VIII État
social. — Différentes classes. —
Noblesse. — Peuple. — Esclaves.
Il
y a cinq
siècles, dans les premiers temps de la dynastie
actuelle, la société coréenne
était divisée en deux classes seulement;
les nobles, et les serfs ou esclaves.
Les nobles étaient les partisans du fondateur
de la dynastie, ceux qui l’avaient
aidé à s’asseoir sur le trône, et
qui, en récompense, avaient obtenu les
richesses, les honneurs, et le droit exclusif de
posséder les dignités et de
remplir les fonctions publiques. La masse de la
population, placée sous leur
autorité, se composait de serfs attachés
à la glèbe, et d’esclaves. Les
descendants de ces premiers nobles, et ceux de
quelques autres personnes qui à
diverses époques rendirent aux rois des
services signalés, forment encore
actuellement l’aristocratie coréenne. Mais par
la force naturelle des choses,
il est arrivé pour les serfs, ce qui s’est vu
en Europe pendant le moyen âge;
le plus grand nombre ont, peu à peu, conquis
leur liberté, et ont formé, avec
le temps, le peuple de laboureurs, soldats, marchands,
artisans, etc., tel qu’il
existe de nos jours. De sorte qu’il y a maintenant en
Corée trois classes
distinctes, subdivisées en diverses
catégories : les nobles, les gens du
peuple, et les esclaves proprement dits. Ces derniers
sont en assez petit
nombre. La
noblesse est
héréditaire, et comme les emplois et
dignités sont le patrimoine à peu
près
exclusif des nobles, chaque famille conserve avec une
précaution jalouse ses
tables généalogiques, ainsi que des
listes complètes, détaillées, et
fréquemment révisées de chacun de
ses membres vivants. Ceux-ci ont grand soin
d’entretenir
des relations suivies entre eux, et avec le
représentant de la branche
principale de leur race, afin de trouver appui et
protection en cas de besoin. Autrefois
et
pendant plusieurs siècles, la loi ne
reconnaissait comme nobles que les descendants
légitimes des familles aristocratiques. Il n’y
avait d’exception que pour les
bâtards des rois qui toujours ont
été traités comme nobles de
droit. Mais
depuis plus d’un siècle, les enfants naturels
des nobles, qui jadis formaient
une classe à part et
très-inférieure, sont devenus tellement
nombreux et
puissants, qu’ils ont peu à peu usurpé
tous les privilèges des véritables
nobles. En 1857, un décret royal a
renversé les dernières barrières
qui les
séparaient des enfants légitimes, en
leur reconnaissant, comme à ceux-ci, le
droit de parvenir à presque toutes les
dignités du royaume. Quelques-unes sont
encore exceptées, par un reste de respect pour
les anciennes coutumes, mais l’exception
ne peut tarder à disparaître
complètement. Néanmoins, les vrais
nobles
conservent toujours au fond du cœur un grand
mépris pour ces parvenus, mépris
qui se manifeste assez fréquemment, bien que,
dans les relations ordinaires de
la vie, ils soient obligés de les traiter avec
toutes les formes habituelles du
respect et de l’étiquette. Le
dévergondage
des mœurs n’a pas été la seule cause de
cette révolution importante dans les
coutumes de l’aristocratie coréenne. Les luttes
violentes entre les partis
politiques, et par suite l’avantage énorme pour
les grandes familles d’avoir le
plus possible de partisans, y ont puissamment
contribué. Les bâtards nobles,
quoiqu’ils se marient généralement sans
distinction de partis civils, sont
toujours comptés comme appartenant à la
famille de leurs pères respectifs. C’est
cette famille qui les pousse dans les emplois, les
protège contre les mandarins
criminels quand ils ont commis quelque délit,
et en retour, ces hommes
naturellement frondeurs, audacieux et turbulents, lui
prêtent un puissant
concours en temps de troubles et de commotions
politiques. Tous
les nobles
ont certains privilèges communs, tels que celui
de ne pas être inscrits sur les
rôles de l’armée, celui de
l’inviolabilité pour leurs personnes et leurs
demeures, celui de porter chez eux le bonnet de crin
qui est le signe distinctif
de leur rang, etc. Cependant, il y a dans la noblesse
divers degrés plus ou
moins élevés. Les familles de ceux qui
ont rendu à l’état quelque service
signalé, ou accompli quelque grand acte de
dévouement à la personne du roi, ou
acquis une réputation exceptionnelle de
science, de piété filiale, etc., sont
beaucoup plus influentes que les autres, et accaparent
les principales charges
de la cour. Les princes du sang et leurs descendants
ont, en tant qu’ils
appartiennent à la famille royale, des titres
honorifiques très-fastueux, mais
jamais d’emplois importants. Les rois de Corée,
comme tous les rois absolus,
sont trop jaloux de leur autorité, et trop
soupçonneux de complots vrais ou
faux, pour leur laisser la moindre participation
à l’exercice du pouvoir. Il
en est de même
pour les parents des reines. La première femme
du roi est toujours choisie dans
quelque grande famille, et par le fait de son mariage
avec le souverain, son
père et ses frères obtiennent de hautes
dignités, quelquefois même des emplois
lucratifs, mais presque jamais de fonctions qui leur
donnent une autorité
réelle. Ce n’est que par des voies indirectes,
par l’influence des reines, par
toutes sortes d’intrigues, ou bien en temps de
minorité de l’héritier du trône,
qu’ils exercent une influence plus ou moins puissante.
