XV Sciences.
— Industrie. — Commerce. — Relations
internationales.
Malgré
la
protection officielle dont jouissent, en Corée,
certaines études scientifiques,
malgré les écoles spéciales
entretenues par le gouvernement pour en favoriser
les progrès, ces études sont à
peu près nulles. Les astronomes en titre ont
à
peine les notions suffisantes pour faire usage du
calendrier chinois qui chaque
année leur est apporté de Péking;
en dehors de cela, ils ne connaissent que des
formules astrologiques ridicules. La science des
principaux calculateurs du
ministère des finances, ne dépasse pas
les opérations ordinaires d'arithmétique
nécessaires pour la tenue des livres. Celle des
élèves du Nioul-hak ou école de
droit se borne à une connaissance, à peu
près machinale, des textes officiels
de la loi et des décrets royaux. La
médecine seule semble faire exception. Tout
en adoptant la médecine chinoise, les
Coréens y ont introduit, semble-t-il, des
améliorations sérieuses, à ce
point qu'on n'a pas dédaigné de composer
à Péking
même les planches pour l'impression du plus
célèbre livre coréen de
médecine,
le Tieng-oi-po-kan.
Nul autre livre
coréen n'a jamais eu cet honneur. Les
médecins
réellement instruits ne se trouvent
guère qu'à la capitale. Ce sont quelques
nobles qui ont étudié par
curiosité, ou des individus de la classe
moyenne qui
ont travaillé à se faire une position
comme médecins de la cour. Ailleurs, on
peut rencontrer de loin en loin quelques praticiens
capables, à qui une longue
expérience a enseigné le
véritable usage des remèdes locaux; mais
ces hommes
sont de rares exceptions, et l'immense majorité
des médecins de province ne
sont que des charlatans sans études et sans
conscience, qui pour toutes les
maladies possibles emploient chacun une drogue
spéciale et toujours la même, et
ne prennent jamais la peine de voir les malades qu'ils
traitent. On
prétend que l'on
a en Corée, comme en Chine, certains
remèdes très-efficaces contre diverses
maladies, entre autres une potion qui dissout les
pierres et calculs de la
vessie, et guérit celle terrible maladie sans
aucune opération chirurgicale. Mgr
Ferréol,
troisième vicaire apostolique de Corée,
après de longues souffrances qui
l'avaient réduit à
l'extrémité, fut guéri de la
pierre, en quelques heures, par
un médecin chinois. Mais la formule de ce
remède est un secret soigneusement
gardé par ceux qui le possèdent. La
règle générale est de donner les
remèdes en
potion; les exceptions sont rares. On fait bouillir
ensemble jusqu'à vingt ou
trente espèces de plantes, et on mêle
à la décoction diverses matières
plus ou
moins sales et rebutantes, dont on ne cherche
d'ailleurs aucunement à déguiser
le nom sous un travestissement plus ou moins
scientifique. Les confortants sont
d'un usage continuel. Le plus ordinaire est le
consommé de viande, que les
Coréens excellent à préparer. Il
y en a deux autres qui méritent une mention
particulière : le gen-seng dont nous avons
parlé plus haut, et la corne de
cerf. La
corne de cerf
a, dit-on, des effets restauratifs plus durables que
le gen-seng; sa force
varie selon la région où vit l'animal.
Les Coréens estiment peu celle qui vient
de Chine ou des provinces septentrionales (Ham-kieng
et Pieng-an). La meilleure
est, disent-ils, celle qui provient du Kang-ouen;
encore fait-on une
distinction entre les différents districts de
cette province. Le cerf doit être
abattu au moment où les bois croissent, et
avant qu'ils soient durcis,
autrement les effets du remède seraient nuls.
