Chapters from
the later part of the French translation of Pinto's
book mainly focused on (Saint) Francis Xavier.
Les
voyages adventureux de Fernand Mendez-Pinto
fidèlement traduits de portugais en
français par le sieur Bernard Figuier
Gentil-homme Portugais Dediez a Monseigneur le
Cardinal de Richelieu A
Paris [chez
Mathurin Henault 1628]
[Arnould Cotinet, rue de Carmes proche la
Mazure et Jean Roger, rue des Amandiers devant les
Grassins a la vérité royale
1645] CHAPITRE
CCII. Comme de cette
ville de Fucheo nous passasmes au port de Hiamangoo,
et de ce qui nous y
arriua. Apres que
cette reuolte eut pris fin auec la mort de tant de
gens de l’vn et de l’autre
party, nous autres Portugais qui estions restez en peu
de nombre, pource qu’aussitost
que le temps nous le permist nous retournasmes gaigner
le port de la ville,
voyants tout le pays desolé, les marchands en
fuitte, et le Roy en resolution
de sortir de la ville, perdismes toutes nos
espérances de pouuoir vendre nos
marchandises, et mesme d’estre en seureté en ce
havre, ce qui fut cause que
nous nous mismes à la voile, et nous rendismes
à nonante lieuës de là à vn
autre port appellé Hyamongoo qui est en la Baye
de Canguexuffiaa. Là nous
seiournasmes deux mois et demy sans y pouuoir vendre
chose quelconque,
pourceque le pays estoit si plein de marchandises de
la Chine qu’il s’y en
perdoit plus de deux parts à cause qu’il n’y
auoit ny port ny anse en toute
cette Isle du Iappon où ne fussent à
l’ancre plus de trente et quarante Iuncos,
et en quelques endroits plus de cent, comme à
Minatoo, Tanoraa, Fiunguaa,
Facqtaa, Angunée, Ubra, et Canguexumaa, de
maniere que cette mesme année il y
eut de la Chine au Iappon plus de deux mille nauires
marchands. Or toute cette
marchandise consistoit en soye qui s’y donnoit
à si bon marché que le pico de
soye qui en ce temps là valoit cent taeis
à la Chine, ne se vendoit au Iappon
que vingt huict, et trente au plus, et le tout auec
bien de la peine, joint que
le prix de toutes les marchandises éstoit fort
bas, si bien que nous croyans
tout à faict ruinez, nous ne sçauions ny
quelle resolution, ny quel conseil
prendre. Mais
comme nostre Seigneur a de coustume d’ordonner des
choses du monde doucement, par des moyens qui
surpassent nos esprits, et qui
sont autant d’effects de ses iugemens secrets, il
permist pour des raisons que
luy seul entend, qu’en la nouuelle Lune de Decembre,
qui fut le cinquiesme iour
du mois, il survinst vne si furieuse tempeste de vents
et de pluye, qu’il n’y
eust pas vn de tous ces vaisseaux qui ne perist; de
maniere que la perte qui
fut causée par cette tourmente, fut
estimée se monter à mille neuf cent
septante-deux Iuncos, entre lesquels il y en auoit
vingt-six de Portugais, où
il en mourut cinq cent deux, sans y comprendre mille
Chrestiens d’autres
nations, et huict cent mille ducats d’emploitte de la
Chine qui se perdirent.
Pour le regard des vaisseaux Chinois l’on tient qu’il
y en eust mille neuf cent
et trente-six de perdus; ensemble plus de deux
millions d’or, et cent soixante
mille personnes. Or
d’vn si miserable naufrage ne se sauuerent que dix ou
douze Nauires, du nombre desquels fut celuy où
ie m’estois embarqué; ce qui
arriua comme par miracle, si bien que ceux-cy
vendirent depuis leurs
marchandises à tel prix qu’ils voulurent. Pour
nous, apres auoir faict nostre
emploitte, et nous estre preparez à partir,
nous voulusmes nous mettre à la
voile vn iour des Roys au matin, et bien quë nous
fussions tous assez contens,
a cause que nous en retournions tous riches pour le
grand profit que nous
auions faict, nous ne laissions pas neantmoins d’estre
assez tristes de voir
telles choses aduenuës aux despens de tant de
vies et de richesses de ceux de
nostre nation et des estrangers. Mais comme nous
eusmes leué les ancres et
appresté les trinquets pour continuer nostre
route, les eustages de la
maistresse voile rompirent incontinent; ce qui fist
cheoir la grande vergue,
qui tombant sur les vibords du Nauire se rompit en
quatre; tellement que nous
fusmes contraincts par cet accident de regaigner le
port, et d’enuoyer vne
chalouppe à terre pour nous aller chercher vne
antenne, et des charpentiers qui
nous l’apprestassent. Pour cet effect nous enuoyasmes
vn present au Capitaine
du lieu afin qu’en fort peu de temps il nous donnast
le secours necessaire.
Aussi nous le donna-t’il si à propos, que ce
mesme iour le Nauire fut remis en
son premier estat, et meilleur qu’auparauant. Neantmoins
comme nous eusmes de rechef leué l’ancre pour
nous remettre à la voile, le chable de cette
mesme ancre se rompit; et parce
que nous n’en auions qu’vn autre en nostre Nauire, il
nous fut force de
trauailler au possible pour la r’auoir à cause
du grand besoin que nous en
auions. Pour en venir à bout, nous enuoyasmes
chercher à terre des plongeurs,
qui moyennant dix ducats que nous leur donnasmes, se
plongerent incontinent
dans l’eau, et y treuuerent nostre ancre à
vingt-six brasses de fonds;
tellement que par le moyen d’vn calabret qu’ils luy
attacherent nous la
guindasmes en haut, bien qn’auec assez de trauail;
à quoy nous nous employasmes
tous, et y passasmes la meilleure partie de la nuict.
Si
tost qu’il fust iour nous dressasmes la vergue en
intention de partir; mais il suruint tout à
coup vn si grand vent, que le
courant de l’eau qui estoit fort impetueux, nous ietta
miserablement contre vn
rocher, où nous nous vismes sur le point
d’estre perdus, sans que tout nostre
trauail nous eust de rien profité. Ce qui fist
que nous treuuans reduicts à de
si grandes extremitez nous eusmes recours à la
meilleure assistance et au
remede plus asseuré, qui fut d’inuoquer la
Vierge, par le moyen de laquelle
nous nous reschappasmes de ce danger. Or comme nous
estions tous occupez en ce
trauail, nous vismes descendre à la haste du
haut du rocher, deux hommes de
cheual qui nous firent signe auec une seruiette, et
crierent que nous eussions
à les prendre. Comme la nouueauté de ce
faict fist naistre en nous vn desir de
sçauoir ce que c’estoit, nous enuoyasmes
incontinent à terre vne Manchua fort
bien équippée. Et d’autant que cette
mesme nuict vn mien garçon s’en estoit fuy
auec trois autres, m’imaginant que c’estoit quelqu’vn
qui m’en apportoit des
nouuelles, ie priay George Aluarez qu’il me permist de
me mettre dans la
Manchua; ce qu’il m’accorda tout aussi-tost, si bien
que i’y entray moy
troisiesme. Alors comme nous fusmes à la rade,
l’vn des deux hommes de cheual
qui sembloit estre le plus honorable, s’addressant
à moy, «Seigneur, me
dist-il, pource que ie suis pressé du temps, et
que i’apprehende d’estre ioint
par ceux qui me suivent, ie te supplie par la
bonté de ton Dieu, que sans
apprehender qu’il t’en arriue aucun mal tu me prennes
auec toy». Il
faut que i’aduouë que ie me treuuay d’abord si
embarassé par ces paroles, que ie ne sceu me
resoudre à ce qu’il me falloit
faire. Neantmoins me ressouuenant d’auoir ueu par deux
fois à Hiamangoo en la compagnie
de quel ques marchands, ce mesme homme qui parloit
à moy, cela m’esmeut à le
prendre et son compagnon aussi. Mais ie les eus mis
à peine dans la Manchua,
que ie vis paroistre quatorze hommes de cheual qui
venoient apres, lesquels
abordant la rade auec de grands cris,
«Donne-nous ces traistres, disoient-ils,
ou bien tu és mort.» Ensuitte de ceux-cy
il en vint incontinent autres neuf, si
bien qu’ils se treuuerent vingt-trois de nombre, sans
qu’il y eust aucun homme
de pied. Cependant l’apprehension que i’eus, fist que
ie m’esloignay de la mer
de la portée d’vne arbaleste, et que ie
demanday à ces hommes ce qu’ils
vouloient; sur quoy vn d’eux prenant la parole,
«Si tu amenes ce lapponois, me
dit-il, sans parler de celuy qui l’accompagne,
sçache que mille testes comme la
tienne porteront la peine de ce que tu fais.» A
ces paroles ie ne leur voulus
point faire de response, et me voyant auec eux
à bord de nostre vaisseau, ie
les y fis monter dedans, bien qu’auec assez de peine;
de sorte que tous deux
furent assez bien pourueus, tant par le Capitaine, que
par le Portugais, de
toutes les choses qui leur estoient necessaires pour
un si long voyage. Ie ne m’amuseray
point icy maintenant à déduire par le
menu les particularitez de cette affaire;
ensemble quels furent les succés de ces
trauaux, pource que i’espere d’en
traicter cy-apres, afin de faire voir clairement de
quels moyens Dieu se sert
pour estre loué, et sa saincte foy
exaltée, comme nous verrons par les choses
que ie diray de cet homme du Iappon, qui s’appelloit
Engiroo. CHAPITRE
CCIII. D’vne grosse année que le Roy d’Achem
enuoyâ en ce temps-là sur la
forteresse de Malaca, et des grandes choses que fist
en cette occasion le
Reuerend Pere Maistre François Xauier, Recteur
de la Compagnie de lesus en ces
contrées des Indes. Comme nous
fusmes partis de cette riuiere de Hiamangoo, et de
l’ense de Canguexumaa, le
sixiesme iour de Ianuier de l’année 1547. il
plût à nostre Seigneur qu’en 14
iours de bon vent nous arriuasmes à Chincheo,
qui est vn des plus celebres et
riches ports du Royaume de la Chine. Là nous
easmes nouuelles qu’à l’entrée de
cette riuiere il y auoit alors vn fameux Corsaire
appellé Chepocheca, auec
quatre cent grosses voiles et soixante Vancons de
rames, en laquelle flotte il
auoit soixante mille hommes, à sçauoir
vingt mille de seruice pour les
vaisseaux, et tous les autres hommes de combat que ce
Pyrate entretenoit du
butin qu’il faisoit sur mer. L’apprehension que nous
eusmes d’entreprendre d’entrer
dans cette riuiere, à cause que ces Corsaires
la tenoient assiegée de toutes
parts, fist que nous allasmes iusques à Lamau
où nous fismes prouision de
quelques viures, et en eusmes à suffisance
iusques à nostre arriuée à
Malaca. Là
nous treuuasmes le Reuerend Pere Maistre
François
Xauier, Recteur vniuersel de la Compagnie de Iesus en
ces contrées des Indes,
qui depuis peu de iours estoit arriué des
Molucques, auec vne grande reputation
de sainct homme, tiltre que tous les peuples luy
donnoient pour les grands
miracles qu’on luy voyoit faire. Si tost que ce sainct
personnage eust sceu que
nous auions ce Iapponnois auec nous, il nous fut
chercher George Aluarez et moy
dans la maison d’vn certain Cosme Rodriguez qui estoit
là marié. Apres qu’il
eust passé vne partie du iour auec nous
à nous faire plusieurs demandes fort
curieuses, toutes fondées sur l’ardent zele
qu’il auoit de l’honneur de Dieu,
et que nous eusmes satisfaict à son desir, nous
luy dismes sans sçauoir des
nouuelles d’vne chose dont il auoit desia
connoissance, que nous auions auec
nous deux hommes du Iappon, l’vn desquels qui
paroissoit estre de qualité,
estoit fort discret, et grandement bien versé
aux loix et aux coustumes de tout
le pays; adjoustant à cela que sa Reuerence
seroit fort aise de l’ouyr. Alors
il nous tesmoigna qu’il s’en resiouyssoit, si bien que
nous nous en allasmes
incontinent à nostre Nauire, et amenasmes cet
homme du Iappon au Pere, qui n’auoit
point d’autre logis que l’Hospital. L’ayant veu
d’abord il le prist auec luy,
et le mena aux Indes où pour lors il estoit
prest de s’en aller. Comme il fust
arriué à Goa il le fist Chrestien, et
luy donna le nom de Paul de Saincte-Foy.
Là en bien peu de temps il apprist à
lire et à escrire, ensemble toute la
doctrine Chrestienne conformément à
l’intention de ce bien-heureux Pere, qui
estoit, qu’aussi-tost que la saison d’Auril seroit
venue, il s’en iroit en
cette Isle du Iappon prescher à ces infideles,
Iesus-Christ Fils de Dieu viuant
attaché en Croix pour les pecheurs; paroles
qu’il auoit ordinairement à la
bouche. Par
mesme moyen il faisoit dessein de mener auec luy cet
estranger pour s’en seruir d’Interprete en ce
pays-là. Comme en effect il l’y
mena depuis, ensemble son compagnon que le Pere fist
encore Chrestien, et luy
donna le nom de Iean. Depuis ils luy furent grandement
fideles et fort
obeyssans en ce qui touchoit le seruice de Dieu, pour
l’amour duquel Paul de
Saincte-Foy fut banny à la Chine, et mis
à mort par des voleurs, comme i’espere
declarer cy-apres quand ie parleray de cet exil. Ce
sainct Personnage estant
donc party de Malaca pour s’en aller en l’Inde afin
d’y moyenner auec le
Gouuerneur ce sien voyage du Iappon, Simon de Mello,
qui comme i’ay desia dict,
estoit alors Capitaine de la forte resse, escriuit à
sa faueur ce qu’il auoit desia fait en ces
contrées des Molucques pour l’augmentation
de nostre saincte foy, et les grandes merueilles que
nostre Seigneur auoit
operées par ce grand seruiteur. Or entre les
principales choses dont ce
Capitaine rendit compte au Gouuerneur Dom Iean de
Castre, il l’asseura d’auoir
esté tesmoin oculaire de ce que ce S. Pere
auoit dit par vn esprit prophetique,
touchant le miracle que ceux du pays appelloient
ordinairement des Achems, en
preschant dans l’Eglise Cathedrale de Malaca. Or
d’autant que c’est vne chose
qui jest grandement remarquable, il me semble à
propos de la rapporter icy de
la mesme façon qu’elle se se passa. Vn
Mercredy 9. d’Octobre de l’année 1547. à
deux heures
apres minuict, il arriua au port où nos Nauires
estoient à l’ancre vne grosse
armée du Roy d’Achem, composée de
septante Lanchares, Fustes, et Galiottes de
rames, dans lesquelles estoient embarquez cinq mille
hommes de combat, sans y
comprendre les gens de rames. Comme la pluspart de ces
ennemis se furent iettez
à terre en intention d’attaquer la
tranchée à la faueur de la nuict qui
estoit
fort obscure, ils se voulurent ayder à cet
effect de quantité d’eschelles qu’ils
auoient portées. Mais il plût à
Dieu d’en destourner l’effect; cependant ceux
de leurs gens qui restoient s’en allerent en l’Isle
où estoient les Nauires, où
ils mirent le feu à six ou sept grands
vaisseaux qui estoient au port, entre
lesquels il y en auoit vn fort grand appartenant au
Roy de Portugal nostre
souuerain Seigneur, le quel vaisseau depuis cinq iours
seulement estoit arriué
de Banda, chargé de noix muscades et de massis,
dont ils se saisirent
entierement. Durant que cela se passoit, la reuolte et
les cris estoient desia
si grands dans la forteresse, qu’on ne pouuoit ny
s’ouyr l’vn l’autre, ny
prendre vne resolution là-dessus. Car comme ces
ennemis estoient soudainement
arriuez sans qu’on s’en fust apperceu, la nuict
obscure et fort pluuieuse, et
les grands cris de toutes parts, semerent si fort le
desordre et la confusion
parmy les nostres, qu’ils ne sçauoient à
quoy se resoudre. A
la fin apres que ce tumulte eust duré vn assez
long-temps, l’on vid arriuer les trois Balons que
Simon de Mello auoit enuoyez,
qui rapporterent que c’ estoit asseurement des Achems
arriuez la nuict.