La
noblesse se
perd de diverses manières, par jugement, par
mésalliance, par prescription.
Quand un noble quelconque est exécuté
comme coupable de rébellion ou de
lèse-majesté, ses parents, ses enfants,
et les membres de sa famille à un degré
assez éloigné, sont tous
dégradés, privés de leurs emplois
et de leurs titres
de noblesse, et relégués au rang des
gens du peuple. Quand un noble épouse en
légitime mariage une veuve ou une esclave, ses
descendants perdent à peu près
tous les privilèges de leur caste, et
l’accès des emplois leur est fermé. De
même, quand une famille noble a
été exclue de toute espèce
d’emplois publics
pendant un temps considérable, ses titres sont
par le fait même annulés, et les
tribunaux lui refusent les privilèges de son
rang. L’aristocratie
coréenne
est relativement la plus puissante et la plus
orgueilleuse de l’univers.
Dans d’autres pays, le souverain, la magistrature, les
corporations diverses,
sont des forces qui maintiennent la noblesse dans ses
limites, et
contrebalancent son pouvoir. En Corée, les
nobles sont si nombreux, et malgré
leurs querelles intestines, savent si bien s’unir pour
conserver et augmenter
les privilèges de leur caste, que ni le peuple,
ni les mandarins, ni le roi
lui-même ne peuvent lutter contre leur
autorité. Un noble de haut rang, soutenu
par un certain nombre de familles puissantes, peut
faire casser les ministres,
et braver le roi dans son palais. Le gouverneur ou
mandarin qui s’aviserait de
punir un noble haut placé et bien
protégé, serait infailliblement
destitué. Le
noble coréen
agit partout en maître et en tyran. Qu’un grand
seigneur n’ait pas d’argent, il
envoie ses valets saisir un marchand ou un laboureur.
Si celui-ci s’exécute de
bonne grâce, on le relâche; sinon il est
conduit dans la maison du noble,
emprisonné, privé d’aliments, et battu
jusqu’à ce qu’il ait payé la somme qu’on
lui demande. Les plus honnêtes de ces nobles
déguisent leurs vols sous forme d’emprunts
plus ou moins volontaires, mais personne ne s’y
trompe, car ils ne rendent
jamais ce qu’ils ont emprunté. Quand ils
achètent à un homme du peuple un champ
ou une maison, ils se dispensent le plus souvent de
payer, et il n’y a pas un
mandarin capable d’arrêter ce brigandage. D’après
la loi et
les coutumes, on doit à un noble quel qu’il
soit, riche ou pauvre, savant ou
ignorant, toutes les marques possibles de respect. Nul
n’ose approcher de sa
personne, et le satellite qui oserait mettre la main
sur lui, même par erreur,
serait sévèrement puni. Sa demeure est
un lieu sacré; entrer même dans la cour
serait un crime, excepté pour les femmes, qui,
de quelque rang ou quelque
condition qu’elles soient, peuvent
pénétrer partout. Un homme du peuple qui
voyage à cheval doit mettre pied à terre
en longeant la maison d’un noble. Dans
les auberges, on n’ose ni l’interroger, ni même
le regarder; on ne peut fumer
devant lui, et on est tenu de lui laisser la meilleure
place, et de se gêner
pour qu’il soit à son aise. En route, un noble
à cheval fait descendre tous les
cavaliers plébéiens; ordinairement ils
le font d’eux-mêmes, mais au besoin on
les presse à coups de bâton, et s’ils
résistent, on les culbute de force dans
la poussière ou dans la boue. Un noble ne peut
aller seul à cheval; il lui faut
un valet pour conduire l’animal par la bride, et,
selon ses moyens, un ou
plusieurs suivants. Aussi va-t-il toujours au pas,
sans trotter ou galoper
jamais. Les
nobles sont
très-pointilleux sur toutes leurs
prérogatives, et quelquefois se vengent
cruellement du moindre manque de respect. On cite le
fait suivant d’un d’entre
eux qui, réduit à la misère et
pauvrement vêtu, passait dans le voisinage d’une
préfecture. Quatre satellites, lancés
à la recherche d’un voleur, le
rencontrèrent, conçurent quelques
soupçons à sa mine, et lui
demandèrent assez
cavalièrement s’il ne serait point leur homme.
« Oui, répondit-il, et si vous
voulez m’accompagner à ma maison, je vous
indiquerai mes complices, et vous
montrerai le lieu où sont cachés les
objets volés. » Les satellites le
suivirent,
mais à peine arrivé chez lui, le noble
appelant ses esclaves et quelques amis,
les fît saisir, et après les avoir
roués de coups, fit crever les deux yeux
à
trois d’entre eux, et un œil au quatrième, et
les renvoya en leur criant : «
Voilà pour vous apprendre à y voir plus
clair une autre fois, je vous laisse un
œil afin que vous puissiez retourner chez le mandarin.
» Il va sans dire que
cet acte de barbarie sauvage est demeuré
impuni. De semblables exemples ne sont
pas rares, aussi le peuple, surtout dans les
campagnes, redoute les nobles
comme le feu. On effraye les enfants en leur disant
que le noble vient; on les
menace de cet être malfaisant, comme en France
on les menace de Croquemitaine.
