui portent la
sentence sur les conclusions du
po-tseng. Au-dessous du tribunal des crimes, à
la capitale seulement, se trouve
une cour inférieure, qui correspond à
nos tribunaux de police correctionnelle;
on l’appelle sa-kouang-tseng. Le tribunal des crimes a
juridiction sur les gens
du peuple et sur les nobles qui ne sont pas
dignitaires publics, pour les
crimes de toute espèce, excepté ceux de
rébellion et de lèse-majesté. Un
tribunal spécial, appelé Keumpou, et
dont les membres sont nommés directement
par le roi, a seul le droit déjuger les
fonctionnaires publics, et peut seul
connaître des actes de rébellion et de
lèse-majesté, quels que soient les
coupables.
Dans ce dernier cas, la famille du condamné est
enveloppée tout entière dans sa
punition, et ses parents sont tous destitués ou
exilés ou même mis à mort. Lors
du martyre d’Augustin Niou, en 1801, vingt-six
mandarins de ses parents, tous
païens, furent destitués, et son
frère aîné fut envoyé en
exil. Lorsqu’un
meurtre a été commis dans un district,
le mandarin local ne peut, à lui seul,
examiner et décider la cause; le gouverneur en
désigne deux autres qui se
réunissent à lui pour faire le
procès. Aucun
mandarin
ordinaire ne peut, de sa propre autorité, faire
exécuter une sentence d’exil ou
de mort. Les gouverneurs de province eux-mêmes
n’ont ce droit qu’avec certaines
restrictions, et presque toujours, quand il s’agit de
la peine capitale, ils
font d’abord approuver la sentence par le ministre des
crimes. Mais, en
échange, les juges ne répondent pas d’un
coupable qui meurt sous les coups dans
les interrogatoires, ce qui est assez fréquent,
et souvent ils prennent ce
moyen d’en finir le plus vite possible, afin de
s’éviter les embarras d’un
procès en règle. Ils ont d’autres moyens
encore de simplifier les formalités d’une
longue procédure. Ainsi, un jour, un jeune
domestique s’étant pris de querelle
avec le fils d’un noble, le tua d’un coup de
cognée dans le bas-ventre. L’assassin
fut saisi aussitôt et traîné devant
le mandarin. Parmi les témoins, se trouvait
le père de la victime. Après quelques
questions, le mandarin fit apporter une
cognée et, la plaçant dans les mains du
père, lui dit en lui désignant le
meurtrier garrotté et étendu à
terre : « Montre-moi comment cet homme a
frappé
ton fils. » Son but était de faire tuer
le coupable sur place, par le père, et
de se débarrasser d’une affaire ennuyeuse. La
vengeance étant, en pareil cas,
permise par les coutumes du pays, tout eût
été terminé de suite. Le
père trop
timide n’osa point frapper; les assistants le
méprisèrent comme un lâche, et
louèrent comme très-juste et
très-naturelle la conduite du magistrat. Les
mandarins
civils étant à la fois préfets,
juges de paix, juges d’instruction,
percepteurs, inspecteurs des douanes, des eaux et
forêts, de l’enregistrement,
de la police, etc., il semble qu’il leur est
impossible de suffire à une
pareille tâche. Et cependant il n’y a
guère de vie plus fainéante et plus
inoccupée que celle d’un mandarin. Il passe sa
vie à boire, à manger, à fumer,
à
faire des parties de plaisir. Son tribunal n’est
ouvert que trois ou quatre
fois par semaine, pendant quelques heures; et les
affaires s’expédient à l’aide
de quelques phrases ou de quelques coups de
bâton, souvent sans entendre ni les
parties intéressées, ni les
témoins. Les mandarins militaires agissent
d’une
manière analogue, et, dans les tribunaux de
toute nature, presque tout se fait
par les employés subalternes. Donnons
ici
quelques détails sur ces agents des tribunaux,
qui, en Corée, exercent une si
grande part d’autorité. Il y en a de deux
espèces, ceux qui servent les
mandarins civils et ceux qui sont attachés aux
mandarins militaires ou juges
criminels. Le nom des premiers est, dans cette
histoire, traduit ordinairement
par le mot : prétorien, parce qu’ils forment la
cour ou le prétoire du
mandarin, et sont chargés de l’assister dans
l’administration. Les seconds, qui
exercent l’emploi de nos gendarmes ou agents de
police, et relèvent du
ministère des crimes, sont appelés
proprement satellites. On les confond