Cependant comme le iour commençoit à
paroistre, l’on descouurit de la
forteresse vue grande quantité de voiles et de
rames, auec plusieurs estendarts
et bannieres de soye. Alors le Capitaine les voulant
espouuanter, commanda qu’on
eust à tirer contr’eux quelques pieces
d’artillerie assez grosses; ce qui fut
cause que se tenant resserrez auparauant en vn
peloton, ils firent re traicte vers la
pointe de l’Isle de Vpe, qui pouuoit
estre à trois quarts de lieuë de
là, où ils attendirent la rame à
la main
iusques enuiron le soir, faisans d’aussi hauts cris et
autant d’acclamations,
que s’ils eussent desia gaigné quelque bien
grande victoire. Alors pource qu’il
arriua par malheur qu’vn de nos Paraos estoit à
la pesche, auec sept hommes du
pays qui y auoient leurs femmes et leurs enfans, si
tost que les ennemis les
decouurirent ils enuoyerent contre eux quelques balons
qu’ils auoient en bon
equippage, lesquels en bien peu de temps prirent la
barque des nostres et l’amenerent
auec eux: cela fait aux vns ils couperent les
oreilles, et les narines, et aux
autres les doigts des pieds comme par vne maniere de
mespris. En ce triste
equippage ils les renvoyerent tous sept auec vne
lettre escrite de leur propre
sang par leur Capitaine, où ces paroles
estaient contenues: «Biyayaa Soora fils
du Seribiyayaa Pracamaa de Raja qui pour son honneur
tient de reserue dans des
boiiettes d’or le riz du grand Sultan Alaradin,
cassolette d’où s’exhalent les
parfums de la saincte maison de la Mecque, Roy d’Achem
et du pays des deux mers,
ie te fais sçauoir, afin que tu en aduertisses
ton Roy, qu’en dépit de luy ie
veux pescher autant de temps qu’il me plaira en cette
sienne mer où ie me
repose, et où par mes cris i’espouuante cette
sienne forteresse, dequoy ie
prens à tesmoing la terre et ceux qui
l’habitent, ensemble tous les autres
elemens iusques au Ciel de la Lune; car ie les asseure
par ces paroles
proferées de ma bouche, que ton Roy demeurera
vaincu et sans honneur, et ses
bannières abbatuës, sans se pouuoir iamais
plus releuer, si ce n’est par la
permission de celuy qui en aura la victoire: c’est
pourquoy qu’il mette la
teste soubs les pieds de mon Roy, comme sous celuy qui
subjugue tout le monde,
et qu’il demeure desormais son esclaue. Mais afin que
ie te fasse aduouer cette
verité, ie te deffie de ce lieu où me
voicy maintenant, s’il est ainsi que de
la part de luy-mesme, tu sois si hardy de t’opposer
à mon dessein.» Voyla
quelle estoit cette lettre que les Capitaines de la
flotte auoient tous signée comme une chose
faicte par leur commun consentement.
Ainsi les sept pauures miserables estant
arriués à la ville sans narines et
sans oreilles, furent incontinent menez en la
forteresse vers le Capitaine,
tous sanglans et tous défigurez qu’ils
estoient: à leur arriuée ils luy
rendirent la lettre, qui fut aussitost leuë
publiquement deuant tous; surquoy
les Capitaines et quelques-vns de ses fauoris se
mirent à railler et à dire le
mot pour rire, comme c’est la coustume des Courtisans:
pendant que ces choses
se passoient voyla suruenir le reuerend Pere Xauier
qui venoit de dire la Messe
de Nostre Dame du Mont, comme c’estoit sa coustume, le
Capitaine le voyant se
leua sur pied, et le fut receuoir à deux ou
trois pas du lieu où il estoit
assis; puis s’estant mis à sousrir comme pour
monstrer le peu d’estat de la
lettre qu’il venoit de receuoir: «Mon pere, luy
dit-il, quel conseil me donnera
vostre Reuerence sur ce grand deffy que les ennemis
viennent de me faire?» C’est
mon opinion, luy respondit le Pere, puisque vostre
grandeur me demande ce qu’il
m’en semble, que cette affaire ne doit pas estre
tellement tournée en risée, qu’il
ne faille penser à faire quelque maniere
d’armée s’il est possible, qui du
moins abbaye contre nos ennemis sur nos costes, afin
que ces Mahometans ne nous
croient pas tellement despourueus de forces que nous
ne les puissions
incommoder s’ils nous retournent voir
desormais. » « Asseurément,
luy repartit le Capitaine, cet aduis
me semblerait fort bon si on le pouuoit faire reussir
en quelque façon: mais
vostre Reuerence voit fort bien le pauure estat
où nous sommes tous reduits, et
comme nous n’auons plus que 4 meschantes fustes toutes
pourries et si mal
equippées que c’est pitié, tellement que
si nous voulions nous mettre apres à
les calfustrer, nous y perdrions plus de temps que si
nous en faisions de
neufues ». «S’il
ne tient, repartit le Pere, qu’à raccommoder
ces
vaisseaux, i’en veux prendre la charge sur moy pour
l’honneur de Dieu et du Roy
nostre souuerain Seigneur; mesme s’il en est besoing
ie m’offre à m’en aller
combattre ces ennemis de la Croix en la compagnie de
ces seruiteurs de Iesus-Christ
et de ces miens freres.» Ces paroles estant
ouyes par vn assez bon nombre de
gens tous qualifiez qui estoient là presens,
ils respondirent ensemble au Pere:
«Sans mentir celuy qui se donneroit le nom de
Chrestien meriteroit bien
plustost d’estre appellé Iuif, si soubs vue si
bonne conduite que la vostre il
refusoit de s’en aller à vne si saincte
iournée.» Ce
discours et autres semblables firent naistre dans les
courages de tous ceux qui estoient là presens
vne ardeur si saincte et si zelée
au seruice de Dieu, qu’il n’y eut pas vn d’eux qui ne
prist cela pour vne chose
surnaturelle: alors le Capitaine qui estoit assis
à la porte de la forteresse
venant à se leuer grandement satisfaict de voir
le sainct zele et la genereuse
resolution des siens, prist le Pere par la main et
descendit auec luy en bas. N’ayant
treuué sur le port que six fustes des siennes
et vn petit catur, il enuoya tout
incontinent appeller le facteur Duard Barreto, auquel
il commanda qu’il fist
toute sorte de diligences afin que les vaisseaux
fussent calfustrez; à quoy le
facteur fit responce que dans le magazin il ny auoit
pas vn seul clou, ny du
broy, ny des estoupes, ny vn empan de toile pour les
voiles, ny rien de tout ce
qu’il estoit besoin de faire, et que sa grandeur luy
commandoit; chose qui
attrista fort le Capitaine et ceux qui estoient auec
luy: alors le Pere
haussant les yeux au Ciel, et auec vn visage ioyeux
inuitant tous ceux d’alentour
à s’attendre à luy: «Or sus, leur
dit-il, mes freres et Seigneurs ne vous
attristez point ie vous prie; car ie vous asseure que
Dieu est auec nous, de la
part duquel ie vous coniure que pas vn de vous ne
refuse de s’en aller à cette
saincte iournée, car son bon plaisir est que
nous le fassions ainsi: pour le
regard des choses dont le facteur dit que nous auons
faute, et qui sont
necessaires à nostre flotte, cela ne doit pas
estre capable de nous faire tant
soit peu reculer de nostre saincte entreprise.»
Ce disant il ietta les yeux sur
sept de ceux d’alentour qui estoient tous Capitaines
de leur nauire, hommes
riches et honorables, puis nommant chacun d’eux par
son nom: «Mes amis, leur
dit-il en les embrassant, et auec vne mine riante, il
est necessaire pour l’honneur
de nostre Seigneur Iesus-Christ, que vous preniez tout
le soing de ces nauires,
et pourtant vous comme son seruiteur ayez celle- cy
soubs vostre charge, vous
celle-là, et ainsi des autres, monstrant
à chacun la sienne, le tout le plus
promptement qu’il sera possible, à cause que
telle chose est grandement
importante au seruice de Dieu: quant au salaire que
vous receurez de vostre
peine, ie vous responds qu’il sera de cent pour
vn.» Ce
disant il les parcourut tous sept, recommandant
à
chacun de prendre le soing de sa fuste, ce qu’ils
accepterent tous auec vue
ardeur et vn zele si grand qu’on recognut clairement
alors que telle chose
estoit plustost vne œuure de Dieu que des hommes.
Ainsi chacun d’eux prist
soubs sa charge la fuste que le pere luy ordonna, et
à l’heure mesme sans vser
de delay, ils commencerent tous à mettre la
main à l’œuure, poussez d’vne telle
ardeur et d’vne enuie si saincte, qu’ils faisoient
tous à l’enuy à qui s’acquitteroit
mieux de son deuoir, et qui vseroît d’vne
diligence plus grande, de maniere que
ce qu’on eust crû impossible d’estre faict en vn
mois, quand mesme ils eussent
eu pour cet effect tout ce qui leur estoit necessaire,
fut acheué dans cinq
iours seulement, pource que plus de cent hommes
trauailloient à chacune de ces
fustes. Tandis qu’on faisoit les preparatifs de cette
armée, Simon de Mello Capitaine
de la forteresse declara pour general de cette flotte
Dom Francisco Deeça son
beau-frere, et le reverend pere Xauier se resolut de
ne manquer point à cette iournée.
Mais comme les freres de la misericorde en eurent
aduis, ils s’assemblerent
auec tout au tant d’hommes mariez qu’il y en auoit
dans la forteresse, et soubs
la conduitte du mesme Dom Francisco Deeça, ils
s’en allerent en corps treuuer
le Pere qu’ils prierent par vne requeste, de la part
de Dieu, que puisque
maintenant la forteresse estoit toute seule il ne
voulust point l’abandonner ny
s’absenter d’elle, ou que s’il le faisoit ils
protestoient tous de s’y en aller
auec luy. Cette
requeste mit vn peu en peine le Pere, pource que sa
grande charité le tenoit en bransle entre ces
deux extremitez de leur accorder
ce qu’ils demandoient, ou d’accompagner les gens de
guerre. Là dessus le
Conseil s’estant assemblé de part et d’autre il
y eut diuers aduis, et
plusieurs raisons: A la fin le General Dom Francisco
Deeça ayant cognu la
necessité de cette affaire requist de rechef le
Pere de satisfaire à la volonté
de ce peuple, veu le bon zele auec lequel cette priere
luy estoit faite; ce que
le Pere luy accorda. Ainsi apres s’estre resolu de ne
bouger de terre il les
consola tous auec vne harangue spirituelle qu’il leur
fit succinctement, par
laquelle il leur remonstra la grande raison qu’auoient
les vns et les autres d’exposer
leurs vies pour vn si bon Dieu qui pour les rachepter,
comme nous le
confessions tous et le tenions pour vn des principaux
articles de nostre foy,
auoit voulu estre mocqué, flagellé,
couronné d’espines, et finalement
attaché
en l’arbre de la Croix pour nous crucifier nous-mesmes
en la douceur de son
amour, et empourprer nos ames de son sang pretieux,
dont il iustifioit nostre
peu de merite deuant son Pere Eternel. A ces choses il
en adjousta plusieurs
autres suiuant son ardeur et sa deuotion ordinaire,
auec quoy il fit vne si
grande impression dans l’esprit de tous, que
dés lors les soldats qui s’en
alloient à l’armée, protesterent tous
d’vn commun consentement et en vrays Chrestiens,
de mourir fermes pour la foy de nostre Seigneur
Iesus-Christ. [204, 205,
206, 207 omitted] Chapitre 208 Comme le
bien-heureux Pere Maistre François Xauier fist
voile de Malaca au Iappon, et
des choses qui luy arrivèrent en ce voyage. Après que
cette glorieuse bataille fut donnée, en
laquelle il plût à nostre Seigneur
fauoriser ce sien bien-heureux seruiteur, tant en ce
qu’il fist premierement en
l’armée, qu’en ce qu’il en dist depuis pour la
confusion et la repentance des
mesdisans, par le moyen desquels l’ennemy d’enfer
prist tant de peine à le
mettre hors de credit: au mois suiuant de Decembre en
la mesme année il partist
de cette ville de Malaca pour s’en aller aux Indes. En
quoy son intention fut
de mettre en execution l’extréme desir qu’il
auoit de faire voile au Iappon.
Pour cet effect il emmena auec luy ce mesme Angiroo
dont i’ay dict cy-deuant,
qu’il fût fait Chrestien par ce seruiteur de
Dieu, et appellé Paul de
Saincte-Foy. Toutesfois son dessein ne pût
reussir cette année là, à cause
de
ce à quoy l’obligeoit sa charge de Recteur
vniuersel des Colleges de la
Compagnie de Iesus qui sont aux Indes. A quoy luy fut
encore vn obstacle la
mort du Vice-Roy Dom Ioan de Castro, aduenuë
à Goa au mois de Iuin suiuant en l’année
1658. Neantmoins Garcia de Saa qui luy succeda au
Gouuernement, donna ses
despesches au Pere au mois d’Auril de l’année
suiuante 1549. Par mesme moyen il
luy bailla des patentes à rendre à Dom
Pedro de Sylua, qui pour lors estoit
Capitaine de Malaca, par les quelles il luy
enchargeoit de luy faire équipper
vn nauire pour s’en aller où il plairoit
à Dieu de le conduire. Auec ces
dépeches le Pere se rendit à Malaca le
dernier iour de May en la mesme année 1549.