Le plus souvent, leurs injustices et leurs insolences
sont subies avec une
résignation stupide; mais chez beaucoup
d’hommes du peuple, elles font naître
et entretiennent une haine sourde et vivace qui,
à la première occasion
favorable, amènera de sanglantes
représailles. Depuis
la
fondation de la dynastie actuelle, et par
conséquent depuis l’origine de l’aristocratie
coréenne telle qu’elle existe aujourd’hui, on
compte seize ou dix-sept
générations. Aussi, le nombre des
nobles, qui tout d’abord était
considérable,
s’est-il multiplié dans des proportions
énormes. C’est là aujourd’hui la grande
plaie de ce pays; c’est de là surtout que
viennent les abus dont nous avons
parlé. Car, en même temps que la caste
aristocratique est devenue plus
puissante, un plus grand nombre de ses membres,
tombés dans un dénûment absolu,
sont réduits à vivre de pillage et
d’exactions. En effet, il est absolument
impossible de donner à tous des dignités
et des emplois; tous cependant les
recherchent, tous dès l’enfance se
préparent aux examens qui doivent leur en
faciliter l’accès, et presque tous n’ont aucun
autre moyen de vivre. Trop fiers
pour gagner honnêtement leur subsistance, par le
commerce, l’agriculture, ou
quelque travail manuel, ils végètent
dans la misère et l’intrigue, criblés de
dettes, attendant toujours que quelque petit emploi
leur arrive, se pliant à
toutes les bassesses pour l’obtenir, et s’ils ne
peuvent réussir, finissant par
mourir de faim. Les missionnaires en ont connu qui ne
mangeaient de riz qu’une
fois tous les trois ou quatre jours, passaient les
hivers les plus rudes sans
feu, et presque sans habits, et cependant refusaient
obstinément de se livrer à
quelque travail qui, tout en leur procurant une
certaine aisance, les eût fait
déroger à leur noblesse, et les
eût rendus inhabiles aux fonctions de mandarin.
Les nobles chrétiens qui, depuis les
dernières persécutions surtout,
obtiennent
très-difficilement des charges publiques, sont
les plus malheureux de tous.
Quelques-uns ont essayé de se faire laboureurs,
mais ne connaissant pas le
métier, et n’ayant pas la force que donne la
longue habitude des travaux du
corps, ils peuvent à peine suffire à
leurs plus pressants besoins. Quand
un noble
parvient à quelque emploi, il est obligé
de pourvoir à l’entretien de tous ses
parents, même les plus éloignés.
Par cela seul qu’il est mandarin, les mœurs et
l’usage constant du pays lui font un devoir de
soutenir tous les membres de sa famille,
et s’il ne montre pas assez d’empressement, les plus
avides mettent en usage
divers moyens de se procurer de l’argent à ses
dépens. Le plus souvent, ils se
présentent chez un des receveurs subalternes du
mandarin, pendant l’absence de
celui-ci, et demandent une somme quelconque.
Naturellement, le receveur
proteste qu’il n’a pas en caisse une seule
sapèque; on le menace, on lui lie
les bras et les jambes, on le suspend au plafond par
les poignets, on lui
inflige une rude bastonnade, et on parvient à
lui extorquer l’argent demandé.
Plus tard, le mandarin apprend l’affaire, mais il est
obligé de fermer les yeux
sur un acte de pillage, qu’il a peut-être commis
lui-même avant d’être
fonctionnaire, ou qu’il est prêt à
commettre demain, s’il perd sa place. Les
emplois
publics étant, pour la noblesse
coréenne, la seule carrière honorable et
souvent le seul moyen de vivre, on comprend
aisément quelle nuée de flatteurs,
de parasites, de pétitionnaires, de candidats
malheureux, d’acheteurs de
places, doivent encombrer jour et nuit les salons des
ministres et autres
grands dignitaires de qui dépendent les
nominations. Cette foule de mendiants
avides spécule sur leurs passions, flatte leur
orgueil, et met constamment en jeu,
avec plus ou moins de succès, mais toujours
sans le moindre scrupule, toutes
les intrigues, toutes les flatteries, toutes les
caresses, toutes les ruses
dont la bassesse humaine est capable. M.