On coupe la tête de l'animal, et
on la maintient renversée pendant dix ou douze
heures, afin que toute la vertu
du sang passe dans les cornes, puis on les fait
sécher sur un feu doux avec
toutes les précautions possibles. Pour s'en
servir, on racle un peu cette
corne, on la mélange avec le jus de quelques
plantes, et on l'administre au
malade. Mgr Daveluy atteste qu'il a usé
fréquemment de ce remède pendant de
longues années d’épuisement, et qu’il en
a ressenti d’excellents effets. Le
sang de cerf, pris chaud, passe aussi pour donner
à tous les membres une vie et
une force extraordinaires. « Quand on en a bu,
disaient des chasseurs chrétiens
à un missionnaire, les montagnes les plus
escarpées semblent une plaine, et l’on
ferait le tour du royaume sans aucune fatigue. »
Un
autre moyen
curatif dont il convient de dire un mot, c’est
l’acupuncture. Elle consiste,
pour les médecins coréens, à
percer d’un coup de lancette divers points du
corps, afin de rétablir la machine dans son
équilibre naturel. Il existe des
traités spéciaux sur cette partie de
l’art chirurgical, la seule connue des
Coréens; ils savent même fabriquer avec
du fil de fer des modèles du corps
humain, afin d’indiquer exactement aux
étudiants les endroits où la lancette
doit être enfoncée. Sous la main d’un
opérateur habile, l’instrument,
excessivement mince, pénètre
jusqu’à quatre ou cinq centimètres de
profondeur,
et c’est à peine s’il sort quelques gouttes de
sang. Les missionnaires assurent
qu’ils ont souvent vu des effets remarquables et
toujours très-prompts de ce
genre de traitement. Les
Coréens, peu
avancés dans les études scientifiques,
ne le sont guère plus en connaissances
industrielles. Chez eux, les arts utiles n’ont fait,
depuis des siècles,
absolument aucun progrès. Une des principales
causes de cet état d’infériorité,
c’est que, dans chaque maison, on doit faire à
peu près tous les métiers, et
fabriquer soi-même les objets de première
nécessité. La récolte donne au
laboureur tout ce qu’il lui faut, et pendant l’hiver
il devient tour à tour :
tisserand, teinturier, charpentier, tailleur,
maçon, etc.. Il fait chez lui le
vin de riz, l’huile, l’eau-de-vie. Sa femme et ses
filles filent le chanvre, le
coton, la soie même, quand il a pu élever
quelques vers; elles en tissent des
étoffes grossières, mais solides, qui
suffisent aux besoins habituels. Chaque
paysan connaît et recueille les graines requises
pour la teinture, et celles
qui servent de remèdes dans les maladies les
plus ordinaires. Il confectionne
lui-même ses habits, ses souliers de paille, ses
sabots, les corbeilles,
paniers, balais, cordes, ficelles, nattes, instruments
de labour, dont il a besoin.
Le cas échéant, il répare le mur,
le toit, la charpente de sa maison. En un
mot, il se suffit, mais comme il est facile de le
comprendre, il ne travaille à
chaquc chose que dans la mesure de la
nécessité présente, se contente
des
procédés les plus simples et les plus
primitifs, et ne peut jamais arriver à
une habileté remarquable. Il
n’y a d’ouvriers
spéciaux que pour les métiers qui
exigent des outils particuliers, et un
apprentissage de la manière de s’en servir.
Mais, dans ce cas même, les ouvriers
établis d’une manière fixe, et
travaillant dans leur boutique, sont
excessivement rares. D’habitude, chacun d’eux va
où on l’emploie, portant ses
outils sur le dos, et quand il a fini quelque part,
cherche de l’ouvrage
ailleurs. Ceux mêmes qui ont besoin d’une
certaine installation, ne se fixent
définitivement nulle part. Les potiers, par
exemple, s’établissent aujourd’hui
dans un lieu où le bois et l’argile sont
à leur convenance; ils y bâtissent
leur cabane et leur four, fabriquent pour les gens du
voisinage quelques
porcelaines grossières, des vases de terre
assez solides et d’une capacité
quelquefois monstrueuse; puis, quand le bois est
épuisé, ils vont chercher
fortune ailleurs. Les forgerons agissent de
même, et s’éloignent quand l’extraction
du minerai devient trop difficile. Aussi jamais de
grandes fabriques, jamais d’exploitation
sérieuse, jamais d’ateliers qui en
méritent le nom. Des baraques de planches
mal jointes, facilement emportées par le vent
ou effondrées par la pluie, des
fours ou fourneaux sans solidité qui se fendent
à chaque instant, voilà tout.
