Charles Dallet: Histoire de l’Église de Corée (1874) IX Condition
des femmes. — Mariage.
En
Corée, comme
dans les autres pays asiatiques, les mœurs sont
effroyablement corrompues, et
par une suite toute naturelle, la condition ordinaire
de la femme est un état d’abjection
et d’infériorité choquantes. Elle n’est
point la compagne de l’homme, elle n’est
qu’une esclave, un instrument de plaisir ou de
travail, à qui la loi et les
mœurs ne reconnaissent aucun droit et, pour ainsi
dire, aucune existence
morale. C’est un principe généralement
admis, consacré par les tribunaux, et
que personne ne songe à contester, que : toute
femme qui n’est pas sous
puissance de mari ou de parents, est, comme un animal
sans maître, la propriété
du premier occupant. Les
femmes n’ont
pas de nom. La plupart des jeunes filles
reçoivent, il est vrai, un surnom
quelconque, par lequel les parents plus
âgés, ou les amis de la famille les
désignent pendant leur enfance. Mais
aussitôt qu’elles ont atteint l’âge de
puberté, le père et la mère seuls
peuvent employer ce nom; les autres membres
de la famille, ainsi que les étrangers, se
servent de périphrases telles que :
la fille d’un tel, la sœur d’un tel. Après le
mariage une femme n’a plus de
nom. Ses propres parents la désignent le plus
souvent par le nom du district où
elle a été mariée; les parents de
son mari, par le nom du district où elle
vivait avant son mariage. Quelquefois on l’appelle
tout court la maison d’un
tel (nom du mari). Quand elle a des fils, les
bienséances demandent qu’on se
serve de la désignation : mère d’un tel.
Quand une femme est forcée de
comparaître devant les tribunaux, le mandarin,
pour faciliter les débats, lui
impose d’office un nom pour le temps que doit durer le
procès. Dans
les hautes
classes de la société,
l’étiquette exige que les enfants des deux
sexes soient
séparés dès l’âge de huit
ou dix ans. A cet âge, les garçons sont
placés dans l’appartement
extérieur où vivent les hommes. C’est
là qu’ils doivent passer leur temps,
étudier, et même manger et dormir. On ne
cesse de leur répéter qu’il est
honteux à un homme de demeurer dans
l’appartement des femmes, et bientôt ils
refusent d’y mettre les pieds. Les
jeunes filles
au contraire sont enfermées dans les salles
intérieures, où doit se faire leur
éducation, où elles doivent apprendre
à lire et à écrire. On leur
enseigne qu’elles
ne doivent plus jouer avec leurs frères et
qu’il est inconvenant pour elles de
se laisser apercevoir des hommes, de sorte que, peu
à peu, elles cherchent d’elles-mêmes
à se cacher. Ces
usages se
conservent pendant toute la vie, et leur
exagération a complètement
détruit la
vie de famille. Presque jamais un Coréen de bon
ton n’aura de conversation suivie
même avec sa propre femme, qu’il regarde comme
infiniment au-dessous de lui.
Jamais surtout il ne la consultera sur rien de
sérieux, et quoique vivant sous
le même toit, on peut dire que les époux
sont toujours séparés, les hommes
conversant et se délassant ensemble dans les
salles extérieures, et les femmes
recevant leurs parentes ou amies dans les appartements
qui leur sont réservés.
La même coutume, basée sur le même
préjugé, empêche les gens du
peuple de
rester dans leurs maisons quand ils veulent prendre un
instant de récréation ou
de repos. Les hommes cherchent leurs voisins, et, de
leur côté, les femmes se
réunissent à part. Parmi
les nobles,
quand une jeune fille est arrivée à
l’âge nubile, ses propres parents,
excepté
ceux du degré le plus rapproché, ne sont
plus admis ni à la voir ni à lui
parler, et ceux qui sont exceptés de cette loi
ne lui adressent la parole qu’avec
la plus cérémonieuse retenue.
Après leur mariage, les femmes nobles sont
inabordables. Presque toujours consignées dans
leurs appartements, elles ne
peuvent ni sortir, ni même jeter un regard dans
la rue, sans la permission de
leur mari; et de là, pour beaucoup de dames
chrétiennes, surtout en temps de
persécution, l’impossibilité absolue de
participer aux sacrements. Cette séquestration
jalouse est portée si loin, que l’on a vu des
pères tuer leurs filles, des
maris tuer leurs femmes, et des femmes se tuer
elles-mêmes, parce que des
étrangers les avaient touchées du doigt.