Pourthié, l’un
des missionnaires martyrisés en 1866, s’est
amusé à décrire en détail,
dans une
de ses lettres, l’espèce la plus commune de ces
solliciteurs, ceux qu’on
appelle moun-kaik. Son récit, quoiqu’un peu
long, met si bien en relief divers
aspects intéressants du caractère
coréen, que nous le donnons tout entier. «
Le moun-kaik,
comme l’indique son nom, est un hôte qui a ses
entrées dans les salons
extérieurs; mais on applique plus
spécialement cette dénomination aux
individus
pauvres et désœuvrés, qui vont passer
leurs journées dans les maisons des
grands, et qui, à force de ramper et de
prodiguer leurs services, parviennent à
recevoir, en récompense, quelque
dignité. Il y a différentes
catégories de
moun-kaik, selon le degré de noblesse on les
prétentions. Autres sont ceux qui
hantent le palais du roi, autres ceux qui entourent un
petit mandarin; mais
tous se ressemblent. «
Dès que le
moun-kaik a trouvé un prétexte plausible
pour s’introduire chez le ministre, le
mandarin, ou le noble dont il convoite la faveur, un
soin unique le préoccupe :
c’est celui de connaître à fond le
caractère, les penchants et les caprices de
son protecteur, et de gagner ses bonnes grâces
à force d’esprit, de souplesse
et de protestations de dévouement. Il
étudie avec soin les goûts dominants du
cercle qu’il fréquente, et faisant bonne
contenance contre mauvaise fortune, il
s’y plie avec une adresse incomparable. Il est tour
à tour causeur, lorsqu’il
aurait plus d’envie de se taire, content et radieux
lorsque le mauvais état de
sa famille et de ses finances l’accable de tristesse,
emporté et furieux,
triste et en pleurs lorsque son cœur est dominé
par les sentiments du bonheur
et de la joie. Sa femme et ses enfants
succomberaient-ils aux tourments de la
faim, lui-même passerait-il de longues
journées à jeun, il faut
néanmoins qu’arrivé
dans les salons, il rie avec ceux qui rient, joue avec
ceux qui jouent; il faut
qu’il compose et chante des vers sur le vin, les
festins et les plaisirs. C’est
pour lui un devoir de n’avoir ni manières, ni
couleurs, ni tempérament à lui
propres. L’air joyeux ou affligé,
passionné ou calme, vivant ou abattu, qui se
voit sur les traits de son maître, doit
être réfléchi sur les siens comme
dans
un miroir. Il ne doit être qu’une copie, et plus
la copie est fidèle, plus ses
chances augmentent. «
A une
complaisance sans bornes, le moun-kaik doit joindre un
assortiment complet de
tout ce que l’on nomme talents de
société. C’est toujours lui qui se met
en
avant pour ranimer la gaieté de la compagnie,
soutenir et intéresser la
conversation. Répertoire vivant de toutes les
histoires et de toutes les
fables, il s’ingénie à raconter souvent
et avec intérêt; il connaît le
premier
toutes les nouvelles de la province et de la capitale,
toutes les anecdotes de
la cour, tous les scandales, tous les accidents. II
est, auprès des
dignitaires, la renommée aux cent bouches, un
véritable journal ambulant. Il
pénètre tous les desseins, les plans
secrets, les intrigues des différents
partis; il compte sur ses doigts le nombre, le nom, la
position et les chances
de tous les mandarins qui montent et descendent dans
l’échelle des faveurs du
gouvernement; il récite avec aisance le
catalogue universel et l’état financier
de tous les nobles du royaume. «
Nouveau Janus
au double visage, sans conscience, et vrai
caméléon de la politique, le
moun-kaik a soin d’exposer sa belle face au soleil
levant de la faveur. Toutes
ses gentillesses sont exclusivement pour le
côté d’où peuvent venir les
dignités; mais à tout ce qui lui est
inutile, ou hostile, ou inférieur, il
laisse voir une âme basse et cupide, uniquement
gouvernée par les instincts du
plus froid égoïsme. Il tourne avec la
fortune, flattant ceux qu’elle flatte,
laissant de côté ceux qu’elle abandonne,
calculant toujours s’il est de son
intérêt de se montrer raide ou souple,
avare ou généreux, traître ou
fidèle.
Mettre la division là où elle le sert,
séparer les parents et les amis,
susciter des haines et des inimitiés mortelles
entre les familles au pouvoir, faire
tour à tour agir les ressorts de la
vérité et du mensonge, de la louange et
de
la calomnie, du dévouement et de l’ingratitude,
tels sont ses moyens d’action
les plus habituels. «
Sachant qu’en
Corée le cœur des grands ne s’épanouit
que lorsqu’on repaît leurs yeux de la
vue des sapèques, il est à la
quête de tous les gens en procès, de tous
les
criminels, de tous les ambitieux de bas étage,
leur offre son entremise et leur
promet son crédit, moyennant une bonne somme
pour lui-même, et une plus grosse
encore pour le maître dont il doit faire
intervenir la puissance. L’argent une
fois payé, les rustres, par son aide,
deviennent grands docteurs, les roturiers
nobles, les criminels innocents, les voleurs
magistrats; bref, il n’y a pas de
difficultés que le moun-kaik et l’argent ne
puissent aplanir, pas de souillure
qu’ils ne parviennent à laver, pas de crime
qu’ils ne sachent justifier, pas d’infamie
qu’ils ne viennent à bout de dissimuler et
d’ennoblir. «
Cependant, le
moun-kaik ne perd pas de vue que sa profession
actuelle n’est qu’un chemin pour
parvenir au but de son ambition. Toujours vigilant,
toujours aux aguets, il n’examine
que le moment favorable où il pourra surprendre
ou arracher à son protecteur le
don de quelque fonction, de quelque dignité.
Malheureusement pour lui, son
influence n’est pas seule en jeu. L’argent, la
parenté, l’intérêt, les
sollicitations diverses, font porter ailleurs le choix
du ministre, et souvent
l’infortuné passe de longues années dans
une pénible attente. Dans ce cas, le
moun-kaik déploie une constance admirable. Au
reste la vertu dominante du
Coréen candidat est la patience. Il n’est pas
rare de voir des vieillards à
cheveux blancs se traîner avec peine pour la
vingtième, la quarantième ou même
la cinquantième fois aux examens du
baccalauréat. Notre moun-kaik est, lui
aussi, armé d’une patience
héroïque; plutôt que de
désespérer et d’abandonner
la partie, il continuera indéfiniment à
vivre de misères et de déceptions.