Par suite, le profit est presque nul. Les individus
qui ont de l’argent ne
songent guère à le mettre dans de
pareilles entreprises, et parmi ceux qui avec
quelques centaines de francs veulent tenter la
fortune, la moitié se ruinent en
quelques mois. Les
Coréens
prétendent qu’ils fabriquent et exportent en
Chine de grands couteaux, des
sabres et des poignards de première
qualité; mais les missionnaires n’ont pas
eu l’occasion de vérifier suffisamment
l’exactitude de cette assertion. Ils
font aussi des fusils à mèche qui
paraissent assez solides. Bien qu’il y ait de
très-beau cuivre dans leur pays, ils tirent du
Japon tout celui qu’ils
emploient. Ils le mélangent avec le zinc pour
en confectionner des vases et des
marmites. Ainsi combiné, il s’oxyde
très-difficilement, et malgré l’usage
continuel qui se fait de ces vases dans les maisons un
peu aisées, on ne
connaît aucun exemple d’empoisonnement par le
vert-de-gris. Tous les bijoux,
tous les articles de parure, tous les objets de luxe
viennent de Chine; en
Corée, on ne sait point les travailler. Il
est néanmoins
une industrie dans laquelle les Coréens
l’emportent sur les Chinois, c’est la
fabrication du papier. Avec de l’écorce de
mûrier, ils font du papier bien plus
épais et plus solide que celui de la Chine; il
est comme de la toile et on a
peine à le déchirer. Son emploi se
diversifie à l’infini. On en fait des
chapeaux, des sacs, des mèches de chandelle,
des cordons de souliers, etc..
Lorsqu’il est préparé avec de l’huile,
il remplace avantageusement, vu son bas
prix, nos toiles cirées, et sert à
confectionner des parapluies et des manteaux
imperméables. Les portes et les fenêtres
n’ont pas d’autres vitres que ce
papier huilé collé sur le châssis.
Il y a une exception cependant. « Quand un
Coréen, dit Mgr Daveluy, a trouvé un
petit morceau de verre d’un demi-pouce
carré, c’est une bonne fortune. Aussitôt
il l’insère dans une fente de sa
porte; dès lors il peut, d’un tout petit coin
de l’œil, regarder ce qui se
passe au dehors, et il est plus fier qu’un empereur se
mirant devant les glaces
de son palais. A défaut de ce morceau de verre,
il fait avec le doigt un trou
dans le papier, et se met ainsi en communication avec
le monde extérieur. » On peut aisément
conclure de tout ce qui précbde que le commerce
intérieur est, en Corée, peu
développé. Il y a très-peu de
marchands qui tiennent magasin ouvert dans leurs
maisons, et presque toutes les transactions se font
dans les foires ou marchés.
Ces foires se tiennent dans différentes villes
ou bourgades désignées par le
gouvernement, au nombre de cinq par district. Dans
chacune de ces localités, la
foire a lieu tous les cinq jours, aujourd’hui dans
l’une, demain dans une
autre, et ainsi de suite, toujours dans le même
ordre, de manière que chaque
jour il y ait une foire sur un point quelconque du
district. Des tentes sont
préparées pour les marchandises. Les
mesures dont
se servent les marchands sont : pour les grains, la
poignée. Cent poignées font
un boisseau, vingt boisseaux font un sac (en
coréen : som). Pour les liquides,
on compte par tasses. La mesure de poids est la livre
chinoise, et l’on ne se
sert que des balances de Chine. La mesure de longueur
est le pied, qui varie
suivant les provinces, on pourrait dire suivant les
marchands. Le pied se
subdivise en dix pouces; le pouce en dix lignes. Un
des grands
obstacles au développement du commerce est
l’imperfection du système monétaire.
Les monnaies d’or ou d’argent n’existent pas. La vente
de ces métaux, en
lingots, est entravée par une foule de
règlements minutieux; et l’on se
compromettrait gravement si, par exemple, on vendait
de l’argent de Chine, même
fondu en barres de forme coréenne. Cet argent
serait reconnu infailliblement,
et le marchand, outre la confiscation de ses barres,
risquerait une forte
amende, et peut-être la bastonnade. La seule
monnaie qui ait cours légal est la
sapèque. C’est une petite pièce de
cuivre, avec alliage de zinc ou de plomb, d’une
valeur d’environ deux centimes ou deux centimes et
demi. Elle est percée, au
milieu, d’un trou destiné à laisser
passer une ficelle avec laquelle on en lie
ensemble un certain nombre, d’où l’expression
ligature ou demi-ligature
fréquemment employée dans les relations
de l’extrême Orient, pour désigner la
monnaie courante. Pour effectuer un payement
considérable, il faut une troupe
de portefaix, car cent nhiangs ou ligatures (environ
deux cents francs),
forment la charge d’un homme. Dans les provinces du
Nord, cette monnaie même n’a
pas cours; tout s’y fait par échanges,
d’après certaines bases de convention.