Mais très-souvent aussi, cette réserve
ou cette pudeur exagérée produit les
inconvénients qu’elle est destinée
à
éviter. Si quelque libertin effronté
parvient à pénétrer
secrètement dans l’appartement
d’une femme noble, elle n’osera ni pousser un cri, ni
opposer la moindre
résistance qui pourrait attirer l’attention;
car alors, coupable ou non, elle
serait déshonorée à tout jamais,
par le seul fait qu’un homme est entré dans sa
chambre, tandis que, la chose restant secrète,
sa réputation est sauve. D’ailleurs,
si elle résistait, personne ne lui en saurait
gré, pas même son mari, à cause
de l’éclat fâcheux qui serait ainsi
occasionné. Quoique
les
femmes en Corée ne comptent absolument pour
rien, ni dans la société, ni dans
leur propre famille, elles sont entourées
cependant d’un certain respect
extérieur. On se sert en leur parlant des
formules honorifiques, et nul n’oserait
s’en dispenser, si ce n’est envers ses propres
esclaves. On cède le pas dans la
rue à toute femme honnête, même du
pauvre peuple. L’appartement des femmes est
inviolable; les agents de l’autorité
eux-mêmes ne peuvent y mettre le pied, et
un noble qui se retire dans cette partie de la maison
n’y sera jamais saisi de
force. Le cas de rébellion est seul
excepté, parce qu’alors les femmes sont
supposées complices du coupable. Dans les
autres circonstances, les satellites
sont forcés d’user de ruse pour attirer leur
proie au dehors, en un lieu où ils
puissent légalement l’arrêter. Quand un
acheteur vient visiter une maison en
vente, il avertit de son arrivée, afin qu’on
ferme les portes des chambres
réservées aux femmes, et il n’examine
que les salons extérieurs ouverts à
tous.
Quand un homme veut monter sur son toit, il
prévient les voisins afin que l’on
ferme les portes et les fenêtres. Les
femmes des
mandarins ont le droit d’avoir des voitures à
deux chevaux, et ne sont point
obligées de faire cesser, dans l’enceinte de la
capitale, les cris des valets
de leur suite, ce que doivent faire les plus hauts
fonctionnaires, même les
gouverneurs et les ministres. Les femmes ne font la
génuflexion à personne, si
ce n’est à leurs parents, dans le degré
voulu, et selon les règles fixées.
Celles qui se font porter en chaise ou palanquin, sont
dispensées de mettre
pied à terre en passant devant la porte du
palais. Ces usages semblent dictés
par le sentiment des convenances, mais il en est
d’autres qui viennent
évidemment du mépris qu’on a pour le
sexe le plus faible ou de la licence des
mœurs. Ainsi, les femmes, à quelque classe de
la société qu’elles
appartiennent, ne sont presque jamais traduites devant
les tribunaux, quelque
délit qu’elles puissent commettre, parce qu’on
ne les suppose pas responsables
de leur actes. Ainsi encore, elles ont droit de
pénétrer partout dans les
maisons, de circuler en tout temps dans les rues de la
capitale, même la nuit;
tandis que, depuis neuf heures du soir, moment
où la cloche donne le signal de
la retraite, jusqu’à deux heures du matin,
aucun homme ne peut sortir, sauf le
cas d’absolue nécessité, sans s’exposer
à une forte amende. Lorsque les enfants
ont atteint l’âge de puberté, ce sont les
parents qui les fiancent et les
marient, sans les consulter, sans s’inquiéter
de leurs goûts, et souvent même
contre leur gré. De part et d’autre on ne
s’occupe que d’une chose, la
convenance de rang et de position entre les deux
familles. Peu importent les
aptitudes des futurs époux, leur
caractère, leurs qualités ou leurs
défauts
physiques, leur répugnance mutuelle. Le
père du garçon se met en relation avec
le père de la fille, de vive voix s’ils
demeurent dans le voisinage l’un de l’autre,
par lettre s’ils sont trop éloignés. On
discute les diverses conditions du
contrat, on convient de tout, on marque
l’époque qui semble la plus favorable
d’après
les calculs des devins ou astrologues, et cet
arrangement est définitif. La
veille ou l’avant-veille
du jour fixé pour le mariage, la demoiselle
invite une de ses amies pour lui
relever les cheveux; le jeune homme de son
côté appelle l’un de ses parents ou
connaissances pour lui rendre le même service.