et fut contraint de seiourner là quelque temps
pour le mauuais équippage qu’on
luy donna. Mais enfin apres auoir souffert à
Malaca beaucoup de trauaux, le
iour de la S. Iean qui fut en la mesme année,
enuiron Soleil couché il s’embarqua
dans vn petit Iunco d’vn Corsaire Chinois
appellé Necoda; puis le lendemain
matin il se mit à la voile et partist. En
ce voyage il souffrit encore plusieurs trauaux,’dont
ie m’ex cuse de parler icy, pource qu’il ne me semble
point autrement
necessaire de rapporter ces cho ses par le menu; c’est
pourquoy ie ne feray que
toucher succinctement celles qui seront les plus
importantes à mon dessein, m’accommodant
le mieux que ie pourray à la foiblesse de mon
es prit. Le iour de l’Assomption
de nostre Dame, qui est le quinziesme du mois d’Aoust,
le Pere arriua au port
de Canquexumaa au Iappon, pais d’où estoit
natif Paul de saincte-Foy. Là il fut
tres-bien receu de tout le peuple, et encore mieux du
Roy qui luy fist vn fort
bon accueil, auquel furent joincts plusieurs grands
honneurs, luy tesmoignant d’agreer
infiniment le bon dessein auec lequel il entroit dans
son Royaume. Aussi
durant tout le temps que le Pere y demeura, qui
fût
vn an tout entier, le Roy le fauorisa beau coup;
dequoy s’offenserent
grandement les Bonzes, qui sont leurs Prestres; mesme
cette affaire alla si
auant qu’ils luy reprocherent plusieurs fois le tort
qu’il se faisoit de
permettre que dans son pais il se preschast vne loy si
contraire aux leurs. Ce
qui fut cause qu’vn iour le Roy s’ennuyant de tous ces
langages, « Si sa
loy, leur respondit-il, est contraire aux vostres; que
ne contredisez-vous la
sienne, à condition que ie sois iuge en cette
cause? car ie ne permettray
iamais que pour satisfaire à vostre
animosité, vous luy fassiez des affronts,
pource qu’estant estranger il s’est fié sur ma
verité »; paroles dont les
Bonzes furent grandement scandalisez. Mais pour-ce que
la principale intention
de ce bien-heureux Pere estoit d’accroistre le sainct
nom de Iesus-Christ parmy
la noblesse de ce païs, à cause qu’il y
auoit apparence que le menu peuple en
seroit conuerty plus facilement, il se resolut de
passer de là dans quelques
iours au Royaume de Firando, qui du costé du
Nord estoit plus auant de cent
lieues; ce qu’il fist aussi quand la saison luy en
sembla propre; mais
auparauant que partir il y laissa en la compagnie de
huict cent ames que sa
doctrine auoit conuerties, Paul de saincte Foy, lequel
continua de les
instruire par l’espace de plus de cinq mois qu’il
fût là de seiour auec elles. Mais
enfin voyant les grandes persecutions que les Bonzes
luy faisoient, il fit voile à la Chine,
où il fût mis à mort dans le
Royaume de
Iiampoo, par des voleurs qui faisoient mestier
d’assassiner les passans. Quant
aux huict cent Chrestiens qu’il auoit laissez au
Iappon, combien qu’ils n’y
eussent aucun Pere spirituel pour les instruire,
neantmoins nostre Seigneur
permist qu’ils se conseruerent tous si bien dans les
termes de la foy, par le
moyen de la saincte doctrine que le Pere Xauier leur
auoit laissée par escrit,
qu’en sept ans de temps qu’ils demeurerent là
tous seuls sans estre visitez de
personne, pas vn d’eux ne se rebutta de sa saincte
resolution. Or
apres que plus de vingt iours furent passez depuis
l’arriuée
du Pere Xauier au Royaume de Firando, il luy sembla
à propos de sonder ces
peuples Gentils pour voir lequel de tous ces pays
seroit le plus conuenable à
son intention. Il auoit alors auec luy le Père
Cosme de Torrez, Castillan de
nation, qui estant soldat, par la route de Panama
estoit rendu aux Molucques en
vne flotte que le Vice- Roy de la nouuelle Espagne luy
auoit enuoyée en l’an
mil cinq cent quarante-quatre. Ce Cosme de Torrez
estant à Goa s’y Est de la
Compagnie de Iesus, par le conseil du bien-heureux
Pere Xauier, qui l’emmena
depuis auec luy à Goa pour compagnon de ses
trauaux, ensemble vn autre Frere
Castillan aussi, et natif de Cordoùe,
appellé Iean Fernandez, homme que son eminente
vertu et sa grande humilité rendirent fort
recommandable. Ce fut donc ce Pere
Cosme de Torrez que le reuerend Pere Xauier laissa en
ce Royaume, et en cette
ville de Firando, et accompagné de cet autre
Pere Iean Fernandez il partit pour
s’en aller à la ville de Miaco, qui est en
l’Isle la plus orientale de tout le
Iappon; à quoy il fut incité
principalement pource qu’il apprist que leur
Cubumcamaa, qui est comme leur souuerain Pontife,
estoit là resident auec trois
autres qui portent le tiltre de Roys et de souuerains,
chacun desquels vacque à
son tour au gouuernement de la guerre, de la iustice
et au bien de la
republique. En ce voyage il eut plusieurs grandes
trauerses.et y endura
beaucoup, tant pour la rigueur des montagnes, que de
la saison en laquelle il s’y
en alla, qui estoit l’hyuer, joint à ce que ce
climat est à 4°- degrez,
tellement que les froidures y sont comme
insupportables: à quoy i’adjouste qu’il
eut vne grande disette de toutes les choses qui luy
estoient necessaires, tant
pour se gaiantir des incommoditez susdites, que pour
l’entretien de la vie;
auec cela comme il y auoit certaines aduenuës et
destroits par où les
estrangers ne pouuoient passer sans y payer vn certain
tribut, luy-mesme n’ayant
aucunes commoditez estoit contraint de passer pour
vallet du premier homme de
qualité qu’il rencontroit le long du chemin, si
bien que pour cet effect, afin
de s’exempter de danger, il luy estoit necessaire de
courir apres le cheual de
celuy qui le suiuoit, en luy seruant de laquay. A
la fin estant arriué à la grande ville
de Miaco,
capitale de toute cette Monarchie du Iappon, il ne
pût aborder comme il l’eust
desiré le Cubune Camaa, à cause qu’on
luy demandoit pour cela la somme de cent
mille Caixas, qui valent six cent ducats de nostre
monnoye; et sans mentir il
fut extremement fasché de ne les pas auoir pour
s’en seruir à effectuer ce qu’il
desiroit auec tant de passion. Par ainsi il luy fut
impossible de faire aucun
fruict en tout ce pays, tant pour les dissensions et
les guerres que les
peuples auoient en ce temps-là les vns contre
les autres, chose qui leur est
ordinaire, que pour beaucoup d’autres semblables
inconveniens qu’il seroit trop
long de raconter; par où l’on peut voir
clairement combien de desplaisir
receuoit l’ennemy de la Croix de ce que le seruiteur
de Dieu pretendoit faire
en ce pays. Alors
le Pere voyant le peu de profit qu’il y faisoit,
pour ne perdre le temps en vain, passa de cette ville
de Miaco à Sicay, qui
estoit à dixhuict lieues de là; et ce
fut là mesme qu’il s’embarqua de rechef
pour faire voile au Royaume de Firando, où il
auoit laissé le Pere Cosme de
Torrez. En ce lieu il s’arresta encore quelques iours;
lesquels neantmoins il n’employa
point à se reposer des trauaux passez, mais
bien à en souffrir de nouueaux. A
la fin de ce temps-là il passa au Royaume de
Omanguché, où il conuertit plus de
trois mille ames en moins d’vn an qu’il arriua en
cette ville, qui fut le
quinziesme de Septembre en l’année mil cinq
cent cinquante et vn. Ensuitte
de cela ayant eu nouuelles qu’au Royaume de
Bungo estoit arriué vn nauire Portugais, il y
enuoya aussitost par terre où il
y pouuoit auoir soixante lieues de chemin, vn certain
Chrestien nommé Matthieu,
auec vne lettre addressée au Capitaine et aux
marchands de ce vaisseau, où ces
paroles estoient contenues: « L’amour et la
grace de Iesus-Christ nostre
vray Dieu et Seigneur, fassent vne continuelle demeure
en vos ames par sa
saincte misericorde, Amen. Par quelques lettres
d’aduis que les marchands de
cette ville ont eues, on les adsuertis de vostre bonne
arriuée en ce pais. Mais
d’autant que cette nouuelle ne m’a point semblé
si veritable que ie le desire
en mon ame, i’ay treuué à propos de m’en
asseurer au vray par ce Chrestien que
ie vous enuoye; c’est pourquoy ie vous prie tres
instamment de me faire sçauoir
par luy-mesme d’où vous venez maintenant,
ensemble de quel port vous estes partis,
et en quel temps vous faictes état de vous en
retourner à la Chine: car ie
voudrois bien, si le bon plaisir de Dieu estoit tel,
trauailler de tout mon
possible pour passer cette année icy aux Indes.
Vous m’obligerez aussi grandement,
s’il vous plaist me faire sçauoir vos noms et
par mesme moyen celuy de vostre
nauire, et du Capitaine qui y commande, me donnant des
nouuelles asseurées si
dans Malaca on y est en paix et en
tranquillité. Pour conclusion ie vous prie
de desrober quelque peu de temps à vos affaires
pour penser à l’examen de vos
consciences, pource qu’en cette marchandise il y a
plus de gain qu’en toutes
les soyes de la Chine, de quelque façon qu’on y
puisse doubler son argent: car
ie fais estat, si le bon plaisir de Dieu estoit, de
partir d’icy, pour vous
aller treuuer où vous estes, si tost que
i’auray appris de vos nouuelles par le
messager que ie vous enuoye, lesus Christ nous tienne
tous en sa garde et nous
conserue en cette vie par grace en son sainct seruice.
Ainsi soit-il. De cette
ville d’Omanguché le premier de Septembre mil
cinq cent cinquante et vn. Vostre
frere en Iesus-Christ, François ». Auec
cette lettre ce messager arriua où nous
estions, et
y fut grandement bien receu de nous, comme il estoit
raisonnable: alors, tant
le Capitaine du nauire que les marchands, luy
respondirent par six ou sept
voyes, dans lesquelles ils luy dirent plusieurs
nouuelles des Indes et de
Malaca, y adioustant, que dans vn mois ils se
promettoient de faire voile à la
Chine dans leur nauire; qu’au reste ils en auoient
trois de charge qui au
prochain mois de Ianuier deuoient prendre la route de
Goa; en l’une desquelles
estoit Diego Pereyra son intime amy, auec qui sa
Reuerence pourroit partir
selon son desir. Voyla le contenu des lettres qu’ils
donnerent à ce Chrestien,
qui se mit incontinent en chemin et fut infiniment
content, tant de ce qu’ils
luy auoient donné, que du bon traittement
qu’ils luy auoient faict durant son
seiour prez d’eux. En ce retour il fut cinq iours en
chemin, à la fin desquels
il arriua à la ville de Omanguche, et rendit
les lettres au Pere, à qui des
nouuelles si bonnes et si asseurées apporterent
vn merueilleux contentement, de
maniere que trois iours apres il partit pour s’en
aller à la ville de Fuchee,
capitale du Royaume de Bungo. Là mesme dans le
nauire dont i’ay parlé
cy-deuant, qui appartenoit à Duart de Gama,
nous estions alors trente Portugais
auec nos marchandises. Le Samedy suiuant nous vismes
arriuer à nous trois
hommes du Iappon, Chrestiens, qui estoient en la
compagnie du Pere, et que le
Pere auoit enuoyez deuant par ceux-cy. Le Capitaine
Duart de Gama apprist que
ce seruiteur de Dieu estoit à deux lieues de
là, en vn lieu appellé Pimlaxau,
où il auoit vne douleur de teste et les pieds
enflez à cause de soixante lieues
de chemin qu’il auoit faictes; adioustant à
cela, que puisqu’il se treuuoit
ainsi indisposé, il lui estoit necessaire de ne
bouger de là, qu’il ne fust
guery, ou bien que pour luy faire acheuer le reste du
chemin on luy menast vn
cheual s’il le vouloit accepter. CHAPITRE
CCIX. De l’arriuée du bien-heureux Pere Xauier
au port de Fingeo où estoit
nostre nauire, et des choses qui se passerent comme
nous f us,nes voir le Roy
de Bungo en la ville de Fucheo. Dvart de
Gama Capitaine du nauire estant aduerty que le Pere
Xauier s’estoit arresté au
village de Pimlaxau, pource qu’il s’y treuuoit
indisposé comme les trois
Iapponnois luy auoient dict, enuoya tout aussi tost vn
messager aux Portugais,
qui estoient de seiour à la ville pour y vendre
leur marchandise à vne lieuë du
Port où le vaisseau estoit à l’ancre. A
ces nouuelles ils accoururent
incontinent auec vne grande ressiouyssance, puis ayant
consulté entr’eux
touchant ce qu’il leur falloit faire là-dessus,
il fut resolu de l’aller
chercher au mesme lieu où il estoit
demeuré malade, ce que l’on executa tout
incontinent. Nous estant donc mis en chemin comme nous
eusmes faict vn peu plus
d’vn quart de lieuë, nous le rencontrasmes qui
s’en venoit en la compagnie de
deux Chrestiens, que depuis vn mois il auoit conuertis
à la foy, hommes des
plus qualifiez du Royaume; ce qui fut cause que le Roy
de Omanguche se seruant
de leur conuersion comme d’vn specieux pretexte, leur
confis qua deux mille
taeys qu’ils auoient de rente, qui valent trois mille
ducats. Or d’autant que
nous estions tous vestus en habits de festes, et
montez sur de bons cheuaux,
nous demeurasmes tous confus de le rencontrer en vn si
triste equippage: car
auec ce qu’il estoit à pied, il portoit sur ses
espaules un fardeau où estoient
toutes les choses necessaires à dire la Messe;
il est vray que les deux
Chrestiens qui le suiuoient, le soulagoient de temps
en temps, et luy aydoient
à le porter, chose qui pour en dire le vray
nous estonna fort et nous attrista.
Or pource qu’il ne voulut iamais accepter aucun de nos
cheuaux, nous fusmes
contraints de l’accompagner à pied, bien que ce
fust contre sa volonté, ce qui
seruit d’vn grand exemple aux deux Chrestiens
nouuellement conuertis. Comme
nous fusmes arriuez en la riuierc de Fingé,
où le
nauire estoit à l’ancre, il y fut receu auec
toutes les demonstrations d’allegresse
qu’il nous fut possible de luy rendre, si bien que par
quatre diuerses fois on
tira toute l’artillerie, qui consistoit en
soixante-trois Berches, Fau
conneaux, et autres pieces, tellement que le bruit qui
s’en ensilant fut fort
grand à cause des concauitez des rochers qui
estoient aux enuirons. Cependant
le Roy qui en ce temps-là estoit à la
ville, estonné d’vne chose si
extraordinaire et d’ouyr ainsi tirer, s’imaginant que
nous combat tions encore
contre quelques flottes de Corsaires, suiuant le bruit
qu’on faisoit desia
courir dans la ville qu’il y en auoit quelques-vns en
ces costes, enuoya tout
incontinent en grande diligence vn homme de
qualité pour sçauoir de nous ce que
c’estoit; tellement que cettuy-cy s’estant
addressé à Duart de Gama, luy fist
son message de la part du Roy auec quelques offres
conuenables au temps
present. Mais le Capitaine luy respondist en termes
pleins de courtoisie, et
pour remerciaient de ces offres, que nous nous
resiouyssions à l’arriuée du
Pere François, à cause qu’il estoit
homme sainct, et à qui le Roy de Portugal
nostre Maistre portoit beaucoup de respect. Ce Gentil
homme n’estant pas moins
estonné de ces paroles que de ce qu’il auoit
veu, «Il faut que ie vous aduouë,
repliqua-t-il à Duart de Gama, que ie m’en
retourne tout confus, et sans
sçauoir que respondre au Roy; car nos Bonzes
l’ont asseuré que cet homme dont
vous me parlez, n’est pas un sainct comme vous dictes;
mais qu’il est bien vray
que quelquesfois ils l’ont veu parler aux
démons auec qui il a de secrettes
intelligences; qu’au reste il faict par sortilege
quelques merueilles, dont les
ignorans s’estonnent, et qu’il est si miserable et si
pauure, que les poux mesmes
dont il est couuert ont pitié de luy, et ne
veulent point mordre à sa chair;
tellement que i’ay belle peur qu’ils ne perdent tout
le credit qu’ils ont pres
du Roy quand il saura le contraire, et qu’il ne les
vueille iamais plus voir ny
ouyr; car il y a bien de l’apparence qu’un homme que
vous prisez si fort, et
que vous receuez auec tant de resiouyssance et
d’honneur, est veritablement tel
que vous dictes, et non pas tel que les Bonzes l’ont
dépeint au Roy.» Les
Portugais l’esclaircirent là-dessus de la
verité de
cette affaire, dequoy il fût grandement
estonné, et s’en retourna droict à la
ville. Y estant arriué, il y rendit compte au
Roy de toute cette affaire, et de
la façon qu’elle se passoit, l’asseurant que
nous auions tiré toute nostre artillerie,
pour tesmoigner la resiouïssance que nous
apportoit l’arriuée du Pere, qui nous
rendoit aussi contents que si nous auions nos
vaisseaux tous chargez de lingots
d’argent. Ce qui tesmoignoit assez que tout ce que les
Bonzes auoient dict de
luy n’estoit que mensonge; qu’au reste il
asséuroit sa Majesté que c’estoit un
homme d’vn visage si graue et si aimable, qu’il
n’estoit pas possible de le
voir sans le respecter grandement. A ces paroles le
Roy dist pour response, « Ils
ont raison de faire ce qu’ils font, et tu en as
beaucoup aussi d’en auoir si
bonne opinion. » Là-dessus il enuoya
visiter le Pere par vn ieune
gentilhomme son parent, à qui il donna vne
lettre pour la luy donner, où ces
paroles estoient escrites « Pere Bonze de
Chemahicogim (c’est ainsi qu’ils
nomment le Portugal) ta bonne arriuée en ce
pays soit aussi agreable à ton
Dieu, que la louange que ses saincts luy donnent.
Quamsio Nafama que i’ay
enuoyé vers le Nauire de ceux de ta nation, ne
m’a pas plustost asseuré de ton
arriuée d’Oman guche à Fingeo, que i’en
ay receu vn contentement incroyable
comme tous les miens te diront. C’est pourquoy ie te
prie tres-instamment,
puisque Dieu ne me fait point digne de te pouuoir
commander, que pour
satisfaire à l’extréme desir auec lequel
mon ame te cherit, deuant que le matin
se fasse voir tu t’en viennes frapper à la
porte de mon Palais, ou bien que tu
m’enuoyes dire que ie te suis importun, afin que
prosterné à terre et mis à
genoux ie demande cette faueur à ton Dieu, que
ie confesse estre le Dieu de
tous les Dieux, et le meilleur des meilleurs qui
viuent aux Cieux, et que par
le gemissement de ta doctrine il soit rendu manifeste
aux superbes du temps,
combien luy est agreable ta saincte vie
accompagnée de pauureté, pour faire par
ce moyen que l’aueuglement des enfans de nostre chair
ne s’abuse point par les
fausses promesses du monde. Ie te prie aussi de me
donner aduis de ta santé,
afin que ie puisse dormir cette nuict auec
contentement, iusqu’à ce que le coq
m’esueille, et qu’il me dise que tu és en
chemin pour me venir voir. » Le
ieune Gentilhomme qui apporta cette lettre vint dans
vne Funce de rame, de la grandeur d’vne bonne
Galiotte, accompagné de 30 autres
ieunes Gentilshommes, ausquels seruoit de Gouuerneur
un homme fort vieil appelé
Pomindonu, frere naturel du Roy de Miuato. Apres que
ce Vieillard eust fait son
message, il prist congé du Pere, et de nous
autres Portugais qui estions alors
auec luy; puis comme il se fust embarqué dans
la mesme Funce où il estoit venu,
nous luy fismes vne salue dans nostre Nauire de 15
coups de canon; dequoy le
ieune Gentilhomme qui nous auoit rendu la lettre fut
grandement satisfaict; de
maniere que regardant son Gouuerneur,
« Asseurément, luy dit-il, le Dieu
de ces gens-là doit estre fort grand, et ses
secrets nous doiuent aussi estre
grandement cachez, puis qu’il permet qu’vn homme si
pauure que celuy-cy, comme
les Bonzes l’ont affirmé au Roy, soit en si
grande reputation parmy ceux de son
pays, que les vaisseaux des plus riches luy obeyssent,
et que leur artillerie
manifeste auec vn grand bruict, que le Seigneur de
toutes choses se tient pour
satisfaict d’vne marchandise si pauure et de si peu de
valeur, en l’opinion de
ceux qui viuent sur la terre, que la seule
pensée que l’on employe à cela,
semble passer pour vne offense
tres-grande. » Le
Vieillard luy respondit, «Il se peut faire que
cette
pauureté dont il fait marchandise est si
agreable au Dieu qu’il sert, qu’en la
suiuant pour l’amour de luy il est plus riche que tous
les riches du monde,
bien que nos Bonzes veuillent effrontément
faire croire tout le contraire de
cecy à ceux qui les en oyent parler.» Si
tost que ce ieune Gentilhomme fut
arriué à la ville, il s’en alla treuuer
le Roy, et comme il estoit fort content
à cause du grand honneur qu’on luy auoit rendu
pour le respect du Pere, il luy
dist, Sans doute il est bien rai sonnable que vostre
Altesse ne parle point à
cet homme de la façon que les Bonzes luy ont
dict; car ie l’asseure que ce
seroit un tres-grand peché: il ne faut pas
aussi vous imaginer qu’il soit
pauure, attendu que le Capitaine et tous les marchands
du vaisseau m’ont dit,
que s’il vouloit leur Nauire auec tout ce qu’il y a
dedans, ils le luy
donneroient aussi tost.»