Il paraît qu’autrefois les
céréales servaient de monnaie, car,
encore dans la
langue actuelle, celui qui porte son blé au
marché pour le vendre, dit qu’il va
acheter; et celui qui va en acheter dit qu’il va
vendre. Le
taux de l’argent
est énorme en Corée. Celui qui le
prète à trente pour cent est
censé le donner
pour rien. Le plus habituellement on réclame
cinquante, soixante, quelquelfois
même cent pour cent. Il est juste de dire que la
rente de la terre, qui doit
servir de point de départ pour apprécier
le taux de l’argent, est en ce pays
relativement considérable. Dans les bonnes
années, le cultivateur tire de ses
champs environ trente pour cent de la valeur du fonds.
D’après
les
anciennes traditions du pays, il paraît que les
rois des dynasties précédentes
avaient une monnaie de papier, de la forme d’un fer de
flèche, d’une valeur d’environ
trois feuilles de papier. Après la soumission
de la Corée par la dynastie
mandchoue de Péking, le droit de battre monnaie
fut retiré aux rois coréens. Le
premier qui osa en frapper, malgré le texte des
traités, parait avoir été
Souk-tsong
qui mourut en 1720, après un règne de
quarante-deux ans. Aujourd’hui, le droit
est acquis par une longue prescription, et le
gouvernement en use et abuse.
Dans ces dernières années on en frappe
continuellement, mais elle est de plus
en plus altérée. Tandis que les
anciennes sapèques étaient de cuivre,
avec un
alliage minime, les nouvelles ne sont presque que du
plomb, et se détériorent
rapidement. Ce n’est pas le gouvernement qui y gagne,
car il fournit aux
fondeurs la quantité de cuivre voulue; mais
ceux-ci remplacent le cuivre par du
plomb et partagent le bénéfice, soit
avec le ministre des finances, soit avec
le fonctionnaire spécialement chargé de
la vérification. Une
autre entrave
aux transactions commerciales, c’est le triste
état des voies de communication.
Les rivières navigables sont très-rares
en Corée; quelques unes seulement
portent bateau, et cela dans une partie fort
restreinte de leur cours. D’un
autre côté, l’art de faire des routes,
dans ce pays de montagnes et de vallées,
est à peu près inconnu. Aussi presque
tous les transports se font, soit à dos
de bœufs ou de chevaux, soit à dos d’hommes. «
Les routes,
écrit Mgr Daveluy, se divisent,
théoriquement du moins, en trois classes.
Celles de première classe que je traduis par
routes royales, ont généralement
une largeur suffisante pour quatre hommes de front.
Comme il n’y a pas de
voitures en province, c’est tout ce qu’il faut pour
les piétons et cavaliers. Elles
sont bonnes ou mauvaises suivant la saison. Mais il
arrive fréquemment qu’elles
sont diminuées des trois quarts par quelque
grosse pierre ou fragment de rocher,
ou parce que la pluie a emporté une partie du
chemin. Personne, naturellement,
ne songe à remédier à ces petits
inconvénients, et souvent il faut grimper sur
ces rochers avec sa monture, au risque de se casser le
cou ou de rouler dans le
fossé. Toutefois, aux environs de la capitale,
ces routes sont un peu mieux
entretenues. La principale est celle qui va de
Séoul à la frontière de Chine. Il
y en a une autre, assez belle dit-on, longue de huit
lieues seulement, qui
conduit du palais à un tombeau royal. «
Quant à celles
de deuxième classe, leur beauté, largeur
et commodité varient tous les quarts d’heure.