quelquefois, parce que leurs attributions, quoique
distinctes, les obligent
souvent à agir de concert, et aussi parce que,
dans les districts où il n’y a
pas de juge criminel, le mandarin civil a sous la main
un certain nombre de
satellites pour faire la police. Dans
chaque
district, les prétoriens sont en assez grand
nombre. Les six ou huit principaux
portent des titres analogues à ceux des
ministres du roi, et remplissent en
petit des fonctions de même nature, car chaque
mandarinat est organisé sur le
modèle du gouvernement central. Ils ont ainsi
beaucoup d’autorité, et souvent
plus que le mandarin qui, d’habitude, tout en les
traitant comme des valets, se
laisse mener par eux. Les autres prétoriens
sont des commis, huissiers ou
domestiques soumis aux premiers. Tous ces
prétoriens forment dans la
société
comme une classe à part. Ils se marient presque
toujours entre eux; leurs
enfants suivent la même carrière, et de
génération en génération
ils
remplissent, dans le tribunal, des charges plus ou
moins élevées, selon leur
adresse à les obtenir et à s’y
maintenir. On prétend, et ce semble avec
raison,
vu les circonstances, que sans eux il n’y a pas
d’administration possible.
Rompus à toute espèce de ruses,
d’intrigues, de stratagèmes, ils s’entendent
admirablement à pressurer le peuple et à
se protéger eux-mêmes contre les
mandarins. On les casse, on les chasse, on les
injurie, on les roue de coups de
rotin, ils savent tout supporter et restent aux aguets
pour saisir l’occasion
de rentrer en place, et quelquefois même de se
débarrasser des mandarins trop
sévères. Bien
qu’ils
soient divisés en divers partis, cherchant
mutuellement à se supplanter, à peu
près comme les grands partis politiques des
No-ron, Nam-in, etc., dont il a été
question plus haut, ils savent oublier
momentanément leurs querelles et se
soutenir tous quand les intérêts du corps
sont menacés. Un de leurs axiomes
fondamentaux est qu’il faut toujours tromper le
mandarin, et le mettre le moins
possible au courant des affaires locales. C’est pour
eux une question de vie ou
de mort, car la plupart n’ont pas de paye
régulière, et ceux qui en ont une, ne
la peuvent toucher que très-rarement.
Forcés d’une part de satisfaire, aux
dépens du peuple, l’avidité insatiable
des mandarins, et d’autre part, obligés
de dépenser beaucoup pour leur entretien et
celui de leurs familles, ils ne
vivent que des fraudes et des exactions qu’ils
commettent pour leur propre compte.
S’ils laissaient connaître au mandarin les
ressources secrètes qu’ils savent
ainsi exploiter, celui-ci s’en emparerait
immédiatement, et il ne leur
resterait qu’à mourir de faim. « Si l’on
avait le malheur, disait un jour un
prétorien à l’un des catéchistes
de Mgr Daveluy, si l’on avait le malheur de
donner une fois au mandarin quelque chose de
très-bon, il en voudrait toujours,
et comme nous serions dans l’impossibilité de
le satisfaire, il nous ferait
assommer. » L’aventure
suivante,
arrivée il y a quelques années dans la
province de Kieng-keï, montre
bien ce que sont les prétoriens, et ce qu’ils
peuvent. Dans une ville assez
importante fut envoyé un mandarin honnête
et capable, qui, non content de
maintenir énergiquement ses subordonnés
dans le devoir, manifesta l’intention d’examiner
et de punir toutes les malversations dont ils
s’étaient auparavant rendus
coupables. La plupart étaient gravement
compromis, quelques-uns même risquaient
d’être condamnés à mort. Leurs
ruses ordinaires, leurs intrigues, leurs faux
témoignages, ne pouvaient parer le coup, et
l’effroi était grand parmi eux,
quand ils apprirent que des inspecteurs royaux,
déguisés, parcouraient alors la
province. En découvrir un, le suivre, le
surveiller fut chose facile, et ils
organisèrent de suite leur complot. Comme il
n’est pas rare que des bandits
intelligents et audacieux se fassent passer pour e-sa
ou inspecteurs royaux et
rançonnent des districts entiers, il fallait
persuader au mandarin que l’inspecteur
dont on avait découvert la trace était
de ce nombre, et obtenir la permission
de l’arrêter. Ceux qui garrotteraient
l’envoyé royal seraient
très-probablement