«Asseurément ie suis confus de ce que tu
me dis, luy
respondit le Roy, et encore plus de ce que les Bonzes
m’en ont rapporté, mais
ie te promets qu’à l’aduenir ie les tiendray en
l’estime qu’ils meritent que l’on
fasse d’eux. » Le
lendemain si tost qu’il fust iour, le Capitaine Duart
de Gama, ensemble tous les marchands et les autres
Portugais qui estoient dans
le Nauire, se mirent à consulter de quelle
façon il se falloit comporter en
cette premiere communication que le Pere deuoit auoir
auec le Roy. Sur quoy il
fust resolu du commun consentement de tous, que pour
l’honneur de Dieu cette
entre-veuë se deuoit faire auec le plus
d’appareil qu’on pourroit, à cause que
par ce moyen les Bonzes seroient conuaincus de
mensonge en ce qu’ils auoient
dit de luy, pource qu’il paroissoit euidemment que de
la façon qu’ils les
verroient traictez, on en feroit de l’estime;
adjoustant à cela qu’il importoit
grandement de se gouuerner ainsy parmy des gens qui
n’auoient aucune
cognoissance de Dieu. Or bien que cette resolution fut
en partie contre l’aduis
du Pere, neantmoins il fut contrainct d’y
condescendre, parce que tous
opinerent ainsi. Cette
affaire resolue, chacun de nous se tint prest le
mieux qu’il luy fût possible; tellement qu’alors
nous nous embarquasmes dans la
chalouppe du vaisseau, et en deux Manchuas qui auoient
leurs estendarts et
leurs bannieres de soye, où il y auoit encore
des trompettes et des hauts-bois
qui iouaient alternatiuement, nouueauté qui
sembla si grande à ceux du pays, et
qui les e»tonna si fort, que lorsque nous
arriuasmes sur le quay, nous eusmes
bien de la peine à mettre pied à terre,
pour le grand nombre des gens qui y
estoient accourus à la foule. Là se
rendit le Quamsyandono Capitaine de Canafama,
par l’exprés commandement du Roy il fist porter
apres luy vne littiere où il
voulut faire mettre le Pere. Mais luy ne la voulust
point accepter pour le
respect qu’il nous portoit, et de là il s’en
alla droict au Palais accompagné
de quantité de Noblesse et de trente Portugais.
Il y auoit bien aussi de nos
garçons en pareil nombre, tous fort bien
vestus, et portant des chaisnes d’or
au col. Quant au Pere il auoit vne soutane de camelot
noir tout plein, vn
surpelis par-dessus, et vne estole de veloux verd auec
son bord de brocat.
Apres luy marchoit nostre Capitaine auec vn baston de
Maistre-d’Hostel en main,
comme Capitaine de la porte. II auoit à sa
suitte cinq des marchands les plus
honorables et les plus riches, lesquels comme s’ils
eussent esté ses
seruiteurs, portoient par ceremonies certaines pieces
en main, comme par
exemple l’vn portoit vn liure dans vn sac de satin
blanc, l’autre des
pantouffles de veloux noir qui se treuuerent
fortuitement parmy nous, l’autre
vne canne de Bengala auec vne enchassûre d’or;
l’vn vne image de Nostre Dame
enueloppée d’une escharpe de damas violet, et
l’autre vn petit parasol propre
pour aller à pied; tellement qu’auec cet ordre
et cet appareil nous passasmes
par les neuf principales rues de la ville, où
il y auoit vn si grand nombre de
gens, que tout en estoit plein iusques aux toicts des
maisons. CHAPITRE
CCX. Des honneurs que le Roy de Bungo fist au Reuerend
Pere Xauier â cette
premiere entre-veue. Avec l’ordre
dont ie viens de parler, nous arriuasmes à la
premiere Cour du Palais du Roy,
où estoit le Fingeandono Capitaine de ses
gardes, auec six cent hommes armez de
dards, de lances et de cymeterres richement garnis; ce
qui nous fist iuger d’abord
que les Estats de ce Prince estoient grands. Comme
nous eusmes passé par le
milieu de toutes ces gardes nous entrasmes en vne
galerie fort longue, où les
cinq marchands dont i’ay parlé cy-deuant, qui
par ceremonie portoient les
pieces susdites, s’estant mis à genoux les
presenterent au Pere; de quoy les
Seigneurs qui estoient là presents furent si
fort estonnez, qu’ils dirent les
vns aux autres, «Que nos Bonzes s’aillent pendre
maintenant, et qu’ils ne se
monstrent iamais plus deuant le monde, puisqu’il
paroist euidemment que cet
homme icy n’est pas tel qu’ils l’ont faict accroire au
Roy; mais bien vne
personne venue de la part de Dieu pour la confusion
des enuieux.» Ayant
trauersé cette galerie nous entrasmes en vne
grande
salle où il y auoit quantité de Gentils
hommes, vestus de satin, de damas de
differentes liurées, auec leur coutelas au
costé tout couuert de plaques d’or.
Là mesme nous apperceusmes vn enfant de six
à sept ans qu’vn vieil lard menoit
par la main, qui s’estant approché du Pere, a
Ton arriuée, luy dit-il, en cette
maison du Roy mon souuerain Seigneur, puisse estre
aussi agreable à toy et à
luy comme l’eau que Dieu enuoye du Ciel, quand les
labourages de nos riz en ont
besoin. Entre en asseurance ioyeusement, car ie te
iure par la loy de la
verité, que les gens de bien t’affectionnent
tous; comme au contraire les
meschans s’attristent de ton abord comme si ce leur
estoit vne nuict grandement
obscure et pluuieuse. » Apres que le Pere
luy eust respondu là-dessus en
termes pleins de semblable courtoisie, l’enfant
s’imposa silence iusqu’à ce qu’ayant
ouy tout ce que le Pere luy dist,
«Asseurément, reprist-il, il faut
souhaitte
aussi que cette tienne arriuée luy apporte
autant de contentement, et à toy
autant d’honneur que tu en pretens pour
l’accomplissement de tes desirs.» Alors
l’enfant qui conduisoit le Pere le mist entre les
mains du Fucarandono, et se tira vn peu à
l’escart; ce qui nous fut vue
nouuelle maniere de compliment qui nous sembla de
bonne grace. De cette salle
nous entrasmes dans vne autre chambre, où il y
auoit vn grand nombre de Seigneurs
du Royaume, qui rendirent beaucoup d’honneur au Pere;
là il demeura debout
quelque temps s’entretenant auec le frere du Roy,
iusques à ce que d’vne autre
chambre on s’en vinst luy dire qu’il entrast: ce
qu’ayant faict aussitost,
accompagné de la pluspart des Seigneurs, il se
treuuva dans vne chambre fort
riche où le Roy l’attendoit debout, qui le
voyant le vint receuoir à cinq ou
six pas du lieu où il estoit assis. Le
Pere voulut incontinent se prosterner à ses
pieds,
mais le Roy ne le voulut iamais permettre, au
contraire luy ayant aidé
luy-mesme à se leuer, il luy fist par trois
fois les gromenares, qui est le
compliment dont i’ay parlé cy-deuant; de quoy
tous les Seigneurs qui estoient
là presens furent grandement estonnez, et nous
le fusmes encore bien dauantage:
après cela l’ayant pris par la main, le frere
du Roy qui auoit là conduit le
Pere, se tira vn peu à l’escart, et s’assist
sur le marche pied du Throsne du
Roy, qui voulut que le Pere fust assis à ses
costez, et les Portugais prez des Seigneurs
de son Royaume qui s’y treuuerent; ils se firent
là-dessus plusieurs complimens
de part et d’autre, qui furent autant de
demonstrations de la bonne volonté qu’auoit
le Roy pour le Pere: mais luy de son costé
tascha de luy rendre le semblable en
termes si courtois et si pleins de submission, que le
Roy regardant son frere
et tous les autres Seigneurs qui estoient dans la
chambre, se mit à dire tout
haut, afin qu’vn chacun l’ouyst: « O que nous
serions heureux, si nous pouuions
sçauoir de Dieu à quoy tend tout cecy,
ou d’où vient qu’il y a tant d’aueuglement
en nous, et que cet homme est si clairvoyant: car nos
yeux sont maintenant
tesmoins des choses qui se disent de luy generalement,
et qu’il preuue ce qu’il
dit en termes si esloignez de contradiction, et si
conuenables à toute raison
naturelle, qu’il n’y a celuy qui ne demeure confus
dans la consideration de
cette merueille, et qui ne confesse cette
verité, s’il a le iugement sain. D’vn
autre costé nous voyons que nos Bonzes se
treuuent si embarassez en des choses
si vrayes, et si égarez en leurs de mandes,
qu’ils disent auiourd’huy vue chose
et demain l’autre; de maniere que toute leur doctrine
n’est qu’vne confusion à
des hommes qui ont l’esprit bien faict, et ne sert
qu’à les faire douter de
leur salut.» Cependant
que le Roy parloit ainsi il se treuua là
fortuitement vn Bonze qui tout honteux de ces langages
lui respondit: «Ces
choses, Seigneur, ne sont pas des matieres dont vostre
Altesse se puisse
esclaircir si soudainement, pour n’auoir
estudié en l’Uniuersité de Fiancima:
que si elle a quelque doute qu’elle me la propose, et
ie m’asseure que ie l’en
esclairciray si bien qu’elle verra la verité de
ce que nous preschons, et que
ce qu’on nous donne pour cela est fort bien
employé.» «Fay-le moy donc
entendre, luy respondit le Roy, puisque tu le
sçais comme tu dis, et ie ne
diray plus mot.» Alors le Fixiandono, ainsi se
nommoit ce Bonze, se mit à
proposer ses raisons au Roy, dont la premiere
fût: «Qu’on ne pouuoit mettre en
doute que les Bonzes ne fussent saincts, puis qu’ils
passoient toute leur vie
dans vne religion agreable à Dieu, et qu’ils
employoient la pluspart de la
nuict à prier pour ceux qui leur laissoient
leurs biens.» A ces paroles il
adiousta: «qu’ils gardoient vne perpetuelle
chasteté, s’abstenoient de manger
du poisson fraiz, guerissoient les malades,
instruisoient la ieunesse aux
bonnes mœurs, pacifioient les differens des Royaumes
pour maintenir la
tranquillité publique; et donnoient des
cuchimiacos, ou des lettres de change
pour aller droit au Ciel, par le moyen desquelles les
morts estaient enrichis
pour iamais; qu’au reste eux-mémes sustentoient
de nuict auec leurs aumosnes
les pauures ames qui pleurants leur demandoient
conseil à leurs afflictions et
aux trauaux qu’elles enduroient pour estre
pauures.» Pour conclusion il disoit:
«qu’ils se passoient graduez dans le College de
Bandou, confirmé par les
Gubucamas et les Groxos ou Docteurs de Miaco, mais sur
tout qu’ils estoient
grands amis du Soleil, des estoiles, et des saincts du
Ciel, auec qui ils
communiquoient ordinairement de nuict, et mesmes les
tenoient souuent entre
leurs bras.» Voila
les sottises que dist ce Docteur de leur loy, quij
furent suiuies de plusieurs autres extrauagances qu’il
profera quelques-fois
auec tant de cholere en parlant au Roy, qu’il l’appela
par quatre fois
foxidehusa, c’est à dire, pecheur, aueugle, et
sans yeux, de maniere que le Roy
demeura si honteux de cette hardiesse et extrauagance
du Bonze, que regardant
son frere deux ou trois fois, il luy fist signe de luy
imposer silence, ce que
le Fucarandono fit aussitost, et commanda au Bonze de
se leuer du lieu où il
estoit assis. Alors le Roy s’adressant à luy:
«Ie te veux bien aduoùer, luy
dit-il, que ce que nous auons ouy en la preuue et
iustification que tu nous as
voulu donner de ta saincteté, est vne chose que
nous sommes d’auis de t’accorder,
mais il faut que ie te confesse aussi, que l’orgueil
qui se remarque en tes
paroles débordées, nous a si fort
scandalisez, que i’oseray bien iurer sans
faire tort à mon salut, que l’enfer a plus de
part en toy que tu n’en as là
haut au Ciel, où est la demeure de Dieu,»
Le Bonze luy respondit à cela: «Il
viendra vn temps auquel ie me soucieray si peu des
hommes, pour me seruir d’eux,
que ny eux ny tous les Roys qui gouuernent maintenant
la terre ne seront pas
dignes de me toucher.» A
ces paroles le Roy s’estant mis à soubsrire de
la
superbe du Bonze, regarda le Pere comme s’il luy eust
voulu dire: «Que vous en
semble? » et alors le Pere le voulant vn
peu appaiser, «Que votre Altesse,
luy respondit-il, remette cecy à vn autre iour
auquel le Bonze ne sera pas si
en cholere.» «Tu as raison, luy respondit
le Roy, en ce que tu me dis, et moy i’en
ay bien peu de l’ouyr.» Alors ayant
commandé au Bonze de se leuer: «Quand tu
voudras parler de Dieu, luy dit-il ne te iustifie
iamais enuers luy, ou tu
pescheras grandement, mais auec patience, et pour
l’amour de luy purge-toy de
la cholere que tu nous tesmoignes auoir, et pour lors
nous t’escouterons.» Le
Bonze bien fasché d’auoir receu cet affront, se
tourna tout aussitost vers ceux
qui estoient là presens, et leur dist ces
paroles: hiacataa passiram figiancor passinau,
qui signifient, puisse
arriuer que le feu du Ciel embrase vn Roy qui parle de
cette sorte. Cela dit,
sans faire autre compliment il gaigna la porte bien
viste en murmurant, ce qui
esmeut tous les Seigneurs à se mocquer et
à dire le mot pour rire, comme c’est
la coustume des Courtisans, ce qui fut cause que le
Roy changea sa cholere en
raillerie, six ou sept fois; ces choses s’estant ainsi
passées, pource que l’heure
de disner s’approchoit, l’on apporta à manger
au Roy qui demanda au Pere s’il
luy vouloit tenir compagnie et se mettre à
table auec luy, dequoy il s’excusa
par trois fois en termes fort pleins de courtoisie,
disant qu’il n’en auoit
aucun besoin. A quoy le Roy fit responce: «Ie
sçay tres-bien que tu ne dois
point auoir faim puisque tu le dis ainsi; mais ie veux
aduiser par là qu’entre
nous autres peuples du Iappon cette offre que font les
Roys à quelqu’vn de
manger auec luy est la plus grande demonstration
d’amitié qu’ils luy puissent
faire, c’est pourquoy te mettant au rang de mes amis
ie me tiens pour
grandement honoré de t’auoir ainsi
conuié.» Sur
la fin de ces paroles le Pere s’estant mis en estat
de luy baiser le coutelas qu’il auoit à la
ceinture, pour vne marque de
remerciement, comme ils ont accoustumé de faire
entr’eux: «Nostre Seigneur, luy
dit-il, pour l’amour du quel vous me faictes tant de
grace, vous communique la
sienne d’enhaut, afin que par elle vous meritiez de
faire profession de sa loy
comme son vray seruiteur, et de le posseder à
la fin de vos iours. A ces
dernieres paroles le Roy lui repartit: «Ie le
prie que ce que tu demandes pour
moy puisse arriuer, afin que nos deux nous
entretenions ensemble des choses
dont nous parlons maintenant.» Là-dessus
auec vn visage riant luy offrant vn
plat de riz qu’il auoit deuant luy, il le pria d’en
manger; ce que le Pere fit
aussi- tost, et alors nostre Capitaine, et tout autant
de Portugais que nous
estions là mismes les genoux à terre
pour remercier le Roy d’vn si grand
honneur qu’il faisoit au Pere publiquement, en despit
des Bonzes, et nonobstant
les médisances et les calomnies qu’ils auoient
dites de luy. CHAPITRE
CCXI. Comme le Pere Xauier ayant voulu prendre
congé du Roy pour s’embarquer et
faire voile à la Chine, fut retenu pour
quelques iours, et des disputes qu’il
eust auec les Bonzes. Il y auoit
desia quarante-six iours que ce bien heureux Pere
estoit en la ville de Fucheo,
capitale, comme i’ay desia dit, du Royaume de Bungo,
en l’Isle du Iappon,
durant lequel temps il ne pensa à autre chose
qu’à la conuersion des ames;
tellement que c’estoit merueille, si quel-qu’vn de nos
autres Portugais pouuoit
auoir vne seule heure de son loisir, si ce n’estoit de
nuict aux conferences
spirituelles, et du matin aux confessions, ce qui
estant treuué estrange par
quelques vns de ceux qui auoient de plus grandes
familiaritez avec luy, disant
qu’il estoit trop retiré, il leur respondit vn
iour: «Mes freres en Iesus
Christ ie vous supplie de ne m’attendre iamais
à disner, et de ne me point
tenir pour vn homme viuant en matiere de me vouloir
traiter: car ie vous iure
en toute verité, que cela me desplairoit
grandement, pource que le festin qui m’agrée
dauantage, et auquel ie trouue le plus de goust, c’est
de voir une ame se
rendre à celuy qui l’a racheptée, et
faire la mesme confession qu’a fait
auiourd’huy Saquay Gyran, principal Bonze de Canafama,
qui apres estre demeuré
d’accord de ce qu’il nioit auparauant, s’est mis
à genoux au milieu de la place
qui estoit toute pleine de gens, et auec les larmes
aux yeux il a fait cette
confession publique: O Eternel Iesus-Christ Fils de
Dieu, c’est à toy que mon
ame se rend maintenant, et à toy-mesme que ie
confesse de bouche ce qui demeure
ferme dans mon cœur; suiuant quoy ie prie
tres-instamment les personnes qui m’escoutent,
de dire desormais à tous ceux ausquels elles
parleront, qu’ils aient à me
pardonner si par le passé ie leur ay
presché plusieurs fois pour des veritez
des choses que ie voy maintenant n’estre que
faussetez. Asseurez vous aussi,
mes freres, que cette saincte confession de ces
nouueaux senateurs de Dieu, et
de ce frere Chrestien, a produit vn si grand effect
parmy tous ces peuples, que
si ie le voulois il se baptiseroit auiourd’huy plus de
500. personnes; mais il
se faut comporter en cecy auec beaucoup de prudence,
et ne le faire si à la
volée à cause des Bonzes, car ils sont
si malicieux qu’ils leur conseillent,
que puis qu’ils se veulent perdre en se faisant
Chrestiens, ils
ayent à me demander de l’argent pour cela, et
le tout parce qu’ils sauent bien
que ie ne leur en sçaurois donner, faisant
profession de pauureté comme ie fais,
afin que ce par ce moyen ils me lassent perdre le
credit que mes paroles se
peuuent donner entiers ceux qui les escoutent. Mais
i’espere que le Seigneur
mettra ordre à cet obstacle que l’ennemy de la
Croix leur suscite.» Cependant
par l’espace de tout ce temps que le Pere fut
là de seiour, il conuersa si particulierement
auec le Roy, qu’aucun Bonze n’eut
iamais entrée dans sa chambre, au contraire le
Prince honteux des abominations
où ses faux Prophetes l’auoient plongé
soubs pretexte de vertu, renonça à
plusieurs vices ausquels il estoit subjet, et chassa
loing de luy vn ieune
garçon son fauory auec qui il commettoit
l’horrible peché de Sodomie: dauantage
estant auparauant grandement auare enuers les pauures
par l’instruction que luy
en donnoient ces Bonzes du diable, il vsa depuis de si
grandes liberalitez à l’endroit
de tous les indigens, qu’elles sembloient tenir de la
prodigalité. En suitte de
cela il commanda qu’aucune femme enceinte n’eust
à l’aduenir à tuer son enfant,
soubs peine d’estre grandement chastiée, ce que
la pluspart d’entr’ elles
faisoient auparauant, par la persuasion des Bonzes.