Enfin, s’il ne peut emporter l’affaire par la douceur
et les caresses, il s’armera
quelquefois d’impudence, et fera comme violence
à son protecteur. «
Un bachelier de
la province Hoang-haï était depuis trois
ou quatre ans très-assidu dans les
salons d’un ministre, et comme il avait de l’esprit,
aucun des moyens d’attirer
un sourire de la fortune n’avait été
négligé. Néanmoins, nulle lueur
d’espoir
ne brillait encore. Un jour qu’il se trouvait seul
avec le ministre, celui-ci,
occupé à chercher un mandarin pour un
district, se prit à dire : « Tel district
est-il un bon mandarinat ? » Le bachelier se
lève brusquement, se prosterne aux
pieds du ministre, et répond d’un ton
pénétré : « Votre
Excellence est vraiment
trop bonne, et je la remercie bien humblement de
penser à donner à son petit
serviteur un district quel qu’il soit. » Le
ministre, qui n’avait d’autre
intention que de lui demander des renseignements,
resta interdit devant cette
réponse, et n’osant pas contrister trop le
pauvre moun-kaik, lui donna cette
préfecture. «
D’autres fois
ce sera un trait d’esprit, une bouffonnerie qui mettra
le moun-kaik sur le
piédestal. L’exemple que je vais citer, est
demeuré célèbre dans le pays. Un
bachelier militaire faisait
très-fidèlement sa cour au ministre de
la guerre.
Quinze années s’étaient
écoulées depuis qu’il avait
commencé ce rude métier, et
cependant rien ne semblait indiquer qu’il fût
plus avancé que le premier jour.
A chaque moment, des nominations se faisaient sous ses
yeux, et néanmoins il n’avait
encore pu surprendre ni un signe, ni une parole, qui
dénotât qu’on pensait à
lui. Son talent à raconter des histoires
l’avait rendu le boule-entrain de la
société habituelle du ministre, et ses
absences, lorsqu’elles avaient lieu,
produisaient un vide notable dans l’assemblée.
Un temps vint où il cessa tout à
coup de se montrer dans les salons, et quoique les
grands, en ce pays-ci,
fassent en général peu d’attention
à ces sortes de choses, notre ministre
remarqua que son assidu moun-kaik avait disparu, mais
s’imaginant qu’il était
tombé malade, ou bien qu’il s’était mis
en voyage pour des affaires
paiticulières, il ne s’en inquiéta pas
davantage. Cette absence du moun-kaik se
prolongeait depuis près de trois semaines,
lorsqu’enfin, un beau jour, il
reparaît tout pétillant de joie et s’en
vient avec empressement saluer le ministre.
Celui-ci, content aussi de le revoir, n’a rien de plus
pressé, après avoir reçu
son salut, que de lui demander comment, après
une si longue disparition, il est
enfin tombé du ciel. — « Ah ! »
répond le moun-kaik. « Votre Excellence
dit en
ce moment plus vrai qu’elle ne pense ! — Quoi donc,
reprend le ministre,
expliquez-vous, avez-vous été malade? —
Un bachelier qui est sur le pavé depuis
quinze ans, ne peut manquer d’avoir une maladie que
Votre Excellence connaît
fort bien, mais néanmoins ce n’est pas cela. Oh
! en ce monde il arrive des
histoires bien étranges ! — Mais expliquez-vous
donc, pourquoi nous tenir en
suspens? — Moi, vous tenir en suspens, jamais. Je
viens de faire une expérience
telle que je ne désire certes plus, ni à
moi ni aux autres, d’être suspendu en l’air.
Le ministre, de plus en plus intrigué et
impatient de connaître une histoire
qui semblait devoir être curieuse, dit d’un air
piqué : « Si votre histoire est
étrange, il faut avouer que vous l’êtes
encore davantage vous-même; encore une
fois, expliquez-vous sans détour. — Puisque
Votre Excellence le commande je
vais tout révéler; mais c’est si
extraordinaire qu’il n’a fallu rien moins qu’un
ordre de Votre Excellence pour me décider
à faire connaître une histoire à
laquelle nul ne voudra ajouter foi. «
Il y a une
vingtaine de jours, voulant me délivrer de
l’ennui qui me poursuivait, je
songeai à me distraire en faisant une partie de
pêche. Je pris donc ma ligne,
et fus me poster sur le bord d’un grand étang
aux environs de la capitale. A
peine ma ligne avait-elle touché l’eau, que des
milliers de cigognes vinrent s’abattre
tout près de moi. Pensant de suite que
quelqu’un de ces oiseaux pourrait bien
avoir envie de mordre à l’hameçon, et
prévoyant que mon poignet ne serait pas
assez robuste pour comprimer ses ébats, je me
hâtai de saisir l’extrémité de la
longue corde de ma ligne, et je la fixai solidement
autour de mes reins. Cette
précaution était à peine prise,
qu’une grosse cigogne plus vorace que les
autres se jeta sur l’appât, et le dévora
en un clin d’œil. Envie me prit de
laisser la captive avaler paisiblement
l’hameçon; je ne bougeai pas, et ma
cigogne de son côté resta calme et
immobile comme quelqu’un qui médite un
mauvais coup. Mais ces volatiles ont l’estomac
tellement chaud, et la digestion
tellement rapide, que mon hameçon, une minute
et demie après, reparut à l’autre
bout. Pendant que je restais stupéfait de cette
merveille, une autre cigogne se
jette sur l’appât, l’avale et le digère
à son tour. Une troisième la suit;
bref: cinq, vingt, cinquante cigognes viennent
successivement s’enfiler dans ma
ligne. Toutes y auraient passé jusqu’à
la dernière, mais ne pouvant plus tenir
à un si étrange spectacle, je partis
d’un éclat de rire, et je remuai. Soudain,
l’escadron effrayé prend son vol, et comme
j’étais lié par les reins, je suis
emporté avec lui dans les airs. Plus nous
allions et plus les cigognes s’effarouchaient.