Ceux qui doivent faire cette
cérémonie sont choisis avec soin; on les
appelle poksiou, c’est-à-dire : main
de bonheur. Voici sur quoi est fondé cet usage.
En Corée, les enfants des deux
sexes portent leurs cheveux en une seule tresse qui
pend sur le dos. Ils vont
toujours nu-tête. Tant que l’on n’est pas
marié, on reste au rang des enfants
(ahai), et l’on doit conserver ce genre de coiffure.
On peut alors faire toutes
sortes d’enfantillages et de folies, sans que cela
tire à conséquence; on n’est
pas supposé capable de penser ou d’agir
sérieusement, et les jeunes gens,
eussent-ils vingt-cinq ou trente ans, ne peuvent
prendre place dans aucune
réunion où l’on traite d’affaires
importantes. Mais le mariage amène
l’émancipation
civile, à quelque âge qu’il soit
contracté, fût-ce à douze ou
treize ans. Dès
lors on devient homme fait (euroun), les jeux
d’enfants doivent être
abandonnés, la nouvelle épouse prend son
rang parmi les matrones, le jeune
marié a le droit de parler dans les
réunions d’hommes et de porter désormais
un
chapeau. Après que les cheveux ont
été relevés pour le mariage, les
hommes les
portent noués sur le sommet de la tête,
un peu en avant. D’après les vieilles
traditions, ils ne devraient jamais se couper un seul
cheveu; mais, à la
capitale surtout, les jeunes gens qui veulent faire
valoir leurs avantages
personnels, et n’avoir pas sur le crâne un trop
gros paquet de cheveux, se font
raser le sommet de la tête, de façon
à ce que le nœud ne soit pas plus gros qu’un
œuf. Les femmes mariées, au contraire,
non-seulement conservent tous leurs
cheveux, mais s’en procurent de faux, afin de grossir
autant que possible les
deux tresses qui pour elles sont de règle
stricte. Les femmes de tout rang à la
capitale, et les femmes nobles dans les provinces
forment avec ces deux,
tresses un gros chignon qui, maintenu par une longue
aiguille d’argent ou de
cuivre placée en travers, retombe sur le cou.
Les femmes du peuple, dans les
provinces, roulent les deux tresses autour de leur
tête, comme un turban, et
les nouent sur le front. Les jeunes personnes qui
refusent de se marier, et les
hommes qui, arrivés à un certain
âge, n’ont pu trouver femme, relèvent
eux-mêmes
leurs cheveux secrètement et en fraude, afin de
ne pas être éternellement traités
comme des enfants; c’est une violation grave des
usages, mais on la tolère. Au
jour fixé, on
prépare dans la maison de la jeune fille une
estrade plus ou moins élevée,
ornée avec tout le luxe possible; les parents
et amis sont invités, et s’y
rendent en foule. Les futurs époux qui ne se
sont jamais vus, ni jamais adressé
la parole, sont amenés solennellement sur
l’estrade, et placés l’un en face de
l’autre. Ils y restent quelques minutes, se saluent
sans mot dire, puis se
retirent chacun de son côté. La jeune
mariée rentre dans l’appartement des
femmes, et le marié demeure avec les hommes
dans les salons extérieurs, où il
se réjouit avec tous ses amis, et les
fête de son mieux. Quelque considérables
que puissent être les dépenses, il doit
s’exécuter de bonne grâce; sinon, on
emploiera tous les moyens imaginables, jusqu’à
le lier et le suspendre au
plafond, pour le forcer à se montrer
généreux. C’est
cette
salutation réciproque, par devant
témoins, qui signifie le consentement, et
constitue le mariage légitime. Dès lors
le mari, à moins qu’il n’ait
répudié sa
femme dans les formes voulues, peut toujours et
partout la réclamer; et, l’eût-il
répudiée, il lui est interdit de prendre
lui-même une autre femme légitime, du
vivant de la première, mais il reste libre
d’avoir autant de concubines qu’il
en peut nourrir. Quant aux concubines, il suffit qu’un
homme puisse prouver qu’il
a eu des relations intimes avec une fille ou une
veuve, pour que celle-ci
devienne sa propriété légale.