Par mesme moyen il
deffendit 3. ou 4. autres choses semblables, ayant
accoustumé de dire aux siens
en public, que dans le visage du Pere comme dans un
clair mirouër il y voyoit
des vertus qui le rendoient honteux et confus pour
auoir suiuy iusques à lors
le conseil des Bonzes, ce qui nous fist tousiours
croire par les grandes
apparences que nous en voyons, qu’il eust falu peu de
chose pour faire
conuertir ce Prince à la foy, et que cela fust
arriué si ce bien-heureux Pere
eust conuersé plus long-temps auec luy. Neantmoins
comme l’intention du Roy se fondoit sur des
raisons fort differentes de cette facilité
où nostre iugement s’embarasse plusieurs
fois, cette conuersion a esté sans effect
iusques auiourd’huy, et Dieu
seulement en sçait le secret, pource que les
hommes n’en peuuent approcher.
Durant ces choses, le temps auquel nous auions resolu
de nous embarquer estant
arriué, et nous desia prests à partir,
le Capitaine Duart de Gama, et tous nous
autres Portugais auec luy en la compagnie du Pere nous
en allasmes vn matin
treuuer le Roy en intention de prendre congé de
luy, et le remercier du bon
traitement qu’il nous auoit faict dans son païs,
sur quoy ce Prince nous ayant
faict vn fort bon accueil. «Il faut que ie vous
aduoùe, nous dit-il, que i’ay
vn certain regret dans mon ame de ce que ie ne puis
estre ce qu’est vn chacun
de vous, pour l’enuie que ie vous porte à cause
de la personne que vous amenez
auec vous. Ce qui faict qu’il m’ennuye desia si fort
d’en estre orphelin que i’en
pleure en mon ame pour l’extreme apprehension que i’ay
de ne l’auoir iamais
plus en ce païs ». Le
Pere l’ayant infiniment remercié de la bonne
volonté
qu’il luy tesmoignoit, lui respondit, que si Dieu luy
prestoit vie il s’en
viendroit bien tost reuoir sa Majesté, de quoy
le Prince luy sceut fort bon
gré. En cette communication le Pere luy remit
de rechef en memoire quelques
poincts importans à son salut, dont il luy
auoit desia touché quelque chose, et
le pria tres instamment de se ressouuenir de combien
peu de durée estoient les
iours de l’homme, et combien certaine la mort que nous
auions tousiours sur les
bras; en suitte de-quoy il l’asseura que tous ceux qui
ne mouroient point
Chrestiens seroient condamnez à iamais; comme
au contraire ceux qui l’estoient,
et qui se maintiendroient veritablement en grace se
roient sauuez, estans
vrayement repentans, et iustifiez par le prix infiny
du sang pretieux de
Iesus-Christ Fils de Dieu deuant le Pere Eternel.
Ainsi il se mit à l’entretenir
sur cette matiere en ce qui touchoit son salut; dont
il luy dit des choses si
effroyables à les ouyr que les larmes en
vindrent aux yeux du Roy par deux
fois, ce qui nous estonna grandement, et qui fut
trouué estrange par ceux qui
estoient à l’entour de luy. Or
comme ces Bonzes estoient les vrays Ministres du
diable, voyant qu’aux conferences precedentes que le
Pere auoit eues auec eux,
ils estoient demeurez confus par la force de ses
raisons, ausquelles ils n’auoient
sceu respondre; à cause dequoy le peuple
commençoit desia de les baffouer plus
qu’auparauant; ce mespris qu’on faisoit d’eux leur fut
si sensible, qu’ils en
vindrent aux injures contre se seruiteur de Dieu,
l’appellant Inocoseem, c’est
à dire, chien, puant, plus gueux que tous les
gueux, pouilleux, mangeur de
punaises, et qui se nourrissoit de la chair des morts
qu’il desenterroit de
nuict. A quoy ils adjoustoient contre luy, que les
paroles dont il les
embarassoit procedoient plustost de sorcellerie et de
l’art du diable, que de
la force d’aucun sçauoir qui fût en luy;
«qu’au reste pour la faueur et le trop
grand honneur que le Roy lui faisoit il seroit
bruslé, et qu’il perdroit son
Royaume; chose qui auoit desia esté ainsi
conclue là haut par les quatre
Fatoquis ou Dieux de creance, Xaca, Amida, Gizom et
Canom.» En suitte de ces
maledictions ils en donnoient plusieurs autres au Roy
et au peuple, pource qu’il
souffroit le Pere dans leur païs, tellement qu’on
ne pouuoit les ouyr sans en
auoir peur. Comme
en effect nous autres Portugais en estions tous
fort espouuantez; aussi nous seruit-il de beaucoup
d’auoir tousiours le Roy
pour nostre support, lequel apres Dieu fut cause que
les Bonzes n’osoient
executer ce qu’ils auoient brassé contre nous,
qui estoit, à ce que nous en
sceusmes depuis, de nous faire vne querelle à
plaisir, en laquelle ils deuoient
faire vn massacre du Pere et de nous. Mais comme ils
virent qu’ils ne pouuoient
de ce costé-là executer leur pernicieuse
entreprise, s’imaginant que cela se
pourroit par voye de dispute, et que ce seroit le vray
moyen de faire perdre au
Pere tout son credit, ils se resolurent de se seruir
d’vn grand Bonze qu’ils
auoient parmy eux, qui estoit le comble et
l’abregé de tout leur sçauoir. Ce
Bonze se tenoit à douze lieues de là,
dans vn Temple
appellé Miay Gimaa, dont il estoit comme
superieur: ils le furent donc prier
tres instamment qu’il accourust à ce besoin, et
s’en vinst combattre pour l’bonneur
de leurs Dieux. Alors luy s’imaginant qu’il se
mettroit en grand credit et en
vne haute reputation s’il pouuoit vaincre qui en auoit
tant vaincu, s’en vinst
in continent accompagné de six ou sept autres
tels que luy dont il se voulut
seruir. Estant arriué à la ville au
mesme temps que le Pere (comme i’ay desia
dict) prenoit congé du Roy dans son palais, en
la compagnie du Capitaine et de
nous autres Portugais, qui deuions faire voile le
lendemain, l’extréme desir qu’il
eust d’abord de ne point laisser eschapper d’entre ses
mains vne proye qu’il
croyoit desia tenir, fist que s’asseurant sur son
grand sçauoir, comme Gradué
qu’il estoit des Colleges de Fiancima, où l’on
tient qu’il auoit esté Lecteur
trente ans, en vne Faculté qu’ils tiennent
entr’eux pour la plus haute, et
telle sans comparaison que peut estre entre nous la
sacrée Theologie, fist qu’il
enuoya dire au Roy par un des Bonzes qui estoient
venus auec luy, que le
Fucarandono estoit là, car ainsi s’appelloit ce
Maistre Docteur. Cette nouuelle
donna d’abord de l’apprehension au Roy, et le rendit
un peu triste; de peur qu’ils
eust que ce Bonze par le moyen de son grand
sçauoir n’embarassast le Pere, et
qu’ainsi il ne perdist tout l’honneur qu’il auoit
gaigné auec les autres. Mais
le Pere qui recognût alors à peu pres
cette apprehension
du Roy, le pria de luy faire tant de faueur que de luy
commander qu’il entrast;
ce que le Roy permist à la fin, bien
qu’à contre-cœur. Apres que le Bonze fust
entré, et qu’il eust fait le compliment auquel
le deuoir l’obligeoit, le Roy
luy demanda ce qu’il vouloit? A quoy le Bonze
respondit, Qu’il s’en venoit voir
le Pere de Chenchico pour prendre congé de luy
deuant qu’il partist, ce qu’il
dist auec tant de presomption et tant de superbe,
qu’on iugeoit bien à le voir
qu’il estoit un vray Ministre de celuy qui l’enuoyoit.
Comme il se fust
approché du Pere qui luy fist vn fort bon
accueil, il le traicta d’abord en
termes de compliment, dont tous ceux de ce pays ont
accoustumé d’vser as sez
liberalement. Apres cela il demanda au Pere s’il le
cognoissoit? Nenny, luy
respondit le Pere, car ie ne vous ay iamais veu. Alors
le Bonze tournant à
raillerie cette response, dist aux six qui
l’accompagnoient. A ce que ie vois
il n’y a pas beaucoup de chose à desmesler auec
celuy-cy, puis qu’apres auoir eu
tant de commerce auec moy, que nous auons vendu et
acheté de la marchandise
ensemble 90. ou cent fois, il dit neant-moins que ie
luy suis incognû; ce qui
me fait croire qu’il ne respondra gueres à
propos à toutes les autres demandes
que ie luy feray. Alors attaquant derechef le Pere,
«As-tu encore, luy dit il,
de cette mesme marchandise que tu me vendis à
Frenojama? Ce n’est pas ma
coustume, luy repartit le Pere d’vser de replique en
vne chose que ie n’entens
pas. Explique toy donc et alors ie te respondray
à propos, bien asseuré que ie
suis de n’auoir iamais esté marchand, et que ie
ne sçay non plus où est
Frenojama; joint que si ie n’ay iamais parlé
à toy, comment te puis-je auoir
vendu de la marchandise?» «C’est que tu ne
t’en souuiens point, luy repartit le
Bonze, et par ainsi il me semble que tu as la memoire
fort courte.» «Puis qu’il
ne m’en souuient point, adjousta le Pere, et que tu as
meilleure memoire que
moy, dis-le toy-mesme, et prens garde que tu es deuant
le Roy.» Là-dessus
le Bonze plein de presomption et le regardant
auec vne mine altiere, «Asseurément, luy
dit-il, il y a maintenant 1500. ans
que tu me vendis cent picos de soye, où ie
gaignay bien de l’argent.» A ces
mots le Pere re gardant le Roy auec vn visage serein,
luy demanda permission de
respondre; ce que le Roy luy accorda tres-volontiers;
et à l’heure mesme luy
ayant fait vne profonde reuerence il se tourna du
costé du Bonze, et luy
demanda quel aage il auoit? Le Bonze luy ayant reparty
qu’il estoit aagé de
cinquante-deux ans, «Si tu n’és pas plus
vieil que cela, luy repliqua le Pere,
comme est-il possible qu’il y ait mille et cinq cent
ans que tu es marchand, et
que ie t’ay vendu de la marchandise? ou bien s’il est
vray qu’il n’y ait que
six cent ans que le Iappon est peuplé comme
vous le preschez publiquement,
comment se peut-il faire que tu ayes exercé le
commerce à Frenojama depuis
quinze cent ans, puis qu’il est à croire qu’en
ce temps-là tout le pays estoit
désert?» «Ie te le diray, reprist
le Bonze, et tu apprendras par là que nous
sçauons plus des choses passées que tu
ne sçais des presentes; ie t’apprens
puis que tu l’ignores, que le monde n’a iamais eu de
commencement, et que les
hommes qui y sont nais ne pourront auoir aucune fin;
mais que seulement au
dernier souffle la Nature fera de nouueau passer ces
corps en d’autres
meilleurs; comme cela se void bien clairement lors que
nous venons à renaistre
de nos meres, ores masles et tantost femelles, selon
la conjonction de la Lune
où elles nous enfantent. Or depuis que nous
sommes nais au monde, nous faisons
par des succés differens ces changemens
ausquels la mort nous assubjettit à
cause de la foible nature dont nous sommes composez;
tellement que ceux qui ont
la memoire bonne se souuiennent tousiours fort bien de
ce qu’ils ont fait
durant tous les autres temps de leur premiere
vie.» Le
Pere s’estant mis à respondre à ce faux
argument du
Bonze, le refuta par trois fois auec des paroles si
claires, des raisons si
euidentes, et des comparaisons si propres et si
naturelles, que le Bonze en
demeura fort confus, desquelles raisons ie ne parleray
point icy pour éuiter la
prolixité, et encore plus parce que
i’aduouë que mon esprit n’est pas capable
de les comprendre. Mais pour tout cela le Bonze ne se
rebutta point de sa
fausse opinion, s’imaginant que s’il le faisoit on
l’en estimeroit moins, et qu’il
perdroit beaucoup de la bonne opinion qu’vn chacun
auoit de luy. Au contraire
passant outre en ses argumens, pour montrer au Roy et
aux assistans combien
docte il estoit aux matieres de sa Loy, et soustenant
en faueur des Bonzes ce à
quoy le Pere s’opposoit, il luy demanda, comme si cela
luy eust semblé vne
grande chose, «Pourquoy il deffendoit à
ceux du Iappon de s’accoupler auec des
garçons?» A
cette seconde proposition le Pere luy respondit encore
en termes si clairs et si manifestes, que ie ne suis
non plus capable de
rapporter icy, que le Roy en demeura fort satisfaict,
et le Bonze aussi confus
qu’auparauant; mais si opiniastre et si endurcy en sa
brutalité, qu’il ne
voulust iamais entendre vne seule raison quelque
claire qu’elle pût estre; ce
que voyant les Seigneurs qui estoient là
presens, ils luy dirent, «Si tu viens
icy pour combattre, va-t’en au Royaume de Omanguche
où il y a guerre à present;
là tu treuueras auec qui te casser la teste.