Il ne m’agréait que tout juste de voler ainsi,
suspendu à des distances énormes
au-dessus de la terre, traîné à
droite, à gauche, plus haut; plus bas, à
travers des zigzags interminables; mais je n’avais pas
à choisir, et je me
cramponnais le mieux possible à ma corde,
lorsqu’enfin, lasses de me voiturer
ainsi, les cigognes allèrent s’abattre dans une
vaste plaine déserte. Je n’eus
rien de plus pressé que de les délivrer
en me délivrant moi-même. Je revivais;
mais étais-je en Corée? ou
m’avaient-elles transporté aux derniers confins
du
monde ? C’est ce qu’il m’était impossible de
savoir. De plus, parti inopinément
pour un voyage si long, je n’avais pu faire aucune
provision, et, à peine
redescendu en ce bas monde, je me sentis
dévoré d’une faim canine; mais la
solitude m’environnait de toutes parts. Pestant contre
moi-même et contre les
cigognes, je me dirigeai machinalement vers un
énorme roc qui dominait toute la
plaine et dont la cime semblait toucher les cieux.
J’arrivai tout auprès, et à
mon grand étonnement, ce que j’avais pris pour
un roc ne fut plus qu’une statue
colossale dont la tête s’élevait à
perte de vue. Chose plus admirable encore,
un grand poirier chargé de fruits magnifiques
avait pris racine et s’élevait
majestueusement sur la tête du colosse. La vue
seule de ces fruits faisait
découler dans mon estomac je ne sais quelle
douce liqueur qui paraissait me
faire grand bien, et excitait d’autant plus mon
appétit : mais comment les
cueillir ? comment atteindre à cette hauteur
démesurée ? La nécessité
fut,
dit-on, la mère de l’industrie. La plaine
était couverte de roseaux. La pensée
me vint d’en couper une grande quantité, puis,
les enfilant les uns au bout des
autres, je fabriquai une perche aussi longue que la
hauteur de la statue.
Alors, enfonçant l’extrémité dans
les narines du colosse, je poussai tant et si
bien, que la gigantesque tête de la statue,
prise d’un éternuement formidable,
s’agita dans des convulsions terribles, et secoua si
fortement le poirier que
toutes les poires tombèrent à mes pieds.
La bonté en égalait la beauté; je
me
rassasiai de ces fruits succulents, puis j’allai
à la découverte du pays. J’appris
bientôt que le lieu où je me trouvais
étaitle district d’Eun-tsin (province de
Tsiong Tsieng, à quatre cent lys de la
capitale), et sans tarder, je repris le
chemin de Séoul, où me voici enfin
revenu. Cependant je dois avouer que, quoique
étourdi par la rapide succession de tant
d’événements extraordinaires, je
n’oubliai
pas un instant Votre Excellence, et, en preuve, voici
une de ces poires que j’ai
soigneusement conservée pour vous en faire
connaître la suavité, plutôt que
pour appuyer la vérité de mon
étrange histoire. » En même temps
le moun-kaik
plaça dans les mains du ministre une
énorme poire. Le ministre voulut la
goûter
sur-le-champ, et la trouva délicieuse. Le
lendemain le moun-kaik était nommé
mandarin. » Outre
les nobles
de naissance dont nous avons parlé
jusqu’à présent, il y a des nobles
d’adoption.
Ce sont des individus riches qui achètent
à prix d’argent des titres de
noblesse, non pas au roi ni aux ministres, mais
à quelque puissante famille.
Ils obtiennent ainsi d’être inscrits sur les
registres généalogiques comme
descendants de tel ou tel, et dès lors tous les
membres de cette famille les
reconnaissent comme parents devant le gouvernement et
le public, les
soutiennent et les protègent comme tels en
toute circonstance. Cette pratique
est contraire au texte de la loi; mais elle a de nos
jours passé dans les
mœurs, et les ministres et le roi lui-même sont
obligés de la tolérer. Mentionnons
enfin
la classe inférieure de la noblesse,
c’est-à dire les familles que l’on appelle
: demi-nobles ou nobles de province. Ce sont les
descendants de personnes qui
ont rempli quelque charge publique peu importante
comme celle de tsoa-siou ou
de piel-kam (1). Ces familles ont quelques
privilèges, entre autres celui de
porter le bonnet de crin, et quand leurs membres ont
souvent été honorés de ces
emplois secondaires, elles jouissent, dans la province
même, d’une certaine
considération. On doit se servir en leur
parlant des mêmes formules de
courtoisie qu’envers les vrais nobles. Mais au fond
leur autorité est beaucoup
moins grande, et en dehors de leur propre district,
elle devient presque nulle.