Lorsque je ne vois plus qu’un mauvais sentier, je
demande si c’est encore la
grande route; on répond affirmativement; le
tout est de s’entendre. Pierres,
rochers, boue, ruisseaux, rien n’y manque,
excepté le chemin. Mais que dire des
routes de troisième classe, larges d’un pied
plus ou moins, visibles ou non,
selon la sagacité du guide, souvent couvertes
d’eau quand elles traversent les
rizières, et dans les montagnes, effleurant les
précipices ! «
Pour les ponts,
deux espèces sont à ma connaissance. Les
uns consistent en quelques grosses
pierres jetées de distance en distance, en
travers des ruisseaux; ce sont les
plus communs. Les autres, composés de pieux
fichés dans le fleuve et supportant
une espèce de plancher recouvert de terre,
forment un viaduc passable, quoique
trop souvent à jour. Quand l’eau est abondante,
ce qui est fréquent en été,
tous les ponts sont emportés ou
submergés par la crue, et laissent au voyageur
le plaisir de prendre un bain au passage Les grands
seigneurs peuvent s’y
soustraire en grimpant sur le dos de leur guide.
Enfin, il y a à la capitale un
pont en pierre, magnifique sans doute, et l’une des
merveilles du pays. Les
rivières un peu considérables se
traversent en bateau. » Les
relations
commerciales de la Corée avec les nations
voisines sont presque nulles. Pour
mieux conserver son indépendance contre ses
deux puissants voisins, la Chine et
le Japon, ce pays s’est enfermé dans un
isolement complet. Toute communication
avec les étrangers, sauf les cas prévus
par la loi, est un crime digne de mort.
D’après les conventions internationales, aucun
Chinois ou Japonais ne peut s’établir
en Corée, et réciproquement. Les
ambassadeurs chinois qui viennent à
Séoul
laissent leur suite à la frontière, sauf
un ou deux domestiques attachés à leur
personne, et pendant qu’ils sont à la capitale,
ne sortent pas du palais qui
leur est assigné pour résidence. Les
ambassadeurs coréens peuvent, au
contraire, entrer en Chine avec tous les gens de leur
suite, et circuler
librement dans les rues de Péking pendant leur
séjour. Lors du passage de l’ambassadeur
à Pien-men ((1) Pien-men, dont il est
très-souvent question dans cette
histoire, est la dernière ville chinoise du
côté de la Corée, près de
la mer
Jaune. Son nom signifie : porte de la
frontière), à l’aller et au retour, il y
a une foire qui dure plusieurs jours. Le mandarin de
Ei-tsiou, dernière ville
coréenne sur la frontière chinoise, a
seul le droit d’avoir des rapports par
lettres avic les autorités de Pien-men,
à toutes les époques de l’année.
Tous
les deux ans, une autre foire se tient à
l’extrémilé nord de la province de
Ham-kieng,
entre Houng-tchoung, village tartare de cette partie
de la Mandchourie qui a
été dernièrement
cédée aux Russes, et Kieng-ouen, ville
coréenne la plus
voisine. Cette foire est considérable, mais
elle ne dure que deux ou trois
jours, et quelques heures seulement chaque jour,
depuis midi jusqu’au coucher
du soleil. Au signal donné, chacun se
hâte de repasser la frontière, et les
soldats poussent les traînards avec leurs
lances. Nous avons mentionné plus
haut les marchés mensuels, entre les
Coréens et les quelques soldats japonais
élablis à Fusan-kaï. Là se
bornent les rapports que la Corée a, par terre,
avec
les autres nations. Par
mer, elle en
a moins encore. On permet aux navires chinois ou
japonais de venir pêcher le
haï-san (holothuria)
sur le rivage du
Pieng-an, et le hareng sur les côtes du
Hoang-haï, mais à deux conditions : ne
jamais mettre pied à terre, et ne jamais
s’aboucher, en pleine mer, avec les
gens du pays, sous peine de confiscation du navire et
d’emprisonnement de l’équipage.
La première condition est
généralement observée, mais il se
fait, entre les
barques coréennes et les jonques chinoises,
à l’abri des innombrables rochers
ou îlots de l’archipel coréen, un
commerce de contrebande assez considérable.
Les mandarins, moyennant quelques profits secrets,
ferment les yeux. Si la
tempête jette un navire chinois sur la
côte coréenne ou un navire coréen
sur la
côte chinoise, les naufragés sont
recueillis, entretenus par le gouvernement,
gardés avec soin pour empêcher aucun
rapport entre eux et les habitants, et
reconduits par terre jusqu’à la première
ville de leur pays. Le retour par mer
leur est interdit. Entre le Japon et la Corée,
le rapatriement se fait par mer,
mais avec des précautions analogues. Donnons
ici
quelques détails sur les difficultés que
les missionnaires ont eu à surmonter
pour pénétrer en Corée; on aura,
par là même, une idée de la
sévérité
minutieuse avec laquelle le gouvernement coréen
maintient son isolement absolu.