Car pour ce qui est de nostre
particulier nous louons Dieu de ce que nous sommes icy
tous en bonne paix. Mais
s’il est vray aussi que tu y viennes pour argumenter,
ou pour soustenir, ou
refuter, fais-le en termes paisibles et doux comme tu
vois que faict ce Bonze
estranger, qui ne te respond qu’à ce dequoy tu
luy permets de parler. Que si tu
te gouuernes de cette sorte, sa Majesté
t’escoutera, sinon elle se mettra à
table pour disner, car il en est desia temps.»
De ces langages que dist vn de
ces Seigneurs qui estoient là presents, le
Bonze luy respondit en termes si
extrauagans et si sots, que le Roy luy fist l’affront
de luy commander qu’il se
leuast, et le fist mettre à la porte, iurant
que s’il n’eust esté Bonze il luy
eust enuoyé trancher la teste. CHAPITRE
CCXII. Des choses
qui se passerent entre ce bien-heureux Pere et les
Portugais touchant leur
embarquement: et de sa seconde dispute auec le Bonze
Fucarandono. Cette iuste
seuerité auec laquelle le Roy auoit
traicté le Fucarandono, fut cause que tous
les Bonzes se mutinerent contre luy, et contre tous
les Seigneurs du Royaume;
alleguant qu’ils auoient fait ces choses par vn
mespris de leurs loix; à cause
de quoy ils fermerent tous les Temples de la ville,
sans vouloir administrer au
peuple aucun sacrifice, ny mesme receuoir aucunes
aumosnes; de sorte qu’il fût
necessaire au Roy de passer cela auec beaucoup de
prudence, pour appaiser la
ligue et l’esmotion du menu peuple qui
commençoit desia de se mutiner sans
auoir respect ny honte. Cependant nous autres
Portugais craignans que cette
esmotion ne nous mist en peine, ce que nous auions
touiours apprehendé, nous
embarquasmes le lendemain vn peu plus viste qu’il n’en
estoit de besoin, et
priasmes le Pere de nous suiure puis qu’il n’auoit
plus rien à faire. Mais luy
s’en excusa tout aussi-tost, tellement que tous ceux
du nauire ne sçachant
quelle resolution prendre sur cette excuse, il fut
conclu que le Capitaine
mesme Duart de Gama s’en iroit en personne le chercher
à terre auparauant qu’il
arriuast quelque malheur; ce qui fut incontinent mis
en execution. Comme
le Capitaine fust arriué en vue pauure cabane
où le
Pere s’estoit retiré auec 8. Chrestiens, il luy
fist son message de la part de
tous les Portugais, et luy representa par plusieurs
raisons l’extréme besoin qu’il
auoit de s’embarquer sans autre delay, deuant qu’il
luy arriuast quelque
desastre, comme il estoit bien éuident que cela
seroit s’il ne le faisoit. « Mon
frere, lui respondit le Pere, que celuy-là
seroit heureux de pouuoir meriter enuers
Dieu de souffrir le desastre dont vous parlez; mais
pour moy ie sçay trop bien
que ie suis indigne d’vne si grande faueur; quant
à ce que vous me dictes de la
part de ces autres Messieurs qui me demandent que
i’aye à m’embarquer si à la
haste, vous m’excuserez s’il vous plaist, si pour le
present ie ne puis
ensuiure ce conseil que vous me donnez; car si ie le
faisois ce seroit vn scandale
fort grand à ces nouueaux conuertis à la
foy; joint que mon mauuais exemple
leur seroit vne occasion de se seruir de ce que le
diable leur procure par ses
adherans. Puis donc que ie vous ay dit veritablement
ce qui est de mon
intention, vous pouuez vous en aller à la bonne
heure auec tous ceux qui sont
dans vostre Nauire, pour vous acquitter de l’argent
que vous auez receu de leur
passage. Mais pour moy ie suis bien obligé
d’vne autre sorte à ce Dieu si
misericordieux, qui pour me sauuer a voulu mourir
attaché en vne Croix ». Auec
cet esclaircissement le Capitaine s’en retourna en
son Nauire, si confus et si estonné d’auoir ouy
dire à ce bien heureux Pere ces
paroles accompagnées de quelques larmes,
qu’après auoir raconté aux Portugais
ce qui se passoit, il leur dist, que pour l’obligation
qu’il leur auoit de l’argent
qu’il auoit desia receu d’eux pour les remettre dans
le port de Canton d’où ils
estoient partis, il liuroit en leur pouuoir son Nauire
auec toute la
marchandise qui estoit dedans pour en faire à
leur volonté, et que pour luy il
protestoit de s’en retourner à terre, et de
n’abandonner iamais le Pere, quoy qu’il
en dûst arriuer. Cette saincte resolution du
Capitaine fust appreuuée de tous
les marchands, qui luy accorderent tout le temps qui
pour cela lui estoit
necessaire; de maniere que tous auec un sainct zele
s’y estans accordez, le
Nauire fut remis au mesme lieu où il estoit
auparauant; de quoy le Pere fut
grandement consolé et satisfaict, joint que les
nouueaux Chrestiens en furent encouragez,
et les Bonzes confus; car il leur desplaisoit
infiniment de voir que la
pauureté dont le Pere faisoit profession, et
qu’ils calomnioient si fort,
procedoit d’vn pur zele au seruice de Dieu, et non
d’aucune disette comme ils
disoient. Et d’autant qu’ils sçauoient
tres-bien que le Roy estoit desia fort
certain de cette verité, et le Pere resolu
d’attendre tous les inconveniens qui
luy pouuoient arriuer de ce qu’il leur disoit et leur
preschoit, ils conclurent
de rechef entr’eux, que le Fucarandono renouuelleroit
la dispute qu’il auoit
faite auparauant auec le Pere; de quoy ayant faict
l’ouuerture au Roy, il leur
en donna la permission sur certaines conditions bien
contraires à celles qu’ils
proposoient. La
premiere fut, «Qu’on ne se querelleroit point en
parlant trop haut, ny en termes de
discourtoisie.» La seconde, «Qu’ils
accorderoient ce qui seroit iugé raisonnable
par les assistans.» La troisiesme,
«Que sur la fin de la dispute la resolution se
prendrait par le plus de voix.»
La quatriesme, «Que ny par eux mesmes, ny par
autry, ils ne destourneroient
point la volonté de ceux qui se voudraient
faire Chrestiens.» La cinquiesme,
«Qu’en tous les argumens qui seraient proposez
quand on voudrait nier, il y
aurait des Iuges qui en resoudraient. » Et
la sixiesme, « Qu’ils aduoueroient
les choses qui par raison naturelle seraient
prouuées et sousmises au iugement
des hommes.» Mais pour le regard de ce dernier
poinct ils s’y opposerent tous,
disant, qu’il y alloit de leur honneur de s’assujettir
au iugement des arbitres
s’ils n’estoient Bonzes comme eux. Le Roy neantmoins
insista là-dessus, et
voulut qu’ils en passassent par là, pource que
telle chose luy sembloit
raisonnable, si bien que voyant qu’ils ne pouuoient
faire autrement, ils furent
contraints d’y consentir. Voila
donc que le lendemain le Fucarandono Superieur de
Miay Gimaa ne manqua point de se rendre au Palais,
accompagné de plus de trois
mille Bonzes, qui s’estoient assemblez pour assister
à cette dispute: mais le
Roy ne voulut pas qu’il y en entrast plus de quatre,
disant, que ce qu’il en
faisoit estoit pour éuiter le desordre et la
mutinerie, joint que ce leur se
rait vn deshonneur d’estre trois mille contre vn seul.
Alors ayant enuoyé
querir le Pere, à qui il auoit desia
donné aduis de cela, le Capitaine et les
Portugais l’accompagnerent tous auec vn appareil
beaucoup plus grand que ne fut
celuy de leur premiere entre-veuë auec le Roy:
car les plus honorables et les
plus riches luy seruirent comme de valets auec un fort
grand respect, ayant
tous les genoux à terre, et tenans tousiours en
main leurs toques garnies de
perles, sans y comprendre les chaisnes d’or qu’ils
auoient. Alors
le Fucarandono et tous les autres Bonzes tindrent
pour vn grand affront de voir tant de richesses, tant
d’honneur et tant d’appareil,
ce qui ne leur apportait pas moins de desplaisir que
d’estonnement; comme au
contraire le Roy et tous les Seigneurs qui estoient
dans sa chambre
tesmoignoient d’en estre fort contens, et disoient les
vns aux autres par
maniere de raillerie contre les Bonzes: «Nous
voudrions que nos enfans fussent
aussi riches que cettuicy, et qu’on dist d’eux ce que
l’on voudroit: car, pour
en dire le vray, il n’y a pas vn de nous qui n’ait
deux yeux, et le mensonge de
ceux qui disent le contraire rend un assez bon
tesmoignage qu’ils n’en par lent
que par enuie.» Le Roy leur oyant dire ces
paroles auxquelles il prestoit l’oreille,
leur respondit en soubsriant: «Quand les Bonzes
me parloient de ce Pere, ils me
iuroient qu’aussi tost que ie le verrois i’en aurois
mal au cœur, ce que ie
voulu croire d’abord, veu l’auctorité de ceux
qui me le disoient. Mais ie
voudrois à l’aduenir que leurs veritez pussent
estre semblables à celle-cy.»
Cependant le Fucarandono et ces autres Bonzes qui
estoient auec luy se
sentirent si affrontez de ces paroles et autres
semblables que le Roy dist tout
baut, et deuant tous en se gaussant auec ses Seigneurs
qui estoient là
presents, que de honte qu’ils en auoient il n’osoient
point leuer les yeux, de
quoy ils furent si ialoux et si desplaisans que le
Fucarandono se tournant vers
celuy des quatre Bonzes qui estoit là plus
proche, luy dict tout bas: «A ce que
mes yeux ont veu maintenant, et mes oreilles ouy, i’ay
belle peur que nous
partirons d’icy auec le mesme honneur que nous y
receusmes la derniere fois, et
possible y receurons-nous encore vn plus grand
affront.» Apres
que le Pere fut entré de la façon que
i’ay dict en
la chambre où estoit le Roy, accompagné
de plusieurs Seigneurs, il le receut
prez de luy auec vn fort bon accueil, luy faisant des
honneurs auec aduantage
par dessus tous les autres, et qui estoient presque
esgaux à ceux qu’il rendoit
à son frere; puis comme il se fust vn peu
entretenu auec luy, et qu’il eust
faict imposer silence de toutes parts, il dit au
Fucarandono, qu’il alleguast
de la part des autres Bonzes, quelle raison ils
auoient d’empescher qu’on ne
receust dans le lappon cette nouuelle loy que ce Pere
estranger venoit prescher
aux habitans de ce pays. Le Bonze vn peu plus doux et
moins altier qu’auparauant,
et s’accommodant à la basse extraction du lieu
dont on disoit qu’il estoit
sorty, respondit au Roy: «Que cette loy estoit
tout à faict contraire aux leurs,
et qu’elle tournoit au deshonneur des seruiteurs de
Dieu; qu’au reste pour eux
ils auoient faict vœu d’une religion en laquelle ils
sernoient auec netteté de
vie; mais que pour luy par de nouueaux preceptes il
defendoit ce que les
Cubucamas du vieux temps leur auoient permis;
asseurant publiquement en toutes
les assemblées où il se treuuoit, qu’en
cela seulement qu’il leur preschoit
consistoit le salut des hommes et non en aucune autre
chose; et que ces saincts
Fatoquins, Xaca, Amida, Gizon, et Canom, estoient en
vne peine perpetuelle en
la profonde fosse de la maison de fumée, liurez
par droict de la iustice diuine
au serpent glouton du manoir de la nuict, à
cause de quoy il sembloit que pour
raison d’vn sainct zele ils estoient tous obligez
à euiter ce mal d’où en
procedoient tant d’autres.» Alors
le Roy prenant la parole dit au Pere, qu’il eust
à
respondre à cette plainte qui estoit
vniuerselle, tant du costé de celuycy que
des autres: sur quoy le Pere dressant les yeux et les
mains au Ciel, pria le
Roy de commander à Fucarandono de deduire en
particulier les raisons que luy et
les autres Bonzes auoient de se plaindre de ce qu’il
disoit, et qu’alors il
respondroit de poinct en poinct à chacune:
qu’au reste ce qu’il plairoit à sa
Majesté d’ordonner là-dessus auec tous
les autres qui estoient là presents,
demeurast pour determiné, sans que les Bonzes
ny luy s’y opposassent; le Roy
approuua cette proposition, suiuant laquelle il
commanda qu’on y procedast de
la façon que le Pere le desiroit, tellement
qu’ayant de rechef imposé silence
aux assistans, le Bonze demanda au Pere: «pour
quel suiet il médisoit ainsi de
ses Dieux?» Le Pere respondit à cela:
«qu’il le faisait pource qu’ils estoient
indignes de ce venerable nom de Dieu, que les ignorans
leur donnoient, qui par
loy de rayson et de verité n’appartenoit qu’au
tres-haut Seigneur qui auoit
formé le Ciel et la terre, de qui la
toute-puissance et les merueilles
incomprehensibles estoient des sujects trop hauts pour
nos foibles entendemens,
tant s’en faut qu’ils fussent capables de les
conceuoir, qu’au demeurant par ce
peu de choses que nos yeux nous monstroient de luy
l’on pouuoit iuger qu’il
estoit le vray Dieu, et non pas Xaca, ny Amida, ny
Gison, ny Canom, qui n’auoient
esté que des hommes fort riches, s’il en faloit
croire ce qui en estoit escript
dans leurs liures ». A
ces paroles du Pere tous respondirent qu’il sembloit
auoir raison en ce qu’il disoit. Là-dessus le
Bonze voulant adjouster vne
replique à ce qu’il auoit desia mis en auant,
le Roy luy dist, qu’il traitast d’vne
autre matiere, pour ce que celle-là estoit
desia decidée par les aduis des
assistans. Le Bonze n’estant pas content de cela,
passa outre en son dessein,
et demanda au Pere: «Pour quelle raison il
deffendoit que les Bonzes donnassent
des lettres de change pour aller au Ciel, puisque par
ce moyen les Ames estoient
enrichies, et sans cela pauures et destituées
de toutes commoditez?» La
repartie que le Pere fist à cela fut:
«Que la richesse de ceux qui alloient au
Ciel ne consistoit point en cochumiacos ou lettres de
change que les Bonzes
leur donnoient tyranniquement, mais aux bonnes œuures
qu’ils faisoient en cette
vie, et que cette foy qui jointe à la
charité rendoit les personnes dignes du
Ciel, estoit celle qu’il leur preschoit, qui se
nommoit la loy Chrestienne, de
qui l’autheur auoit esté Iesus-Christ Fils de
Dieu, qui s’estoit faict homme en
ce monde, et auoit souffert la mort en Croix pour la
redemption de tous les
pescheurs, qui estant baptisez obserueroient ses
commandemens et persisteroient
en sa saincte foy iusques à la fin de leur vie:
Qu’au reste cette mesme foy
saincte et parfaicte n’estoit point si chiche ny si
auare qu’elle fist
exception de personne comme ils disoient, car elle ne
vouloit point qu’il fust
impossible aux femmes de se sauuer pour estre le sexe
le plus foible par
nature, ny de treuuer un remede à leur salut,
comme ils leur donnoient à
entendre, quelque peine qu’elles y prissent; par
où il estoit manifeste que
leurs lois se fondoient plustost sur les interest de
ceux qui les publioient,
que sur la verité de ce Dieu qui auoit
creé le Ciel et la terre, et pourueu au
salut, tant des femmes que des hommes; comme il luy
auoit pû ouir dire
quelquesfois.» Le
Roy repartit à cela: «Ie treuue qu’il a
vne grande
raison en ce qu’il dict,» et tous les autres
furent de ce mesme aduis, de quoy
le Fucarandono et les quatre Bonzes demeurerent tous
confus et honteux;
neantmoins aussi obstinez qu’auparauant en leurs
fautes; et bien que i’aye dict
autrefois que ceux du Iappon sont plus raisonnables
que tous les autres peuples
de ces contrées, si est-ce que leurs Bonzes
pour estre naturellement altiers,
et pour la presomption qu’ils ont d’en sçauoir
plus que les autres, tiennent
pour vn grand deshonneur de se dédire de ce
qu’ils ont vne fois mis en auant,
ou de demeurer d’accord des poincts que les autres
leur ont disputez, quand
mesme ils sçauroient exposer mille fois leur
vie pour cela. CHAPITRE
CCXIII. Du surplus
qui se passa entre les Bonzes et le Pere Xauier
iusques à ce qu’il s’embarqua
pour s’en aller à la Chine. Pour tout ce
que ie viens de dire, les disputes du bien-heureux
Pere Xauier auec le Bonze
Furacandono ne furent point acheuées: car cet
infidele ayant joinct à son party
six autres Bonzes, en qui il auoit grande confiance,
ils le furent chercher
plusieurs fois, luy proposant diuerses questions, dans
lesquelles ils auoient
tousiours beaucoup de choses à reprendre de
nouueau contre la verité que le
Pere leur preschoit. Ces disputes durerent plus de
cinq iours, et le Roy s’y
treuua tousiours en personne, tant pour estre bien
aise de les ouyr par maniere
de curiosité, comme pour s’acquitter de la
parole qu’il donna au Pere la
premiere fois qu’il le vid en cette ville de
Fuchéo, comme i’ay dit cy-deuant.