mis à mort; mais, en revanche, le mandarin
serait certainement dégradé, en
vertu de ce principe que, s’il gouvernait bien, des
désordres aussi monstrueux
que l’arrestation officielle d’un grand dignitaire
seraient impossibles. Le
mandarin une fois écarté, les autres
prétoriens n’auraient plus rien à
craindre. On tira au sort les noms de ceux qui
devaient se sacrifier pour le
salut commun, et le soir même la pétition
fut présentée au mandarin. Il refusa
d’abord de la recevoir; mais les prétoriens ne
cessant de lui répéter qu’il
encourait une terrible responsabilité en
laissant impuni un pareil imposteur,
qu’eux-mêmes se garderaient bien de lui faire
une telle requête s’ils avaient
le moindre doute, puisqu’en cas d’erreur il y allait
de leur vie, il céda après
quelques jours d’hésitation, et signa le mandat
d’arrêt. Munis de cette pièce,
les prétoriens désignés par le
sort se rendent le soir même dans l’endroit
où l’inspecteur
était descendu, tombent sur lui et le lient
comme un criminel. Celui-ci décline
son nom et sa dignité, exhibe sa patente munie
du sceau royal, et fait un
signal qui réunit de suite auprès de lui
ses assesseurs et une troupe de ses
valets. Les prétoriens simulent la surprise et
la consternation; les uns s’enfuient,
les autres tombent aux pieds du magistrat et demandent
la mort en expiation du
crime horrible qu’ils viennent de commettre à
leur insu. L’inspecteur furieux
les laisse entre les mains de ses gens pour être
assommés de coups, et, en
grand cortège, se rend droit à la
préfecture, dégrade et chasse le
mandarin.
Aucun prétorien, dit-on, ne mourut; plusieurs
demeurèrent estropiés, d’autres
furent exilés, mais leur but était
atteint, et le nouveau mandarin, effrayé par
l’exemple de son prédécesseur, se garda
bien d’imiter son zèle pour la justice.
Les
satellites ne
sont pas comme les prétoriens une classe
à part, exerçant les mêmes
fonctions
comme par droit d’héritage, de
génération en génération.
Ce sont des valets que
l’on recrute où l’on peut, en plus ou moins
grand nombre, suivant les occasions
et les besoins, et qui souvent ne remplissent cet
office que pendant quelques
années ou même quelques mois. Il n’est
pas rare de rencontrer parmi eux des
voleurs ou autres individus gravement compromis avec
la justice, qui se font
satellites pour s’assurer l’impunité. Dans
chaque district il y a des
satellites désignés sous
différents noms, mais les plus adroits, les
plus
insolents et les plus redoutés sont ceux des
tribunaux criminels de la
préfecture de chaque province. N’ayant pas de
rétribution fixe, ils ne vivent
que de rapines, et se font donner de force, par les
gens du peuple, tout ce qui
leur plaît. Les uns font le métier de
gendarmes, d’autres servent le mandarin à
la maison, d’autres forment son cortège quand
il sort. Ils ont une adresse et
une sagacité incroyables pour reconnaître
les voleurs et autres coupables, et
il est rare qu’un accusé, sérieusement
recherché, puisse échapper longtemps k
leurs perquisitions. Mais ils ne s’occupent
guère des petits voleurs. Les
prendre et les punir ne servirait, d’après eux,
qu’à en faire de plus mauvais
sujets. Quant
aux bandits
ou voleurs proprement dits, ils sont
très-souvent les affidés des satellites,
et ceux-ci ne les livrent au mandarin que quand ils y
sont absolument forcés. Dans
les grandes
villes, il y a toujours sous la main des satellites
quelques filous
responsables, payés par la police pour
être déférés aux tribunaux
quand le
peuple perd patience, et que les mandarins menacent
plus que d’habitude. Avant
de les empoigner on convient d’avance des quelques
méfaits, relativement
minimes, qui seront déclarés par les
satellites et avoués par les accusés;
sur
tous les faits graves, on garde un silence profond, et
il est rare que les
vrais coupables subissent le juste châtiment de
leurs crimes. D’ailleurs le
gouvernement tolère beaucoup de voleurs
notoires, afin d’avoir sous la main, en
cas de besoin, des auxiliaires aussi peu scrupuleux
que déterminés. A la
capitale, il y a une bande de filous, à peu
près reconnue par l’autorité, et
dont les déprédations restent impunies.