Les frontières de terre et de mer sont
gardées, par un cordon de postes
militaires, uniquement chargés d’empêcher
l’entrée des étrangers et la sortie
des indigènes. Dans les plus importants de ces
postes résident, comme inspecteurs
et employés des douanes, des agents de police
choisis parmi les plus fins et
les plus expérimentés, et ils se font
aider dans leur surveillance de jour et
de nuit par des chiens dressés exprès,
de sorte qu’il est à peu près impossible
de passer la frontière inaperçu. Par
terre, il n’y
a que deux chemins : celui de Tartarie par
Houng-tchoung et Kieng-ouen, et
celui de Chine par Pien-men et Ei-tsiou. Ailleurs, la
frontière qui sépare la
presqu’île coréenne du continent, est
formée de déserts montagneux et de
forêts
impraticables. Or on ne peut tenter le passage sur un
de ces deux points qu’aux
jours de foire légalement reconnus; à
toute autre époque, ce serait folie même
pour les indigènes, à plus forte raison
pour des étrangers. Il faut donc ou
suivre les caravanes qui se rendent à la foire
de Houng-tchoung, ou se joindre
à l’ambassade coréenne qui revient de
Chine. La grande difficulté, dans les
deux cas, est la manière d’arranger les
cheveux. Les Chinois se rasent la tête,
ne gardant, au sommet, qu’une touffe de cheveux qui se
tresse et s’allonge en
queue sur le dos; les Coréens conservent tous
leurs cheveux. Si l’on se rase à
la chinoise, on sera reconnu et arrêté en
entrant en Corée; si l’on suit la
mode coréenne, on sera reconnu en Chine
même, avant d’arriver sur la frontière.
Pendant la foire de Kieng-ouen, il est défendu
aux Chinois d’entrer dans les
maisons coréennes, et de nombreux satellites
sont distribués à la porte de la
ville et dans les rues pour faire observer cette
consigne. Le missionnaire qui
prendrait cette voie, même en supposant qu’il
n’ait pas été découvert par ses
compagnons de route, soit en chemin, soit pendant les
quelques jours d’attente
qui précèdent la foire, devrait
s’aboucher avec les courriers coréens et
changer d’accoutrement en plein air, au milieu de
milliers de personnes, sans
être aperçu d’aucune, ce qui est
manifestement impossible. D’ailleurs, une fois
entré, il lui faudrait, avant de rencontrer des
villages chrétiens, faire une
route d’un mois, dans un pays peu
fréquenté, et où, par
conséquent, les
voyageurs sont rares et facilement reconnus. Les
courriers qui lui serviraient
de guides auraient à repasser, dans les
quelques auberges de la route, avec une
personne de plus qu’en allant; cela seul
éveillerait immédiatement des
soupçons, que la différence de visage et
de prononciation changerait bientôt en
certitude. Par
Pien-men les
difficultés ne sont guèrc moindres.
Chacun des Coréens qui suit l’ambassade,
à
quelque titre que ce soit, est visité à
la porte, lors du départ pour la Chine,
et fouillé de haut en bas. Si sa personne et
ses bagages n’offrent rien de
suspect, il reçoit un passeport où tout
est minutieusement détaillé. Supposons
que les courriers ont obtenu leurs passeports. Ils
ramènent avec eux un
missionnaire, et ont réussi à passer la
douane chinoise; mais de là à la douane
coréenne, il ya quinze lieues de désert.