Pendant ce temps là tous les Bonzes, soit
qu’ils le fissent pour l’embarasser,
ou pour le mettre hors de credit, luy demanderent des
choses que l’entendement
humain n’a iamais imaginées, et quel quefois
aussi de si extrauagantes et si
faciles que les plus ignorans y eussent pû
respondre auec peu de trauail;
quelquesfois aussi ils traittoient de matieres fort
hautes et de grande
consequence, où suruenoient plusieurs
contradictions de part et d’autre, i’en
rapporteray seulement icy trois ou quatre, selon que
mon esprit grossier me le
pourra permettre, m’ excusant de traitter des autres,
à cause que celles-cy me
semblent les principales; mais auparauant ie diray que
ce bien-heureux Pere
nous supplioit plusieurs fois de l’assister de nos
prieres, nous asseurant qu’il
en auoit grand besoing, tant pour la foiblesse de son
esprit, que pour sçauoir
que le diable parloit par la bouche de ces Ministres
perturbateurs de la loy du
Seigneur: ie diray donc qu’apres que les Bonzes luy
eurent proposé quelques
arguments, ils luy voulurent prouuer par vne
philosophie du diable: «Que Dieu
estoit entierement ennemy de tous les pauures,
alleguant là-dessus, que puisqu’il
leur refusoit les biens qu’il donnoit aux riches,
c’estoit une marque bien
euidente qu’il ne les aymoit point.» Mais le
Pere ne se donna pas beaucoup de
peine à refuter cette fausse proposition,
faisant voir l’absurdité d’icelle par
des raisons si claires, si apparentes, et si
veritables, qu’encore que les
Bonzes y repliquassent deux fois, neantmoins comme la
verité ne souffre point
de response valable, il leur fut force malgré
leur naturelle arrogance et
presomption, de fleschir soubs les raisons du Pere; et
cettuicy estant abattu
il en suruint vn autre à sa place, qui
s’approchant du Pere luy dict: «Qu’il n’estoit
nullement besoing de venir du bout du monde pour
mettre dans la teste des gens,
qu’aucun homme ne se pouuoit sauuer que par le moyen
de la loy qu’il preschoit,
et que hors de celle-là toutes les autres
estoient inutiles: car, disoit-il,
puisqu’il y a deux Paradis, l’vn au Ciel, et l’autre
en la terre, de l’vn des
quels seulement il faut iouyr de necessité par
le commandement de Dieu, l’vn
pour le trauail, et l’autre pour le repos, il est
manifeste que la terre est le
Paradis de l’homme, veu qu’entre tous ceux qui sont
nais ça-bas, chacun en
particulier faict gloire de s’y reposer, à
sçauoir les Roys par leur puissance,
et par l’Empire qu’ils ont sur toute la Monarchie
terrestre, les Grands qui
viennent apres, tels que sont les Princes, les
Capitaines, les riches, et les
puissants, en l’iniustice dont ils vsent enuers les
plus petits, et le menu
peuple dans les delices et les contentemens de la vie,
de maniere que chacun
pour soy et tous en general sont iuges de cet arrest
qui se doit donner contr’eux;
joinct que les bestes mesmes et les bœufs pour auoir
passé leur vie dans les
afflictions et les trauaux, ont autant de droit de
posseder le Ciel, que l’homme
mesme, qui se porte d’inclination dans les effects du
peché.» A
ces objections il en adjousta plusieurs autres
semblables, si brutales, et si extrauagantes que le
Pere ne trauailla pas
beaucoup pour les refuter et pour les confondre. En
suitte de cela ils dirent:
«Qu’ils ne nioient point que Dieu, comme
tout-puissant, n’eust creé pour le
seruice de l’homme toutes les choses qui se voyoient
en ce bas monde, mais que
celles qui s’en estoient depuis ensuiuies auoient eu
de si grandes
imperfections en leur nature, à cause de la
tyrannie du peché, qu’à force d’estre
ameres, dures, et sauuages, elles n’auoient aucune
substance, de maniere que
pour les reduire en la perfection de leur premier
estre, il fut necessaire que
d’elles nasquist Amida, qu’ils tenoient estre
née huict cent fois pour donner
vn estre parfait à huict cent especes de choses
qu’il y a dans le monde: car si
cela n’eust esté, comme il n’en faloit point
douter, attendu que leurs liures
les en asseuroient, il n’y auroit maintenant personne
au monde, ny pas vne de
toutes ces choses qui y auoient esté produites,
si bien que cela presupposé il
sembloit raisonnable que les hommes donnassent autant
de louange à Amida pour
cette conseruation, qu’à Dieu mesme pour le
bienfaict de la creation.» Le
Pere n’allegua pas beaucoup de paroles pour leur
rompre cet argument, et cette fausse Philosophie, le
subject estant clair de
soy, et l’objection de peu de substance; et quant aux
raisons qu’allegua le
Pere, elles furent telles que le Roy et la compagnie
en demeurerent grandement
satisfaits. Or pource que la ligue de tous ces sept
Bonzes auoit esté menée par
l’infernal ennemy, pere de tout discord, il aduint en
ce mesme temps qu’ils se
desvnirent tellement entr’eux, et en vindrent en vne
si grande diuision, que
par trois ou quatre fois ils furent sur le poinct de
se donner des soufflets en
la presence du Roy; de quoy il se fascha grandement,
et leur dist, «Que les
choses de Dieu ne deuoient point estre
disputées à coups de poing; mais auec
vne vraye ardeur et auec un zele fondé sur la
douceur, pource que Dieu ne se
retiroit que dans vn esprit humble et doux pour y
dormir un somme paisible.» Ces
choses estant ainsi passées, le Roy se leua
auec
quelques-vns des Seigneurs qui l’accompagnoient pour
s’en aller voir certains
ieux qui se faisoient en la chambre de la Royne. Les
Bonzes se retirerent aussi
chacun à son quartier; et le Pere Xauier,
ensemble le Capitaine et les autres
Portugais s’en allerent en la maison des Chrestiens
où ils passerent cette
nuict. Le iour d’apres enuiron le soir, le Roy
feignant de passer fortuitement
par la ruë enuoya dire au Pere, «Qu’il s’en
vinst voir son iardin, où l’on
venoit de luy dire qu’il y auoit du gibier qui
l’attendoit; et partant qu’il s’armast
tres-bien, à cause que ce iour-là il
pourroit abattre encore vne couple de
Milans des sept qui le iour precedent luy auoient
voulu arracher les yeux.» Le
Pere entendant fort bien cette metaphore, sortit
incontinent à la rue où le Roy
l’attendoit à pied, n’ayant auec luy que trois
ou quatre de ses fauorits. Alors
l’ayant pris par la main, le Portugais se tenant vn
peu à l’escart, il le mena
auec beaucoup d’honneur par toutes les ruës
iusques dedans son Palais, où les
Bonzes s’estoient desia rendus auec quantité de
Noblesse. Apres que le Roy se
fût assis, et qu’à son accoustumée
il eust commandé le silence, les Bonzes se
mirent à mouuoir plusieurs autres questions sur
le sujet du iour precedent, et
monstrerent vn grand papier tout plein de responses
que le Roy ne voulut point
voir, disant, «Ce qu’on a desia iugé ne
doit point estre decidé deux fois comme
vous voulez; c’est pourquoy passez à d’autres
matieres, car ce Pere est desia
sur son embarquement, et ce Capitaine ne vous est pas
si fort obligé, ny par
deuoir de parent ny d’amy, qu’il vueille perdre son
voyage pour vostre considération.
C’est pourquoy concluez auec luy durant les deux iours
qu’il doit demeurer icy,
sinon retournez vous-en à Miay Gimaa
d’où vous estes venus.» Les
Bonzes luy respondirent à cela, qu’ils estoient
tous
prests de faire ce que sa Majesté leur
commandoit; mais puisqu’ils estoient là
tous portez, qu’ils le prioient fort de luy permettre
de s’entretenir vn peu auec
le Pere sur quelques choses fort bonnes qu’ils
desiroient d’apprendre de luy;
en quoy il n’y deuoit auoir aucune dispute pource
qu’ils estoient desia tous
preparez. Le Roy leur en donna la permission tres
volontiers, et mesme il les
pria de le faire ainsi. Alors s’estans approché
du Pere, ils luy requirent tres
instamment de leur vouloir pardonner le passé,
et lui demanderent plusieurs
choses fort curieuses et bonnes que le Roy fust bien
aise d’ouyr, l’vne
desquelles fut: «Qu’ils s’estonnoient fort de ce
que toutes choses estant
visibles à Dieu, tant les passées comme
les futures à cause de son sçauoir
infiny, il ne vid point en la creation des Anges le
desordre que Lucifer et les
autres deuoient faire en l’offensant, afin qu’il ne
fust point necessaire pour
raison de sa diuine Iustice de les condamner à
vne peine perpétuelle? Que s’il
vid cela, adjousterent ils (comme il le faut croire)
que veut dire que sa
misericorde diuine ne fut point esmeuë à
mettre remede à vn mal d’où
s’ensuiuirent
tant d’autres, et tant d’offenses contre sa diurne
Majesté? Que s’il ne les vid
point pour en demeurer iustifié, il s’ensuiuoit
que ce qu’il publioit sur cette
matiere estoit faux?» Le Pere ayant vn peu
pensé là-dessus respondit à cette
demande des Bonzes, et leur declara fort amplement ce
qui estoit de la verité
de cecy. A quoy ils contredirent parfois auec des
raisons si subtiles, que le
Pere se tournant du costé de Duart de Gama qui
estoit derriere luy, «Monsieur,
luy dit-il, remarquez bien ce que vous oyez, et vous
verrez que ce que ceux-cy
mettent en auant ne vient point d’eux; mais plustost
du diable qui les a
instruicts là-dessus; toutesfois la confiance
que j’ay en Dieu me faict esperer
que ce sera luy qui respondra pour moy.» Alors
apres qu’on eust faict quel ques instances sur ce
sujet, pource que les Bonzes ne vouloient point
demeurer d’accord des raisons
qu’il leur donnoit, le Roy se voulust rendre arbitre
de ce different, et leur
dist, «A ce que ie puis auoir compris touchant
ce sujet dont on a parlé iusques
icy, le Pere me semble auoir raison en ce qu’il dict;
mais c’est que la foy
vous manque à vous autres pour cognoistre cette
verité, car si vous l’auiez
vous n’en viendriez point aux contradictions. Puis
donc que la foy vous manque
en cecy, aydez-vous de la raison entant qu’hommes, et
n’abbayez point tous les
iours comme chiens auec vne obstination si grande et
si pleine de cholere, que
la baue vous distille des levres comme à des
mastins enragez qui mordent les
gens.» Ces paroles du Roy furent
approuuées des Seigneurs qui se mirent tous
à
rire; dequoy les sept Bonzes se fascherent fort, et
s’adressans au Roy, «Quoy,
Sire, luy dirent-ils, vostre Majesté
permet-elle bien que tous ceux-cy fassent
les Roys deuant elle?» Mais le Pere ayant pris
la parole fut comme le mediateur
de ce different, si bien que par ses prieres la chose
se pacifia comme
auparauant. Les
Bonzes recommencerent donc leurs demandes, et durant
quatre heures ils en firent de fort hautes, comme gens
desquels on ne peut nier
qu’ils n’ayent naturellement l’esprit beaucoup
meilleur que tous les autres
Gentils de ces contrées; par où il
semble que la peine seroit beaucoup mieux
employée à conuertir ceux-cy à la
foy que non pas ceux de Chingala, de Comorim
et de Ceilam, non que ie vueille desauoùer
pourtant que ce trauail ne fût
tres-vtile aux vns et aux autres. Or pource que le
Fucarandono, comme plus
docte que tous ses compagnons, ne demandoit pas mieux
que d’embarasser le Pere
par ses demandes, et en tirer son aduantage, voulust
sçauoir de luy, «Pour
quelle raison il imposoit des noms sales au Createur
de toutes choses, et aux
saincts qui estoient là haut au Ciel qui luy
chantoient des louanges? et
pourquoy il le diffamoit l’appellant menteur,
puisqu’il n’y auoit celuy qui ne
crût qu’il estoit Dieu de toute
verité?» Mais pour donner à
entendre ce qui l’incitoit
à dire cecy, il faut sçauoir que ceux du
lappon appellent le mensonge Diusa; et
pource que lors que le Pere preschoit, il disoit que
la Loy qu’il leur venoit
annoncer estoit la vraye Loye de Dieu, à cause
qu’ils ne pouuoient prononcer ce
mot comme nous pour auoir la langue plus grossiere, au
lieu de dire Dieu ils
disoient Dius; tellement que ce fût de là
que les seruiteurs du diable prirent
sujet de faire accroire aux leurs que le Pere estoit
vn diable incarné, qui
venoit diffamer Dieu du nom de menteur. Mais les
assistans furent grandement
satisfaits de la response que le Pere donna à
cet argument, et dirent tous d’une
commune voix, Sitaa, Sitaa, qui signifie, C’est assez,
assez; comme s’ils
eussent dict, nous demeurons d’accord de ce que tu
dis; et afin que l’on sçache
encore pourquoy les Bonzes disoient que le Pere
donnoit aux saincts des noms
sales; cela procedoit de ce qu’ayant acheué la
Messe il auoit accoustumé de
dire la Letanie auec les autres Chrestiens, en
laquelle ils prioient nostre
Seigneur pour l’augmentation de la foy Catholique; et
en cette mesme Litanie il
disoit tousiours, comme c’est la coustume, Sancte
Petre ora pro nobis: Sancte
Paule ora pro nobis; et ainsi dés autres
saincts. Et d’autant qu’en langue du
Iappon le mot Sancti est encore sale et infame; ce
Bonze voulust inferer par là
que le Pere imposoit de vilains noms aux saints. Mais
il luy respondit si
pertinemment là-dessus, et luy declara si bien
la verité de ce qu’il entendoit
par cela, que le Roy fût infiniment aise de le
sçauoir, et tousiours depuis il
recommanda au Pere qu’il ne dist plus Sancte; mais
Beate Petre, Béate Paule, et
ainsi des autres saincts; pource que les Bonzes comme
meschans qu’ils estoient
auoient desia rendu ce nom contagieux deuant le Roy. Par
mesme moyen s’estant mis à continuer leurs
argumens,
non pour aucun zele qu’ils eussent de se conuertir, ny
de s’instruire par ces
demandes, mais seulement afin de calomnier la Loy de
Dieu, et troubler ces
siens seruiteurs, ils luy dirent, Si Dieu qui est vne
sapience infinie, voyoit
que cette œuure qu’il faisoit en creant l’homme deuoit
estre cause qu’il se
commettroit une grande offense contre luy, pourquoy ne
s’en empeschoit-il,
comme selon les apparences il sembloit qu’il eust
esté beaucoup meilleur, afin
d’aller au deuant de ce qui arriua depuis? A cela de
mesme qu’au reste le Pere
apporta des raisons si claires et si valables, qu’il
n’en fallut point
dauantage pour les confondre en ce poinct comme en
tous les autres. Mais d’autant
que la foiblesse de mon esprit ne me permet de
rapporter icy toutes ces
responses, comme ie l’ay desia confessé
plusieurs fois; joint que ce n’est pas
à faire à moy à me mesler de
telles affaires, ie les passeray sous silence, me
contentant de dire que tous ceux qui se treuuerent
là presens, et qui les
ouyrent en furent fort satisfaicts; ce qui n’empescha
pas que les Bonzes n’employassent
deux et trois heures en plusieurs repliques qu’ils luy
firent. Mais
enfin s’accordant à cette derniere contre leur
volonté, ils se mirent à demander,
«Que vouloit dire qu’Adam ayant esté