Inutile
d’ajouter
qu’en Corée comme ailleurs les usurpations de
titres de noblesse ne sont pas
rares. Beaucoup d’aventuriers, quand ils se trouvent
dans une province éloignée
de la leur, se font passer pour nobles, prennent le
bonnet de crin, et usent et
abusent de tous les autres privilèges de caste,
avec une insolence tout à fait
aristocratique. Quand la fraude est découverte,
on les traîne à la préfecture
la plus voisine, et ils reçoivent une forte
bastonnade; mais s’ils ont des
talents, de l’adresse, de l’argent surtout, les
mandarins ferment les yeux, et
le peuple est obligé de les supporter. Souvent,
pendant les persécutions, des
chrétiens ont employé ce moyen pour se
mettre à l’abri des molestations, et, s’en
trouvant bien, persistent à se faire passer
pour nobles. « De temps en temps,
écrivait Mgr Daveluy, je me permets de
plaisanter un peu ces nobles d’emprunt.
Mais les quelques chrétiens qui sont
véritablement de race noble prennent la
chose plus au sérieux. Ils font entendre des
plaintes amères sur un abus qui
est à leurs yeux un crime énorme. Ils
m’accusent d’une tolérance coupable
envers ces roturiers qui osent les traiter
d’égal à égal, et j’ai
quelquefois
peine à les calmer. » Entre
la noblesse
et le peuple proprement dit, se trouve la classe
moyenne, qui n’existe
réellement qu’à la capitale. Elle se
compose des familles qui depuis plusieurs
générations remplissent auprès du
gouvernement certaines fonctions spéciales,
telles que celles d’interprètes, d’astronomes,
de médecins, etc.. Nous en avons
parlé plus haut. Au-dessous
de la
classe moyenne vient le peuple, qui n’a absolument
aucune influence politique.
Légalement, un homme du peuple peut concourir
aux examens publics pour les
emplois civils et militaires; mais en fait, quelque
titre qu’il obtienne, même
de licencié ou de docteur, il ne recevra jamais
du gouvernement que des
fonctions insignifiantes. Pour se défendre
contre les exactions, les cruautés
et l’arbitraire des nobles, les gens des diverses
classes de métiers se sont
unis entre eux, et ont formé des associations
qui, à la longue, sont devenues
assez puissantes, à la capitale surtout, et
dans les grandes villes.
Quelques-unes de ces corporations, telles que : les
faiseurs de cercueils, les
couvreurs, les maçons, les porte-faix, etc..
possèdent, soit par droit écrit,
soit par prescription, le monopole de leur industrie.
Elles payent
régulièrement au trésor royal une
contribution déterminée, afin
dempècher tout
autre que leurs membres d’exercer tel ou tel
métier. D’autres sociétés n’ont
pas de monopole; le but unique de leurs membres est de
se protéger
réciproquement, et de se faciliter les moyens
de travail. Ces dernières reçoivent
dans leur sein quiconque se présente, ouvrier
ou non, pourvu qu’il paye sa
cotisation, et se soumette aux règles communes.
Cet
esprit d’association,
si naturel et si nécessaire dans un pays
où il n’y a guère d’autre loi que
celle du plus riche ou du plus fort, est
très-répandu parmi les Coréens,
depuis
les familles princières jusqu’aux derniers
esclaves. Nous l’avons signalé dans
les divers partis politiques qui divisent
l’aristocratie, dans la classe
moyenne, parmi les prétoriens et satellites des
tribunaux. Nous le retrouvons
dans toutes les classes du peuple. Chaque village
forme une petite république,
et possède une caisse commune à laquelle
toutes les familles sans exception
doivent contribuer. Cet argent est placé en
fonds de terre ou à intérêt, et
les
revenus servent à payer les suppléments
d’impôts, les objets d’utilité publique
pour les mariages, enterrements, etc..., et autres
dépenses imprévues. Les
individus attachés aux temples de Confucius ou
d’autres grands hommes; les
gardiens, les portiers, les commissionnaires, les
différentes espèces de
domestiques des palais royaux; les employés des
ministères, des administrations
civile, militaire ou judiciaire; tous ceux, en un mot,
qui ont un genre de
travail ou des intérêts communs, forment
entre eux des corporations ou
sociétés, analogues à celles des
ouvriers proprement dits, et ceux qui n’appartiennent
par leur état ou leur situation à aucune
de ces sociétés, s’y font affilier,
moyennant une somme plus ou moins considérable,
afin de trouver aide et
protection en cas de besoin. Une
des
corporations les plus puissantes et les mieux
organisées est celle des
porte-faix. Le commerce intérieur se faisant
presque toujours à dos d’hommes ou
de bêtes de charge, est entièrement entre
leurs mains. La plupart d’entre eux
sont des gens veufs ou qui par pauvreté n’ont
pu se marier; les autres traînent
à leur suite, le long des routes, leurs femmes
et leurs enfants. Répandus dans
le pays au nombre de huit ou dix mille, ils sont
subdivisés par provinces et
par districts, sous les ordres de chefs, sous-chefs,
censeurs, inspecteurs,
etc.. Ils parlent un langage de convention pour se
reconnaître entre eux, se
saluent partout où ils se rencontrent, et se
prodiguent les marques extérieures
du respect le plus cérémonieux. Ils sont
soumis à des règles
sévères, et leurs
chefs punissent eux-mêmes, quelquefois de mort,
les crimes et délits commis par
les confrères. Ils prétendent que le
gouvernement, n’a pas le droit de se mêler
de leurs affaires, et jamais on n’en a vu aucun
demander justice à un mandarin.