Personne ne peut la lui enlever, et les parents
eux-mêmes n’ont pas droit de la réclamer.
Si elle s’enfuit, il peut la faire
ramener de force à son domicile. Le
fait suivant,
arrivé il y a quelques années dans un
village où se trouvait un missionnaire,
nous fera mieux comprendre ces diverses lois et
coutumes au sujet du mariage.
Un noble avait à marier sa propre fille et
celle de son frère défunt, toutes
deux du même âge. Il voulait pour chacune
d’elles, mais pour sa fille surtout,
le plus excellent mari qui se pût rencontrer, et
dans son désir de faire le
meilleur choix possible, il avait refusé
déjà plusieurs partis
très-convenables. Un jour enfin, on lui fait
une demande de la part d’une riche
et grande famille. Après avoir
hésité quelque temps s’il donnerait sa
fille ou
sa nièce, il se détermine pour sa fille,
et sans avoir jamais vu son futur gendre,
engage sa parole et convient de l’époque des
noces. Mais trois jours avant la
cérémonie, il apprend par des sorciers
que le jeune homme est un niais,
très-laid et très-ignorant. Que faire?
Il n’y avait plus moyen de reculer. Il
avait donné son consentement, et en pareil cas
la loi est inflexible. Dans son
désespoir, il imagina un moyen d’amortir le
coup qu’il ne pouvait parer
entièrement. Le jour du mariage, dès le
matin, il se rendit à l’appartement des
femmes et donna ses ordres de la manière la
plus absolue, pour que sa nièce, et
non sa fille, fût coiffée,
habillée, et conduite sur l’estrade saluer le
futur
mari. Sa fille, stupéfaite, n’avait qu’à
obéir. Les deux cousines, étant à
peu
près de la même taille, la substitution
fut facile, et la cérémonie eut lieu
dans les formes voulues. Le nouveau marié,
selon l’usage, passa l’après-midi
dans l’appartement des hommes, et quelle ne fut pas la
stupéfaction du vieux
noble lorsqu’il vit que, loin d’être le badaud
que lui avaient dépeint les
sorciers, il était beau, bien fait,
très-spirituel, très-instruit et
très-aimable ! Désolé d’avoir
perdu un pareil gendre, il songea à
réparer le
mal, et ordonna secrètement que, le soir, on
introduisit dans la chambre
nuptiale non point sa nièce, mais sa propre
fille. Il savait bien que le jeune
homme ne se douterait de rien, parce que pendant les
salutations officielles
sur l’estrade, les nouvelles mariées sont
tellement affublées et surchargées
d’ornements
qu’il est impossible de distinguer leur visage. Tout
se fit comme il le
désirait. Pendant les deux ou trois jours que
l’on passa en famille, le vieux
noble, heureux du succès de ses
stratagèmes, se félicitait d’avoir un
gendre
aussi parfait. Le nouveau marié de son
côté, se montrait de plus en plus
charmant, et gagna tellement le cœur de son
beau-père, qu’à la fin, dans un
épanchement d’affection, celui-ci lui raconta
tout ce qui était arrivé, les
bruits qui avaient couru sur son compte, et les
substitutions successives de la
nièce à la fille, et de la fille
à la nièce. Le jeune homme fut tout
d’abord
interdit, puis reprenant son sang-froid : «
C’est très-bien, dit-il, et
très-adroit de votre part. Mais il est clair
que les deux jeunes personnes m’appartiennent,
et je les réclame toutes les deux, votre
nièce qui seule est ma légitime
épouse, puisqu’elle m’a fait les salutations
légales; votre fille parce que,
introduite par vous-même dans la chambre
nuptiale, elle est devenue de droit et
de fait ma concubine. » Il n’y avait rien
à répondre; les deux jeunes femmes
furent conduites à la maison du nouveau
marié, et le vieillard demeuré seul fut
bafoué de tous pour sa maladresse et sa
mauvaise foi. Le
jour du
mariage, la jeune fille doit montrer la plus grande
réserve dans ses paroles.
Sur l’estrade, elle ne dit pas un mot, et le soir,
dans la chambre nuptiale, l’étiquette,
surtout entre gens delà haute noblesse, lui
commande le silence le plus absolu.