tenté
par le serpent, et Dieu ayant enuoyé son Fils
au monde pour rachepter les
descendans du mesme Adam, il n’auoit pas vsé en
cela de la diligence que requeroit
vne si grande necessité?» A quoy il
adjousta, «Que si le Pere luy respondoit
là
dessus, que Dieu l’auoit faict pour monstrer aux
hommes la laideur et l’énormité
du peché, cette raison ne suffisoit pas pour
empescher qu’il ne fust coulpable
en la non chalance de ce delay.» A cette
derniere objection le Pere luy
respondit selon sa coustume, c’est à dire auec
des raisons si claires et si
pertinentes, qu’il n’estoit pas possible d’y
repliquer. Mais pour tout cela ils
ne laisserent pas de continuer en leurs extrauagances,
et se monstrerent si
endurcis contre les raisons que le Pere leur
alleguoit, que le Roy ennuyé de la
grande opiniastreté auec laquelle il leur
voyoit nier les paroles de ce
seruiteur de Dieu, se leua de son siege disant,
«Ceux qui veulent disputer sur
vne Loy telle que celle-cy, qui est si bien
fondée sur la raison n’en doiuent
pas estre si esloignez que vous estes.» Cela
dit, il prist le Pere par la main,
accompagné de tous les grands du Royaume qui
estoient auec lui, et le mena
iusques à la maison des Chrestiens où il
se retiroit; de quoy tous les Bonzes
furent grandement desplaisans et honteux, si bien
qu’ils disoient tout haut et
publiquement, «Que le feu du Ciel eust à
tomber sur le Roy, puisqu’il se
laissoit abuser si facilement par vn sorcier, faineant
et sans nom.» CHAPITRE
CCXIV. De la grande
tourmente que nous eusines passant du Iappon à
la Chine, et comme nous en
fusmes deliurez par les prieres de ce serviteur de
Dieu. Le lendemain
matin apres que nostre bien heureux Pere et tout
autant de Portugais que nous
estions auec luy eusmes pris congé du Roy, qui
luy fist tout l’honneur et le
bon accueil qu’il auoit tousiours accoustumé de
luy faire, nous nous
embarquasmes tous ensemble et partismes de cette ville
de Fucheo. Nous estant
mis à la voile nous continuasmes nostre route
à veuë de terre iusques à vne
Isle du Roy de Minacoo, et à la faueur des
vents de saison nous passasmes outre
par l’espace de sept iours, à la fin desquels
le mauuais temps nous assaillit
du costé du Sud par la conjonction de la
nouuelle Lune, et se redoubla de telle
sorte, qu’à cause des pluyes et autres telles
apparences d’Hyuer nous fusmes
contraincts de reuirer, mettant la prouë à
rhomb du Nord-nord-oùest par vne mer
incognuë où iamais peuple n’auoit
nauigé; de maniere que sans sçauoir la
route
que nous tenions nous abandonnasmes le tout à
la mercy de la fortune et du
temps; car nous fusmes assaillis d’vne tourmente si
impetueuse et si excessiue
qui dura cinq iours en tiers, que les hommes n’en ont
iamais imaginé de
semblable. Durant tout ce temps là nous ne
vismes iamais le Soleil, si bien que
le Pilote ne pouuoit prendre aucunes hauteurs pour
sçauoir où nous estions;
tellement que sans compter ny les minutes, ny les
degrez; il se laissoit
conduire où sa foible opinion le guidoit,
à l’endroict des Isles des Papuas,
Zelebres et Mindanous, qui estoient à six cent
lieues de là. Au
second iour de cette tourmente enuiron le soir la mer
s’enfla de telle sorte, et les vagues monterent si
haut, que l’impetuosité du
Nauire ne les pouuoit rompre; à cause de quoy
par l’aduis des officiers du
Nauire il fut resolu de rompre toutes les œuures du
chapiteau iusqu’au tillac,
afin que par ce moyen le Nauire fût plus
à son aise, et qu’il pût mieux obeyr
au gouuernail. Apres qu’on eust fait cela auec toute
la diligence possible,
pource qu’il n’y auoit pas vn de nous qui ne
s’occupast à ce trauail; l’on mist
ordre à s’asseurer du batteau lequel fût
attaché au bord du Nauire auec assez
de peine; et pource que la nuict suruinst fort obscure
deuant qu’on eust acheué
ce trauail, ceux qui estoient dans la chalouppe ne
purent rentrer dans le
Nauire; tellement qu’il leur fût force d’y
passer la nuict s’y treuuant 15. de
nombre, dont il y en auoit 5. de Portugais, et les
autres estoient tous
esclaues et Mariniers. En ces trauaux et en toutes ces
infortunes ce
bien-heureux Pere nous accompagnoit tousiours tant de
nuict que de iour,
souffrant la mesme fatigue que chacun de nous; et
comme d’vn costé il
trauailloit de sa personne, de l’autre il nous
encourageoit et nous consoloit;
de maniere qu’apres Dieu luy seul estoit le Capitaine
qui nous animoit, et qui
nous faisoit prendre haleine pour ne fleschir sous le
trauail, et ne nous
abandonner du tout au hazard, comme quelques-vns
vouloient faire s’il ne les en
eust empeschez. Enuiron la minuit les quinze qui
estoient dans la chalouppe, s’escrierent
tous ensemble, Seigneur Dieu, misericorde; si bien que
tous ceux qui estoient
dans le Nauire estans accourus à mesme temps
pour sçauoir ce que c’estoit, ils
virent sur l’horizon de la mer la chalouppe qui estoit
à la driue, pour ce que
les deux chables qui la tenoient attachée
s’estoient rompus. Ce desastre ayant
esmeu le Capitaine, sans considerer aucunement ce
qu’il faisoit, il fist aller
le Nauire par le sillage du batteau, croyant que par
ce moyen il le pourroit
plustost sauuer; mais d’autant que le vaisseau ne
s’accommodoit point aisément
au timon pour le peu de voile qu’il y auoit; cela
fût cause que le Nauire
demeura costé à trauers entre deux
vagues, dont l’vne se desborda sur la
pouppe, et couurist tout le tillac d’vne si grande
abondance d’eau, que peu s’en
fallut qu’elle ne coulast tout à faict à
fonds. Alors
ceux qui estoient dans le Nauire firent vn grand
cry, et prierent instamment la Vierge qu’il luy
plûst les secourir à ce besoin.
Le Pere y accourut aussitost, qui lors que cela
suruint estoit à genoux, et
appuyé survne quaisse dans la chambre du
Capitaine. Mais comme il vid le triste
équipage où estoit le Nauire, et nous
pesle-mesle les vns sur les autres,
estourdis des coups que l’on auoit donnés aux
poulaillers, alors haussant les
mains et les yeux en haut, «O Iesus-Christ,
dit-il, amour de mon ame, secourez
nous Seigneur, par les cinq playes que vous auez
souffertes pour nous en l’arbre
de la Croix. » Et en cet instant il aduint
miraculeusement que le Nauire gaigna
le dessus de la vague ; l’on accourut incontinent en
diligence pour preparer la
bonde qui estoit mise au trinquet en lieu de papefiq,
si bien qu’il plûst à nostre
Seigneur qu’elle demeurast droicte, et alors dressant
toutes les voiles en
pouppe, la chalouppe disparut tout à faict. Sur
quoy tous se mirent à pleurer,
et à prier pour les ames de ceux qui estoient
dedans. En cette triste aduenture
nous passasmes tout le reste de la nuict auec beaucoup
de trauail. Le lendemain
si tost qu’il fust iour, d’aussi loin que l’on pouuoit
regarder du haut de la
hune par toute cette large estenduë, on
n’apperceuoit autre chose que les flots
de la mer qui se creuoient en escume blanche. Il
y auoit vn peu plus d’vne demie heure qu’il estoit
iour, quand le bien heureux Pere Xauier qui s’estoit
retiré dans la chambre du
Capitaine, s’en vint au chapiteau où estoit le
Maistre du Nauire, le Pilote, et
autres six ou sept Portugais; apres leur auoir
donné le bon jour à tous auec vn
visage ioyeux et serein, il demanda s’ils ne voyoient
point paroistre la
chalouppe; à quoy il fust respondu, Nenny: il
pria là-dessus le Maistre Pilote
d’enuoyer vn des Mariniers à la hune, pour voir
s’il ne la descouuriroit point.
A mesme temps vn de ceux qui estoient là
presents prenant la parole, Elle
paroistra, dit-il, quand il s’en perdra vne autre. Le
Pere luy repartit à cela,
O Pedro Velho, ainsi s’appelloit le Marinier, que vous
auez bien peu de foy! Quoy?
pensez vous qu’il y ait quelque chose d’impossible
à nostre Seigneur? pour moy
i’ay tant de confiance en luy, et en sa
tres-sacrée Mere la Vierge Marie, à qui
i’ay promis de dire trois Messes en sa bien-heureuse
maison du Mont à Malaca,
que i’espere qu’ils empescheront queles ames qui sont
dans ce batteau ne
perissent. A ces paroles Pedro Velho demeura si confus
et si estonné, qu’il ne
dist plus vn seul mot. Cependant
le Maistre Pilote pour satisfaire à la priere
que le Pere venoit de luy faire, monta en personne
à la hune auec vn autre
Marinier, où apres auoir guetté de
toutes parts bien prés d’vne demie heure ils
firent leur rapport, qu’en toute la mer il ne
paroissoit aucune chose; sur quoy
le Pere leur repliqua, Descendez donc puis qu’il n’y a
plus rien à faire; et m’ayant
appellé au chapiteau où il estoit alors
fort triste, à ce que tous en pouuoient
iuger, il me dist que ie l’obligerois de luy faire
tiedir vn peu d’eau afin d’en
boire, pource qu’il auoit l’estomach fort foible. Mais
ie fus si malheureux que
mes pechez me priuerent du bien de luy rendre ce bon
office; pource que le iour
d’auparauant que la tourmente estoit arriuée,
l’on auoit ietté le foyer dans la
mer pour alleger le tillac. Alors s’estant plaint
à moy que la teste luy
faisait grand mal, auec des foiblesses qui le
saisissoient de fois à autre, ie
luy respondis, Il ne se peut faire autrement que
vostre Reuerence ne soit ainsi
indisposée, puis qu’il y a 3. nuicts qu’elle ne
dort point, et qu’elle n’a
point mangé possible vn seul morceau; car vn
des valets de Duart de Garaa me l’a
ainsi rapporté, «Ie vous asseure,
repartit le Pere, que ie suis fasché du
desplaisir de ce ieune garçon, et de le voir si
desconforté, que de toute la
nuict passée depuis que le batteau s’est perdu,
il n’a cessé de pleurer la
perte d’Alonzo Caluo son nepueu qui y est dedans auec
ses autres compagnons.»
Voyant alors que le Pere baailloit à tous
coups, vostre Reuerence, luy dis-je,
feroit bien ce me semble de se retirer vn peu dans ma
petite chambre; car possible
elle y pourroit reposer, offre qu’il accepta, luy
disant, que cela soit donc
ainsi pour l’amour de Dieu. Là-dessus
il me pria fort d’enuoyer vn garçon Chinois que
i’auois, pour fermer la porte sur luy, et de n’en
bouger afin qu’il eust à luy
ouurir quand il l’appelleroit; ce qu’il me dist
enuiron les 6. ou 7. heures.
Ainsi s’estant retiré dans ma chambre, il y
demeura tout le iour iusques à
Soleil couché; et d’autant qu’il m’aduint alors
d’appeller mon garçon qui
estoit à la porte (comme i’ay dict ) pour luy
demander qu’il me donnast un peu
d’eau, ie l’enquis par mesme moyen si le Pere dormoit,
Il n’a iamais dormy, me
respondit-il, et il est encore à genoux sur la
couchette où il pleure, ayant le
visage panché en bas. Sur quoy ie lui dis qu’il
retournast derechef s’asseoir à
la porte, et qu’il accourust si tost qu’il
l’appelleroit. De cette façon le
Pere n’ayant cessé de vacquer à
l’oraison iusques à Soleil couché,
sortit enfin
de la chambre, et s’en vint au chapiteau où
tous les Portugais estoient assis à
terre à cause des grandes secousses et
branslemens du Nauire. Apres les auoir
saluez il demanda au Pilote si le batteau paroissoit?
A quoy le Pilote luy fist
response, que par raison naturelle il estoit
impossible qu’il ne fust perdu
parmy de si grosses vagues, et que presupposé
qu’il plût à Dieu le sauuer
miraculeusement, il estoit à plus de cinquante
lieues de là. Il le semble ainsi
naturellement, luy repartit le Pere, Mais ie serois
bien aise puis qu’il n’y a
rien de perdu en cela, que pour l’amour de Dieu vous
voulussiez retourner à la
hune, ou y enuoyer quelque Marinier, qui d’enhaut
portast ses yeux par toute l’estendue
de la mer. Le Pilote luy ayant dict qu’il s’y en iroit
tres volontiers, il
monta en haut auec le Contre-Maistre, plus pour
satisfaire au desir du Pere,
que pour aucune opinion qu’il eust de pouuoir par
raison descouurir ce qu’il
pretendoit. Ils y furent tous deux vn assez
long-temps, et affirmerent enfin qu’ils
n’auoient apperceu aucune chose en toute la mer; ce
qui attrista fort le Pere
au iugement de tous, de maniere qu’appuyant sa teste
sur le chapiteau, il fut
là quelque temps à sanglotter comme s’il
eust voulu pleurer. Puis
ayant pris vn peu d’haleine pour tascher de respirer
en la tristesse qu’il sentoit, il haussa les mains au
Ciel, et dist les larmes
aux yeux, O Iesus-Christ, mon vray Dieu et Seigneur!
par les merites de vostre
sacrée Mort et Passion ie vous prie d’auoir
pitié de nous, et de sauuer les
ames des fideles qui sont esgarées dans ce
batteau. Cela dict il pencha de
rechef la teste sur le chapiteau, où il demeura
appuyé par l’espace de deux ou
trois Credo comme s’il eust dormy; et alors vn petit
garçon qui estoit assis
sur les hauts-bancs se mist à crier, Miracle,
Miracle, voicy nostre batteau.
Tous ceux du Nauire accoururent à cette voix,
et à l’heure mesme ils
apperceurent le batteau dans la mer, où il
n’estoit qu’à la portée d’vne
harquebuze, vn peu plus ou moins; tellement que tous
estonnez d’vne chose si
nouuelle et si extraordinaire, ils se mirent à
pleurer pesle-mesle comme des
enfans, sans qu’on se pust ouyr l’vn l’autre dans le
Nauire pour les grands
cris qu’on y faisoit. Tous accoururent alors vers le
Pere pour se ietter à ses
pieds; mais luy ne le voulant point permettre, se
retira en la chambre du
Capitaine, et s’y enferma dedans afin qu’aucun ne
parlast à luy. Tous ceux qui
estoient du batteau furent incontinent recueillis dans
le Nauire, auec toute la
resiouyssance et tout le contentement qu’on pourroit
auoir en semblable cas. Et
voila pourquoy ie me desiste maintenant de raconter
icy les particularitez de
cet accueil, à cause que c’est vne chose qui se
peut mieux penser qu’estre escrite.
Ainsi apres qu’on eust passé le peu de temps
qui restoit, iusqu’à ce qu’il fust
nuict close, ce qui arriua vne demie heure apres, le
Pere fist appeller le
Pilote par vn petit garçon, et luy dist qu’il
louast Dieu qui auoit faict ces
merueilles, et qu’à l’heure mesme il fist tenir
prest le Nauire, à cause que le
mauuais temps ne seroit pas de longue durée.
L’on satisfist à l’heure mesme au
desir du Pere auec toute la diligence possible; et
auec cela l’on fist les
deuotions qu’il auoit enjointes, d’où il
s’ensuiuit qu’auparauant que la grande
vergue fust en haut, et que les voiles fussent
dressées, la tourmente se calma
tout à faict, si bien qu’estant accueillis du
vent de Nord nous continuasmes
notre route auec beaucoup d’allegresse et de
contentement d’vn chacun ; ce
miracle que ie viens de dire estant arriué le
17. iour de Decembre l’an 1551. |