Si le propriétaire lésé peut
faire
parvenir sa plainte au mandarin, dans les trois jours
qui suivent le vol, les
objets enlevés lui sont
généralement rendus. Mais les trois
jours écoulés, les
voleurs deviennent maîtres de tout ce qui n’est
pas réclamé, et le vendent à
bas prix à des receleurs. Dans beaucoup de
villages, il y a des voleurs bien
connus des habitants et protégés par eux
contre les recherches des agents du
mandarin. Peut-être en agit-on quelquefois ainsi
par une commisération mal
entendue, mais, le plus souvent, c’est par crainte de
la vengeance que ces
bandits ou leurs associés pourraient tirer de
ceux qui les livreraient. On
peut aisément
conclure de tout ce qui précède, combien
il est difficile, en Corée, d’obtenir
justice quand on n’a pour soi que son bon droit, sans
argent ni protections. En
théorie, chacun peut librement s’adresser au
mandarin, et lui présenter ses
plaintes; en fait, les accès du tribunal sont
si bien gardés par les prétoriens
ou satellites, qu’il faut, bon gré, mal
gré, passer par leurs mains, et
réussît-on à remettre directement
la pétition dans les mains du mandarin, qu’on
n’y gagnerait rien, puisque parce
procédé on mettrait contre soi
l’influence
toute-puissante de ses subalternes. Aussi,
d’ordinaire, on s’adresse d’abord
aux gens du tribunal, et, si l’affaire est importante,
ceux-ci tiennent
conseil, examinent ce qu’il faut déclarer, ce
qu’il faut cacher, ce qui peut
être avoué sans inconvénient, ce
qui doit être nié, et enfin de quelle
manière
et sous quel point de vue il faut présenter la
chose au juge. Puis, moyennant
une somme plus ou moins ronde, ils se chargent de la
réussite du procès. Bien
peu de mandarins ont le courage de résister
à l’influence des prétoriens, ou
l’adresse
de déjouer leurs intrigues. Une
autre cause d’injustice
dans les tribunaux coréens, c’est
l’intervention des grands personnages. Les
familles des ministres, des femmes du roi, des grands
dignitaires, etc.. ont
une foule de valets ou suivants, qui s’attachent
à leur service gratis, et
quelquefois même en donnant de l’argent, afin
d’obtenir leur protection. Ces
individus, moyennant salaire, .se font entremetteurs
dans mille affaires, et
obtiennent de leurs maîtres des lettres de
recommandation qu’ils présentent au
mandarin. Celui-ci n’ose jamais résister, et la
cause ainsi appuyée, quelque
injuste qu’elle puisse être, est gagnée
de droit. Il est reçu aujourd’hui que
le créancier qui ne peut rien tirer de son
débiteur, n’a qu’à promettre
moitié
de la somme à quelque puissant personnage. Il
en reçoit une lettre pour le
mandarin, qui, sans examiner si la réclamation
est fondée ou non, condamne le
débiteur et le force à payer. Le
mandarin qui hésiterait en pareil cas, se
ferait en haut lieu un ennemi acharné, et
perdrait certainement sa place. En
Corée, comme
jadis dans le monde entier et comme aujourd’hui encore
dans tous les pays qui
ne sont pas chrétiens, le principal moyen
employé pour l’instruction d’un
procès criminel est la torture. Il y en a
plusieurs espèces, et de plusieurs
degrés, mais la plus terrible de toutes est
précisément celle qui ne figure pas
au nombre des supplices autorisés par la loi,
c’est-à-dire le séjour plus ou
moins long dans les prisons. Ces prisons consistent
généralement en une
enceinte fermée de hautes murailles, auxquelles
s’appuient à l’intérieur des
baraques en planches. Le milieu laissé libre
forme une espèce de cour. Chaque
baraque n’a d’autre ouverture qu’une porte
très-petite, par où la lumière
pénètre à peine. Le froid en
hiver, et la chaleur en été, y sont
intolérables.