Le jeune marié l’accable de questions, de
compliments; elle doit rester muette
et impassible comme une statue. Elle s’assied dans un
coin, revêtue d’autant de
robes qu’elle en peut porter. Son mari la
déshabillera s’il le veut, mais elle
ne s’en mêlera pas. Si elle prononçait
une parole ou faisait un geste, elle
deviendrait un objet de risée et de
plaisanterie pour ses compagnes, car les
femmes esclaves de la maison se tiennent auprès
des portes pour écouter,
regardent par toutes les fentes, et se hâtent de
publier ce qu’elles peuvent
voir et entendre. Un jeune marié fit un jour
avec ses amis la gageure d’arracher
quelques mots à sa femme dès la
première entrevue. Celle-ci en fut avertie. Le
jeune homme après avoir vainement tenté
divers moyens, s’avisa de lui dire que
les astrologues, en tirant l’horoscope de sa future,
lui avaient affirmé qu’elle
était muette de naissance, qu’il voyait bien
que tel était le cas, et qu’il
était résolu à ne pas prendre une
femme muette. La jeune femme aurait pu se
taire impunément, car les
cérémonies légales une fois
accomplies, que l’un des
deux conjoints soit muet ou aveugle, ou impotent, peu
importe, le mariage
existe. Mais piquée de ces paroles, elle
répondit d’un ton aigredoux : «
Hélas!
l’horoscope tiré sur ma nouvelle famille est
bien plus vrai encore. Le devin m’a
annoncé que j’épouserais le fils d’un
rat, et il ne s’est pas trompé. » C’est
là
pour un Coréen la plus grossière injure,
et elle atteignait non-seulement l’époux
mais son père. Les éclats de rire des
femmes esclaves en faction auprès de la
porte augmentèrent la déconvenue du
jeune homme. Il avait gagné son pari, mais
les moqueries de ses amis lui firent payer bien cher
et bien longtemps sa
malencontreuse bravade. Cet
état de
réserve et de contrainte entre les nouveaux
mariés doit, selon les lois de
l’étiquette,
se prolonger très-longtemps. Pendant des mois
entiers, la jeune femme ouvre à
peine la bouche pour les choses les plus
nécessaires. Point de conversations
suivies avec son mari, point de confidences, jamais
l’ombre de cordialité.
Vis-à-vis de son beau-père, l’usage est
encore plus sévère; souvent elle passe
des années entières sans oser lever les
yeux sur lui ou lui adresser la parole,
sinon pour lui donner de loin en loin quelque
brève réponse. Avec sa belle-mère
elle est un peu plus à l’aise, et se permet
quelquefois de petites
conversations; mais, si elle est bien
élevée, ces conversations seront rares
et
de peu de durée. Inutile d’ajouter que les
chrétiens de Corée ont laissé de
côté la plupart de ces observances
ridicules. D’après
tout ce
que nous venons de dire, on comprend combien rares
doivent être en Corée les
mariages heureux, les unions bien assorties. La femme
n’a que des devoirs
envers son mari, tandis que celui-ci n’en a aucun
envers elle. La fidélité
conjugale n’est obligatoire que pour la femme. Si
insultée, si dédaignée qu’elle
soit, elle n’a pas le droit de se montrer jalouse;
l’idée même ne lui en vient
pas. D’ailleurs, l’amour mutuel entre les époux
est un phénomène que les mœurs
rendent presque impossible. Les bienséances
tolèrent qu’un mari respecte sa
femme et la traite convenablement; mais on se
moquerait cruellement de celui
qui lui donnerait une marque d’affection
véritable, et qui l’aimerait comme la
compagne de sa vie. Elle n’est et ne doit être,
pour un homme qui se respecte,
qu’une esclave d’un rang un peu plus
élevé, destinée à lui
donner des enfants,
à surveiller l’intérieur de la maison,
et à satisfaire quand il lui plaît ses
passions et ses appétits naturels. Parmi les
nobles, le jeune marié après avoir
passé trois ou quatre jours avec sa nouvelle
épouse, doit la quitter pour un
temps assez long, afin de prouver qu’il ne fait pas
d’elle trop grand cas. Il
la laisse dans un état de veuvage
anticipé, et se dédommage avec des
concubines. En agir autrement serait de mauvais
goût. On cite des nobles, qui
pour avoir laissé échapper quelques
larmes à la mort de leur femme, ont
été
obligés de s’absenter pendant plusieurs
semaines des salons de leurs amis où l’on
ne cessait de les poursuivre de quolibets. Parmi
les femmes,
un certain nombre acceptent cet état de choses
avec une résignation exemplaire.