A droite et à gauche de l’unique
route, s’étendent des forêts
impénétrables. Si pendant le trajet on
s’avise de
faire du feu pour préparer quelque nourriture,
les autres voyageurs accourent afin
de faire eux-mêmes cuire leur riz, ce qu’on ne
peut leur refuser, et le danger
pour le missionnaire est grand, vu la curiosité
insolente des Coréens. On
arrive sur les bords du fleuve où stationnent
des gardiens, et l’on descend
dans une barque coréenne qui conduit les
voyageurs à la douane située sur l’autre
rive. Là, chacun doit présenter son
passeport, se laisser fouiller et examiner
minutieusement. Le missionnaire évidemment ne
peut affronter cette douane,
aussi a-t-il pris soin de demeurer caché sur
l’autre rive. Il doit attendre la
nuit pour tenter le passage sur la glace, car c’est
toujours en hiver que l’ambassade
revient de Péking. Mais sur la rive
coréenne sont échelonnés de
distance en
distance des corps de garde, chacun avec un piquet de
soldats et une troupe de
chiens, La seule chance de succès est de se
traîner dans les ténèbres entre
deux corps de garde, et d’escalader les montagnes
neigeuses du voisinage pour,
de là, regagner la route à
l’intérieur. Les premiers missionnaires
entrèrent
par cette voie; mais bientôt, à la suite
des persécutions, toutes les ruses des
chrétiens furent connues, non-seulement des
mandarins, mais des douaniers, des
aubergistes, de tous les habitants païens, et
l’on fut forcé d’abandonner cette
route, désormais impossible. Reste
la voie de
mer. Nous avons fait connaître les conventions
maritimes en vigueur entre la
Chine et la Corée, d’où il
résulte qu’aucun navire de l’un des deux pays
ne
peut, légalement, abordera la côte de
l’autre. Cette prohibition n’est violée
ni par les Coréens, ni par les Chinois. Les
milliers de jonques chinoises qui
partent chaque année du Léao-tong, du
Kiang-nan, du Chantong, et vont à la
pêche sur les côtes de Corée,
stationnent toujours loin du rivage. Si elles
approchent de trop près, elles sont soumises
aux perquisitions les plus
sévères, et aucune considération,
aucune offre d’argent ne déciderait leur
équipage à prendre terre. Quant aux
Coréens, il serait difficile de trouver
parmi eux un pilote capable de diriger une barque, en
pleine mer, vers un point
donné. Ils connaissent la boussole,
nommée par eux : le fer qui marque le sud,
et on en rencontre dans le pays un certain nombre de
fabrique chinoise. Mais
ils ne s’en servent que dans la recherche
superstitieuse des lieux les plus
favorables pour les sépultures. L’usage de cet
instrument pour la navigation
leur est inconnu, car leurs barques ne quittent jamais
la terre de vue. D’ailleurs,
les navires coréens sont très-mal
construits. Destinés uniquement à la
pêche
côtière, ils sont plats en dessous afin
de pouvoir sans inconvénient rester à
sec pendant la marée basse. Une vague un peu
forte rompt le gouvernail; une
brise un peu fraîche force à couper les
mâts qui sont toujours très-hauts.
Construire autrement serait attirer l’attention,
provoquer une surveillance
spéciale, et s’exposer à la prison pour
cause de violation des usages. Eût on
triomphé de tous ces obstacles, fait le voyage
de Chine aller et retour, que la
réussite serait encore fort douteuse. Un navire
qui arrive de la pleine mer est
par cela seul mis en suspicion; les matelots des
autres barques se hâtent de
venir à bord, les autorités ne peuvent
tarder à faire leur visite, et si l’on
trouve quelque objet d’origine suspecte, la barque est
brûlée, et l’équipage
mis à mort. Le
seul moyen
praticable de pénétrer en Corée
par mer, est celui que les missionnaires
avaient adopté dans les derniers temps. Partir
de Chine sur une jonque
chinoise, après s’être entendu d’avance
avec des pêcheurs coréens sur le lieu
et l’époque du rendez-vous; s’aboucher la nuit
assez loin de la côte, à l’abri
de quelqu’une des îles de l’archipel
coréen, transborder à la hâte, et
gagner
le rivage avant le jour. Mais cette voie,
employée sans accidents fâcheux jusqu’en
1866, est maintenant fermée. MM. Ridel et Blanc
l’ont vainement essayée en
1869; la surveillance est tellement
sévère, qu’ils n’ont
échappé à la mort que
par une protection spéciale de la Providence. En
effet, depuis
l’expédition du contre-amiral Roze, la
Corée est, plus que jamais,