Le sol est couvert de nattes tissées avec une
paille grossière. « Nos
chrétiens, écrit Mgr Daveluy en parlant
de la grande persécution de 1839,
étaient entassés dans ces prisons, au
point de ne pouvoir étendre leurs jambes
pour se coucher. Ils m’ont déclaré,
unanimement, que les tourments des
interrogatoires sont peu de chose, en comparaison des
souffrances de cet
affreux séjour. Le sang et le pus qui sortaient
de leurs plaies eurent bientôt
pourri leurs nattes. L’infection devint insupportable,
et une maladie
pestilentielle enleva en quelques jours plusieurs
d’entre eux. Mais la faim, la
soif surtout, étaient pour eux le plus terrible
des supplices, et beaucoup de
ceux qui avaient courageusement confessé la foi
dans les autres tortures, se
laissèrent vaincre par celle-ci. Deux fois par
jour on leur donnait une petite
écuelle de millet, de la grosseur du poing. Ils
furent réduits à dévorer la
paille pourrie sur laquelle ils étaient
couchés, et enfin, chose horrible à
dire, ils mangèrent la vermine dont la prison
était tellement remplie qu’ils la
prenaient à poignées. » Il est
juste de remarquer que Mgr Daveluy parle ici des
prisons telles qu’elles sont pour les chrétiens
en temps de persécution, et ce
serait une exagération d’appliquer ses paroles
à toutes les prisons coréennes,
et à toutes les époques.
Néanmoins, un fait hors de doute, c’est que
tous les
accusés, païens aussi bien que
chrétiens, redoutent plus la prison que les
tortures. Ces
tortures
cependant sont quelque chose d’affreux. Le roi
Ieng-tsong, qui mourut en 1776,
en abolit un grand nombre, entre autres
l’écrasement des genoux, l’application
du fer rouge sur diverses parties du corps,
l’écartement des os sur le haut du
mollet, etc.. Il défendit aussi de marquer les
voleurs sur le front. Pendant
les persécutions, et surtout en 1839, les
satellites livrés à eux-mêmes ont
employé contre les chrétiens plusieurs
de ces supplices prohibés. D’ailleurs,
il en reste bien assez d’autres autorisés par
la loi et par l’usage journalier
des tribunaux. Voici les principaux : 1°
La planche
(tsi-to-kon). On fait coucher le patient par terre sur
le ventre, et un homme
robuste saisit une planche de chêne
très-dur, et le frappe avec force sur les
jambes au-dessous du jarret. Cette planche est longue
de quatre ou cinq pieds,
large de six à sept pouces, épaisse d’un
pouce et demi, et l’une de ses
extrémités
est taillée pour servir de manche. Après
quelques coups, le sang jaillit, les
chairs se détachent et volent en lambeaux, et
au dixième ou douzième coup, la
planche résonne les os nus. Plusieurs
chrétiens ont reçu jusqu’à
soixante de
planche dans un seul interrogatoire. 2°
La règle, les
verges et les bâtons (ieng-tsang). La
règle est une planchette longue de trois
pieds, large de deux pouces, ayant quelques lignes
seulement d’épaisseur, avec
laquelle on frappe le patient sur le devant de la
jambe. Le chiffre ordinaire
des coups est fixé à trente par
interrogatoire, et comme l’exécuteur doit
à
chaque coup casser la règle, il y en a toujours
trente de préparées pour chaque
accusé. — Les verges sont entrelacées
trois ou quatre ensemble, et forment des
cordes avec lesquelles on fustige le patient, mis
à nu, sur tous les membres. —
Les bâtons sont de la taille d’un homme et plus
gros que le bras. Quatre valets
entourant l’accusé, le frappent tous à
la fois de la pointe, dans les hanches
et sur les cuisses. 3°
La dislocation
et la courbure des os (tsouroi-tsil). On en distingue
trois espèces. Le
kasai-tsouroi qui consiste à lier fortement
ensemble les deux genoux et les
gros doigts des deux pieds, et à passer dans
l’intervalle deux bâtons que l’on
tire en sens contraire jusqu’à ce que les os se