Elles se montrent dévouées,
obéissantes, soigneuses de la réputation
et du
bien-être de leurs maris. Elles ne se
révoltent pas trop contre les exigences
souvent tyranniques et déraisonnables de leurs
belles-mères. Habituées dès
l’enfance
à porter le joug, à se regarder
elle-mêmes comme une race inférieure,
elles n’ont
pas même l’idée de protester contre les
usages établis, ou de briser les
préjugés dont elles sont victimes. Mais
beaucoup d’autres femmes se laissent
aller à tous leurs défauts de
caractère, sont violentes,
insubordonnées,
mettent dans leurs maisons la division et la ruine, se
battent avec leurs
belles-mères, se vengent de leurs maris en leur
rendant la vie insupportable,
et provoquent sans cesse des scènes de
colère et de scandale. Chez les gens du
peuple, en pareil cas, le mari se fait justice
à coups de poing ou de bâton;
mais dans les hautes classes, l’usage ne permettant
point à un noble de frapper
sa femme, il n’a d’autre ressource que le divorce, et
s’il ne lui est pas
facile d’y recourir et de faire les frais d’un autre
mariage, il faut qu’il se
résigne. Si sa femme, non contente de le
tourmenter, lui est infidèle ou s’enfuit
de la maison conjugale, il peut la conduire au
mandarin, qui, après avoir fait
administrer la bastonnade à la dame, la donne
pour concubine à quelqu’un de ses
satellites ou de ses valets. Quelquefois
cependant,
même en Corée, les femmes de tact et
d’énergie savent se faire
respecter, et conquérir leur position
légitime, comme le prouve l’exemple
suivant, extrait d’un traité coréen de
morale en action, à l’usage des jeunes
gens des deux sexes. Vers la fin du siècle
dernier, un noble de la capitale,
assez haut placé, perdit sa femme dont il avait
plusieurs enfants. Son âge déjà
avancé rendait un second mariage difficile;
néanmoins, après de longues
recherches, les entremetteurs employés en
pareil cas firent décider son union
avec la fille d’un pauvre noble de la province de
Kieng-sang. Au jour fixé, il
se rendit à la maison de son futur
beau-père, et les deux époux furent
amenés
sur l’estrade pour se faire les salutations d’usage.
Notre dignitaire en voyant
sa nouvelle femme, resta un moment interdit. Elle
était très-petite, laide,
bossue, et semblait aussi peu favorisée des
dons de l’esprit que de ceux du
corps. Mais il n’y avait pas à reculer, et il
en prit son parti, bien résolu à
ne jamais l’amener dans sa maison et à n’avoir
aucun rapport avec elle. Les
deux ou trois jours que l’on passe dans la maison du
beau-père étant écoulés,
il repartit pour la capitale, et ne donna plus de ses
nouvelles. La femme
délaissée, qui était une personne
de beaucoup d’intelligence, se résigna à
son
isolement, et demeura dans la maison paternelle,
s’informant de temps en temps
de ce qui arrivait à son mari. Elle apprit,
après deux ou trois ans, qu’il
était devenu ministre de second ordre, qu’il
venait de marier
très-honorablement ses deux fils, puis,
quelques années plus tard, qu’il se
disposait à célébrer, avec toute
la pompe voulue, les fêtes de sa
soixantième
année. Aussitôt,
sans
hésiter, malgré l’opposition et les
remontrances de ses parents, elle prend le
chemin de la capitale, se fait porter à la
maison dn ministre, et annoncer
comme sa femme. Elle descend de son palanquin sous le
vestibule, se présente d’un
air assuré, promène un regard tranquille
sur les dames de la famille réunies pour
la fête, s’assied à la place d’honneur,
se fait apporter du feu, et avec le
plus grand calme, allume sa pipe devant toutes les
assistantes stupéfaites. La
nouvelle est portée de suite à
l’appartement des hommes, mais par bienséance
personne n’a l’air de s’en émouvoir.
Bientôt la dame fait appeler les esclaves
de service, et d’un ton sévère : «
Quelle maison est-ce que celle-ci? leur
dit-elle; je suis votre maîtresse et personne ne
vient me recevoir. Où avez-vous
été élevées? je devrais
vous infliger une grave punition, mais je vous fais
grâce pour cette fois. Où est
l’appartement de la maîtresse ? » On se
hâte de l’y
conduire, et là, au milieu de toutes les dames
: « Où sont mes belles-filles?
demande-t-elle, comment se fait-il qu’elles ne
viennent pas me saluer? Elles
oublient sans doute que par mon mariage je suis
devenue la mère do leurs maris,
et que j’ai droit de leur part à tous les
égards dus à leur propre mère.