séquestrée
du reste du monde. En 1867, les foires annuelles qui
avaient lieu à Pien-men,
au passage des ambassadeurs, ont été
suprimées; les jonques chinoises venues,
comme d’habitude, pour faire la pèche sur les
côtes, ont été visitées
jusqu’à
fond de cale, et renvoyées sans permission de
séjour. L’année suivante, 1868,
plus de soixante-dix de ces jonques ont
été brûlées, et trois cents
hommes de
leurs équipages massacrés, on ne sait
sous quel prétexte. Un ou deux navires
américains ayant éprouvé le
même sort, les États-Unis ont fait
à leur tour, en
1871, une expédition aussi stérile que
celle des Français en 1866. Depuis lors,
la pêche du hareng sur les côtes de
Corée est interdite aux navires chinois,
qui n’osent plus guère s’y aventurer. Et
cependant, le
peuple coréen n’est point, par nature, ennemi
des étrangers. Peut-être même
est-il mieux disposé envers eux que ne le sont
les Chinois; il est moins arrogant,
moins ennemi de toute espèce
d’amélioration et de progrès, moins
fanatique de
sa prétendue supériorité sur les
Barbares qui peuplent le reste du monde. Mais
le gouvernement conserve avec un soin jaloux cet
isolement qu’il croit
nécessaire à sa sécurité,
et aucune considération d’intérêt
ou d’humanité ne le
lui fera abandonner. Pendant les années 1871 et
1872, une famine épouvantable a
désolé la Corée. La misère
était si grande que les habitants de la
côte ouest
vendaient leurs jeunes filles aux contrebandiers
chinois, un boisseau de riz
par tête. Quelques Coréens, venus au
Léao-tong à travers les forêts de
la
frontière septentrionale, ont fait aux
missionnaires un tableau effrayant de l’état
du pays, affirmant que sur toutes les routes on
rencontrait des cadavres. Mais
le gouvernement de Séoul laisserait
périr la moitié du peuple, plutôt
que de
permettre de s’approvisionner en Chine ou au Japon. La
force seule pourra lui
imposer un changement de système. Les diverses
expéditions ou plutôt
démonstrations
faites dans les trente dernières années,
mal combinées, sans esprit de suite,
sans vues politiques sérieuses, n’ont abouti,
jusqu’à présent, qu’à l’irriter
et à exaspérer son orgueil, sans le
dompter. Si l’on devait s’en tenir là,
elles auraient été, sous tous les points
de vue, dans l’intérêt de la
liberté
de commerce comme de la liberté religieuse,
beaucoup plus nuisibles qu’utiles. Il
est évident qu’un
pareil état de choses ne peut durer, et que
l’excès du mal amènera le remède.
Les nations civilisées, forcées de
protéger dans l’extrême Orient leur
marine
et leur commerce, ne toléreront pas
indéfiniment qu’un misérable petit
royaume,
sans marine, sans armée sérieuse,
brûle les navires qui touchent à ses
rivages,
massacre les étrangers parce qu’ils sont
étrangers, et se tienne de force en
dehors de l’humanité. Très-probablement,
le procès sera vidé par les Russes
dont les conquêtes, au nord-est de l’Asie,
prennent chaque jour un
développement plus considérable. Depuis
1860, leurs possessions sont
limitrophes de la Corée. Il y a
déjà eu plusieurs difficultés
entre les deux
pays pour des questions de frontière et de
commerce; ces questions ne peuvent
manquer de se renouveler, et, un jour ou l’autre,
elles se termineront par l’annexion
de la Corée au territoire russe.
Peut-être aussi les Anglais ou les
Américains,
poussés à bout par quelque nouvelle
insulte à leur pavillon, imposeront de
force la liberté commerciale. Mieux
vaudrait
certainement que la France se chargeât
elle-même d’intervenir, pour effacer
l’humiliation
de l’échec subi en 1866. Cette malheureuse
expédition devait, dans l’intention
du gouvernement, punir le meurtre des missionnaires
français, et rendre
impossible la répétition de pareils
actes de barbarie. En fait, elle a
complété
la ruine de l’Eglise de Corée, et causé
le massacre de milliers de chrétiens.
Quelle autre manière de réparer ce
désastre que d’assurer aux frères et aux
enfants de ces martyrs la complète
liberté de religion, en forçant la
Corée à conclure
des traités avec les peuples civilisés,
et, ces traités une fois conclus, à les
respecter scrupuleusement ? Sans doute, dans les
circonstances actuelles, une
expédition de ce genre semble à peu
près impossible, mais la France n’est pas
morte, l’avenir n’a pas dit son dernier mot, et
l’avenir est à Dieu. |