courbent en arc, après quoi on
les laisse revenir lentement à leur position
naturelle. Le tsoul-tsouroi
diffère du précédent en ce qu’on
lie d’abord ensemble les doigts des deux
pieds, puis on place entre les jambes une grosse
pièce de bois, et deux hommes
tirant en sens contraire des cordes attachées
à chaque genou, les rapprochent
peu à peu jusqu’à les faire toucher. Le
pal-tsouroi est la dislocation des
bras. On les attache derrière le dos l’un
contre l’autre jusqu’au-dessus du
coude, puis avec deux gros bâtons qu’on emploie
comme leviers, on force les
épaules à se rapprocher. Après
quoi l’exécuteur délie les bras, et,
appuyant un
pied sur la poitrine, les ramène à lui
pour remettre les os à leur place. Quand
les bourreaux sont habiles, ils savent comprimer les
os de façon à les faire
seulement ployer, mais s’ils sont novices et
inexpérimentés, les os se rompent
au premier coup, et la moelle s’en échappe avec
le sang. 4°
La suspension
(hap-tsoum). On dépouille le patient de tous
ses vêtements, on lui attache les
mains derrière le dos, et on le suspend en
l’air par les bras; puis quatre
hommes se relèvent pour le frapper tour
à tour à coups de rotin. Au bout de
quelques minutes, la langue couverte d’écume
pend hors de la bouche, le visage
prend une couleur violet sombre, et la mort suivrait
immédiatement si l’on ne
descendait la victime, pour la laisser reposer
quelques instants, après quoi on
recommence. Le isoutsang-tsil est une autre
espèce de suspension dans laquelle
le patient est attaché en haut par les cheveux,
et agenouillé sur des fragments
de pots cassés, tandis que les satellites
placés de chaque côté lui frappent
les jambes à coups de bâton. 5°
Le top-tsil où
sciage des jambes. Avec une corde de crin on serre la
cuisse, et deux hommes
tenant chacun un bout de cette corde, la tirent et la
laissent aller
alternativement jusqu’à qu’elle soit parvenue
à l’os en rongeant les chairs.
Après quoi on recommence un peu plus haut ou un
peu plus bas. D’autres fois le
sciage se fait avec un bâton triangulaire sur le
devant des jambes. 6°
Le
sam-mo-tsang ou incisions faites avec une hache ou
cognée en bois qui enlève
des tranches de chair. Etc..
etc.. L’application
plus
ou moins longue et plus ou moins cruelle de ces
diverses tortures, est
entièrement laissée au caprice des
juges, qui souvent, surtout quand il s’agit
de chrétiens emprisonnés pour cause de
religion, se livrent à des excès de
rage, et inventent des raftinements de barbarie,
à faire frémir la nature. Il
est rare qu’après un interrogatoire suivi de
pareilles tortures, le patient
puisse se traîner; les bourreaux le ramassent
sur deux bâtons, et le portent,
bras et jambes pendants, à la prison. Quand un
accusé est reconnu coupable, et
que malgré les supplices il refuse de confesser
sa faute, le juge compétent
porte la sentence de mort, et à dater de ce
moment, il est défendu de le
torturer davantage. La loi exige que le
condamné, avant de subir sa sentence,
la signe de sa propre main pour reconnaître la
justice du châtiment qui lui est
infligé. Les martyrs ont souvent refusé
de signer, parce que la formule
officielle de condamnation portait ces mots ou
d’autres analogues : coupable d’avoir
suivi une religion fausse, une superstition nouvelle
et odieuse, etc.. « Notre religion
est la seule vraie, disaient-ils, nous ne pouvons
attester qu’elle est fausse.
» En pareil cas, on leur prenait la main, et on
les faisait signer de force. Quand
le condamné
à mort est un grand dignitaire, sa sentence
s’exécute en secret, par le poison.
Généralement, on fait entrer la victime
dans une chambre extraordinairement
chauffée, on lui donne une forte dose
d’arsenic, et il meurt en peu de temps.