»
Aussitôt, les deux belles-filles se
présentent, l’air honteux, et s’excusent de
leur mieux sur le trouble où les a
jetées une visite aussi inattendue. Elle les
réprimande doucement, les exhorte à se
montrer plus exactes dans l’accomplissement
de leurs devoirs, et donne différents ordres en
sa qualité de maîtresse de la
maison. Quelques
heures
après, voyant qu’aucun des maîtres ne
paraissait, elle appelle une esclave et
lui dit : « Mes deux fils ne sont certainement
pas sortis en un jour comme
celui-ci; voyez s’ils sont à l’appartement des
hommes, et faites-les venir. »
Ils arrivent très-embarrassés, et
balbutient quelques excuses. « Comment, leur
dit-elle, vous avez appris mon arrivée depuis
plusieurs heures, et vous n’êtes
pas encore venus me saluer! Avec une aussi mauvaise
éducation, une pareille
ignorance des principes, que ferez-vous dans le monde
? J’ai pardonné aux
esclaves et à mes belles-filles leur manque de
politesse, mais, pour vous
autres hommes, je ne puis laisser votre faute impunie.
» En même temps, elle
appelle un esclave, et leur fait donner sur les jambes
quelques coups de
verges. Puis elle ajoute : « Pour votre
père le ministre, je suis sa servante,
et n’ai pas d’ordres à lui donner; mais vous,
désormais, faites en sorte de ne
plus oublier les convenances. » A
la fin, le ministre
lui-même, bien étonné de tout ce
qui se passait, fut obligé de s’exécuter
et
vint saluer sa femme. Trois jours après, les
fêtes étant terminées, il retourna
au palais. Le roi lui demanda familièrement si
tout s’était passé aussi
heureusement que possible; le ministre raconta en
détail l’histoire de son
mariage, l’arrivée inopinée de sa femme
et la manière dont elle avait su se
conduire. Le roi, qui était un homme de sens,
lui répondit : « Vous avez fort
mal agi envers votre épouse. Elle me
paraît une femme de beaucoup d’esprit et d’un
tact extraordinaire; sa conduite est admirable, et je
ne saurais assez la
louer. J’espère que vous réparerez les
torts que avez eus envers elle. » Le
ministre le promit, et quelques jours plus tard, le
prince conféra solennellement
à la dame une des plus hautes dignités
de la cour. La
femme épousée
légitimement, à moins qu’elle ne soit
une veuve ou une esclave, entre en tout
et pour tout en participation de l’état social
de son mari. Quand même elle ne
serait pas noble de naissance, elle le devient si elle
épouse un noble, et ses
enfants le sont aussi. Si deux frères par
exemple, épousent la tante et la
nièce, et que la nièce tombe en partage
à l’ainé, elle devient par le fait la
sœur aînée, et la tante sera
traitée comme la sœur cadette, ce qui dans ce
pays
fait une énorme différence. Dans
toutes les
classes de la société, la principale
occupation des femmes est d’élever, ou
plutôt de nourrir leurs enfants. La mère
se dispense rarement de ce devoir,
plus sacré encore en ce pays, où l’on
n’a aucune idée de l’allaitement
artificiel, et où par conséquent les
enfants qui perdent leur mère dans les
premières années meurent presque tous.
Les Coréens ne savent pas traire les
animaux, et n’usent jamais de lait de vache ou de
chèvre. La seule exception
est en faveur du roi qui en prend quelquefois. Dans ce
cas, on s’en procure à l’aide
d’une opération très-compliquée.
On couche la vache sur le flanc, en présence
de toute la cour, puis avec des planchettes ou
bâtons on presse les mamelles,
et le lait, que les opérateurs en font
découler à la sueur de leurs fronts, est
précieusement recueilli pour l’usage de Sa
Majesté. Quand
il n’y a
pas d’autres enfants plus jeunes, la mère
allaite son nourrisson jusqu’à l’âge
de sept ou huit ans, quelquefois même
jusqu’à dix ou douze ans. Cette coutume
dégoûtante semble si naturelle en ce pays
que la chose se fait publiquement, et
l’on voit des enfants presque aussi grands que leurs
mères prendre le sein,
sans que personne songe à se scandaliser.