Ils passent généralement pour probes et
honnêtes, et les paquets ou ballots qu’on
leur confie pour les provinces les plus
éloignées, sont fidèlement remis
à leur
adresse. On prétend que leurs mœurs sont
très-corrompues, et que presque tous s’adonnent
à des vices contre nature. Néanmoins,
leurs femmes sont respectées, et celui d’entre
eux qui toucherait à la femme d’un de ses
confrères, serait immédiatement mis
à
mort. Ils sont insolents vis-à-vis du peuple,
et se font redouter même des
mandarins. Quand ils croient avoir à se
plaindre d’un affront, d’une injustice
quelconque, ils se retirent en masse du district ou de
la ville, et leur
retraite arrêtant le commerce, et
empêchant la circulation des marchandises, on
est obligé de parlementer avec eux, et de subir
leurs conditions, après quoi
ils reviennent plus fiers que jamais. La
corporation la
plus méprisée est celle des valets de
bouchers ou abatteurs de bœufs. Le bœuf
étant un animal absolument nécessaire
pour la culture et le transport des
fardeaux, une loi très-ancienne défend
de le tuer sans permission du
gouvernement, et l’opinion publique, d’accord avec la
loi, regarde l’acte de
tuer un bœuf comme le plus avilissant de tous. Les
abatteurs de bœufs forment
donc une classe à part, plus
dégradée aux yeux de tous que les
esclaves
eux-mêmes. Ils ne peuvent demeurer dans
l’intérieur des villages; ils vivent en
dehors de la population qui les repousse avec horreur,
et ne se marient qu’entre
eux. C’est parmi eux que sont pris les
exécuteurs des hautes œuvres. Seuls ils
ont le droit d’abattre les bœufs, et tout autre
Coréen qui le ferait serait
chassé de son village et de sa famille, et
forcé de se réfugier chez eux. Il
est bon de noter en passant que le mépris
public n’atteint que ceux qui tuent l’animal,
et nullement les bouchers qui en vendent la viande.
Ceux-ci sont de gros
personnages nommés par les mandarins, auxquels
ils payent un impôt très-lourd
afin de conserver leur monopole. Tout autre individu
qui ferait abattre un bœuf,
aurait à payer une amende de 54 à 56
francs, prix ordinaire d’un petit bœuf. Le
nombre des
esclaves est aujourd’hui bien moins
considérable qu’autrefois, et va toujours
en diminuant. On n’en rencontre plus guère, au
moins dans les provinces
centrales, que chez les grandes familles nobles. Sont
esclaves : ceux qui
naissent d’une mère esclave; ceux qui se
vendent ou sont vendus par leurs
parents comme tels; enfin les enfants
abandonnés qui sont recueillis et
élevés;
mais dans ce dernier cas l’esclavage est personnel, et
les enfants de celui qui
a ainsi perdu sa liberté, naissent libres.
L’esclavage est très-doux dans ce
pays; généralement on ne garde et on
n’emploie comme esclaves que les jeunes
gens, surtout les jeunes filles pour le service
intérieur de la famille. Quand
ils sont en âge de se marier, les garçons
sont le plus souvent laissés libres
de se retirer où ils voudront, à seule
charge de payer au maître une espèce de
capitation
annuelle; d’autres fois, le maître les garde
auprès de lui et les marie à
quelqu’une de ses esclaves. Les filles demeurent dans
la famille du maître, et
après leur mariage habitent une petite maison
à part. Elles sont astreintes à
quelques travaux, et tous leurs enfants appartiennent
au maître. Le
maître a droit
de vie et de mort sur ses esclaves; néanmoins,
s’il usait de ce droit dans les
circonstances ordinaires, ou même s’il les
frappait trop violemment, il serait
justiciable des tribunaux. Les missionnaires assurent
qu’il y a peu d’excès de
ce genre. En somme, le sort des esclaves est souvent
préférable à celui des
pauvres villageois, et il n’est pas rare de voir des
gens du peuple se réfugier
auprès des grands, demander à
épouser leurs esclaves, et à devenir
esclaves
eux-mêmes, pour se mettre à l’abri des
exactions et des violences des nobles ou
des mandarins. Outre les esclaves qui sont la
propriété des particuliers, il y
en d’autres qui appartiennent au gouvernement. Ils
sont attachés aux diverses
administrations, ministères,
préfectures, où ils remplissent les plus
bas
offices de domesticité. Quelques-uns de ces
esclaves le sont de naissance; la
plupart le sont devenus par suite d’une condamnation
en cause criminelle, et
ces derniers sont des forçats plutôt que
des esclaves. Cet esclavage est,
surtout pour les femmes, beaucoup plus pénible
que l’esclavage ordinaire. Les
femmes esclaves des préfectures sont
traitées à peu près comme des
animaux.
Elles sont à la merci, non-seulement des
mandarins, mais des prétoriens, des
satellites, des valets, du premier venu. Rien
n’égale le mépris qu’on a pour
elles, et la condamnation à une telle servitude
est, pour une honnête femme,
mille fois pire que la mort. |