Tous les autres coupables sont mis à mort
publiquement. Il
y a trois
sortes d’exécutions solennelles : La
première est l’exécution
militaire, nommée koun-mounhio-siou. Elle se
fait dans un lieu spécial, à
Sai-nam-to, à dix lys de la capitale. Cet
endroit est quelquefois aussi appelé
No-toul, du nom d’un village qui se trouve non loin
delà, sur les bords du
fleuve. Le condamné y est porté sur une
litière en paille. L’exécution doit
être présidée par le
général commandant l’un des grands
établissements
militaires de la capitale. Les troupes commencent par
faire autour du patient
une série de manœuvres et d’évolutions;
puis on lui barbouille le visage de
chaux, on lui lie les bras derrière le dos, et,
lui passant un bâton sous les
épaules, on le promène à diverses
reprises autour du lieu du supplice. Ensuite,
on hisse un drapeau au sommet d’un mât, et on
lit à haute voix la sentence avec
tous ses considérants. Enfin on passe une
flèche, la pointe en haut, dans
chaque oreille repliée; on dépouille le
condamné de ses vêtements jusqu’à
la
ceinture, et les soldats, courant et gesticulant
autour de lui, le sabre à la
main, font voler sa tête. La
deuxième
espèce d’exécution publique, est celle
des coupables ordinaires. Elle a lieu en
dehors de la petite porte de l’Ouest. Au moment voulu,
on amène devant la
prison une charrette au milieu de laquelle est
dressée une croix de six pieds
ou six pieds et demi de haut. Le bourreau entre dans
le cachot, charge le
condamné sur ses épaules, et vient
l’attacher à la croix par les bras et les
cheveux, les pieds reposant sur un escabeau. Quand le
convoi arrive à la porte de
l’Ouest, où commence une pente
très-rapide, le bourreau enlève
l’escabeau par
un mouvement subit, et le conducteur pique les bœufs
qui se précipitent sur la
descente. Comme le chemin est raboteux et rempli de
pierres, la charrette fait
des cahots terribles, et le patient, n’étant
plus soutenu que par les cheveux
et les bras, reçoit à droite et à
gauche des mouvements saccadés qui le font
horriblement souffrir. Arrivé au lieu de
l’exécution, on le dépouille de ses
habits, le bourreau le fait agenouiller, lui place un
billot sous le menton, et
lui tranche la tête. D’après la loi, un
général devrait accompagner le
cortège,
mais il est rare qu’il se rende jusqu’au lieu de
l’exécution. Quelquefois,
quand il s’agit d’un coupable dangereux et que les
ordres de la cour pressent,
on ne remplit pas les formalités habituelles,
et l’exécution à lieu à
l’intérieur
de la ville près de la porte de l’Ouest. Pour
les rebelles
et les criminels de lèse-majesté, il y a
une troisième espèce d’exécution
publique. Tout se passe comme nous venons de le dire;
mais après que la tète
est séparée du tronc, on coupe les
quatre membres, qui, avec la tête et le
tronc, forment six morceaux. Autrefois on ne se
servait pas de la hache ou du
sabre pour enlever les membres; on les attachait
à quatre bœufs qui,
aiguillonnés en sens contraire,
écartelaient le corps du
décapité. L’exécution
militaire
n’a lieu qu’à la capitale, les deux autres se
font aussi dans les
provinces, avec cette différence que les
patients sont conduits au lieu du
supplice sans croix ni charrette. Habituellement
les
corps des suppliciés sont rendus à leurs
familles, et quand plusieurs sont
exécutés à la fois, on attache au
corps de chacun des plaques de métal ou
d’autres
signes particuliers pour les faire reconnaître.
Quelquefois on les enterre en
secret, sans marque aucune, dans des lieux
écartés, afin qu’il soit impossible
de les retrouver. Quant aux grands criminels, dont le
corps est coupé en six
morceaux, l’usage est d’envoyer les membres dans les
diverses provinces pour
effrayer le peuple et décourager les
conspirations. De vils satellites
promènent ces lambeaux hideux sur les grandes
routes, et se font donner de l’argent
par tous ceux qu’ils rencontrent. Personne n’ose leur
résister, car ils
voyagent au nom du roi, et pour une affaire
d’État. Mgr Ferréol raconte que,
pendant la persécution de 1839, les satellites
gardaient ordinairement pendant
trois jours les corps des martyrs pour empêcher
les chrétiens de les enlever.
Après quoi les mendiants s’en emparaient, leur
attachaient une corde sous les
bras, et les traînaient devant les maisons du
voisinage. Les habitants
épouvantés se hâtaient de donner
de l’argent pour être délivrés au
plus vite de
cet affreux spectacle. Plus tard, n’y tenant plus, ils
supplièrent le mandarin
de désigner un autre lieu de supplice pour les
chrétiens. |