L’éducation du reste exige peu de
soins. Elle consiste habituellement à faire
toutes les volontés de l’enfant,
surtout si c’est un fils, à se plier à
tousses caprices, et à rire de tous ses
défauts, de tous ses vices, saus jamais le
corriger. En dehors du soin de leur
progéniture, les femmes nobles n’ont rien
à faire qu’à diriger leurs servantes,
et maintenir l’ordre dans les appartements
intérieurs. Leur vie s’écoule
presque tout entière dans l’inaction la plus
complète. Mais les femmes du
peuple ont une rude besogne. Elles doivent
préparer les aliments, confectionner
les toiles, en faire des habits, les laver et
blanchir, entretenir tout dans la
maison, et de plus, pendant l’été, aider
leurs maris dans tous les travaux de
la campagne. Les hommes travaillent au temps des
semailles et de la moisson,
mais en hiver ils se reposent. Leur seule occupation
alors est de couper sur
les montagnes le bois nécessaire pour le feu;
le reste de leur temps se passe à
jouer, fumer, dormir, ou visiter leur parents et amis.
Les femmes, comme de
véritables esclaves, ne se reposent jamais. L’injuste
inégalité
entre les sexes continue, même après que
le mariage est finalement
dissous par la mort d’un des conjoints. Le mari porte
le demi-deuil, après la
mort de sa femme, pendant quelques mois seulement, et
peut se remarier
aussitôt. La femme au contraire, surtout dans
les hautes classes, doit pleurer
son mari et porter le deuil toute sa vie. Ce serait
une infamie pour une veuve
de bon ton, si jeune qu’elle soit, de se remarier. Le
roi Sieng-tsong, qui
régna de 1469 à 1494, interdit les
examens publics aux enfants des femmes
nobles mariées en secondes noces, et
défendit de les admettre à aucun emploi.
Aujourd’hui encore, ils sont considérés
par la loi comme des enfants
illégitimes. De
cette
prohibition inique des secondes noces résultent
nécessairement de graves
désordres, chez un peuple aussi brutalement
passionné que les Coréens. Les
jeunes veuves nobles ne se remarient point, mais
presque toutes sont,
publiquement ou secrètement, les concubines de
ceux qui veulent les nourrir. D’ailleurs,
celles qui s’obstinent à vivre
honnêtement dans la solitude sont
très-exposées.
Tantôt on les enivre à leur insu, en
jetant des narcotiques dans leur boisson,
et elles se réveillent
déshonorées, à côté
d’un scélérat qui a abusé d’elles
pendant leur sommeil; tantôt on les
enlève de force pendant la nuit, à
l’aide
de quelques bandits soudoyés; et quand, d’une
manière ou d’une autre, elles ont
été une fois victimes de la violence de
celui qui les convoite, il n’y a plus
de remède possible : elles lui appartiennent de
par la loi et la coutume. On
voit quelquefois de jeunes veuves se donner la mort
aussitôt après les
funérailles de leur mari, afin de mieux prouver
leur fidélité, et de mettre
leur réputation et leur honneur hors de toute
atteinte. Les nobles n’ont pas
assez de voix pour célébrer ces femmes
modèles, et ils obtiennent, presque
toujours, que le roi leur décerne un monument
public, colonne ou temple,
destiné à conserver la mémoire de
leur héroïsme. Il y a vingt ans, de vagues
rumeurs d’une guerre civile prochaine s’étant
répandues dans le pays, des
veuves chrétiennes demandèrent au
missionnaire la permission de se suicider si
les bandes armées approchaient de leur maison,
ei le prêtre eut beaucoup de
difficulté à leur faire comprendre que,
même en pareil cas, le suicide est un
crime abominable devant Dieu. Aux
gens du
peuple, les secondes noces ne sont défendues ni
par la loi, ni par la coutume.
Dans les familles riches, on tient assez souvent, par
amour-propre, à imiter la
noblesse en ce point comme en d’autres. Mais, chez les
pauvres, la nécessité
pour les hommes d’avoir quelqu’un qui prépare
leur nourriture, la nécessité
pour les femmes de ne pas mourir de faim, rendent ces
sortes de mariages assez
fréquents. |