Voyage
en Corée par
Explorateur
chargé de mission ethnographique par le ministère
de l'Instruction publique
Le Tour du Monde LXIII, 1892
Premier Semestre. Paris : Librairie Hachette et
Cie.
Section II. [Click
here for the other sections: Section I, Section III,
Section IV,
Section V.]
Gravures
(toutes) Aperçu
ethnographique. - Les Séouliens. - Leurs costurnes. -
Au marché. - Les meubles et ustensiles divers. - Le
portage humain. - Séoul la nuit. - Quelle route
suivre? - Préparatifs de départ. - La caravane. - Les
adieux. - En route. - Chute de Ni. - Passage du
Han-Kiang. - Un moine bouddhiste. - Les taureaux. - Un
poteau lisique.
- Prisons et supplices. - Premier acte d’autorité. -
Une auberge. - Les chevaux. - Du pain. On me répétait
partout, en Europe, en Amérique, au Japon et même en
Chine, que la Corée est un pays médiocre au point de
vue ethnographique. En effet, rien, de prime abord, de
plus triste, de plus pauvre, de plus lamentable qu’une
ville coréenne quelconque, même la capitale. C’est
qu’à la suite des longues guerres et des
envahissements successifs de leur pays, les rois de
Corée, pour éviter désormais la convoitise de leurs
puissants voisins, interdirent non seulement l’entrée
de leur royaume à tous les étrangers et la sortie à
leurs propres sujets, mais défendirent même
l’exploitation des mines, et promulguèrent des lois
somptuaires qui arrêtèrent malheureusement la
production nationale, jusqu’alors si brillante, en
amenant les particuliers à cacher leurs propres
richesses. De là provint un état de délabrement
apparent qui a trompé bien des gens. Mais si l’on se
donne la peine de soulever les voiles, que de
curieuses observations s’offrent aussitôt à vous! et
quelle superbe moisson ethnographique vous attend, en
dehors des magnifiques monuments qui attestent encore
toutes les splendeurs passées! Nous allons essayer de
le montrer au lecteur en le promenant avec nous au
milieu de la bruyante population de Séoul, dont nous
étudierons les coutumes, et en l’entraînant ensuite
chez les marchands et artisans pour examiner les
produits nationaux. Les rues sont généralement
encombrées, toutes les classes de la société s’y
entremêlent avec leurs costumes divers, où dominent
les vêtements en coton blanc, dont l’usage est le plus
répandu. Rien
de curieux comme de voir ainsi confondus dans la
foule: mandarins à cheval, noble dame portée dans son
palanquin, lettrés, commerçants et agriculteurs,
affairés, femmes esclaves aux seins nus, moines,
soldats, sorciers, aveugles, mendiants, enfants de
tout sexe, de tout âge, fourmillant dans les quartiers
les plus commerçants de la ville, particulièrement aux
coins des principales rues, auprès des citernes.
Celles-ci sont construites circulairement en gros
blocs de pierre; l’eau est à deux pieds du sol, et
l’on en tire à toute heure; les femmes surtout y sont
occupées. C’est au centre de Séoul que l’agglomération
est la plus considérable, spécialement aux environs de
l’édifice occupé par l’énorme cloche qui indique à la
population les différentes heures, en même temps
qu’elle rappelle les servitudes municipales. Non loin
est le bazar de la Cour, le marché au bois, au bétail;
on y vend également des comestibles, des fruits, etc.
Et au milieu de la foule bruyante hommes, femmes,
enfants, circulent librement. Les dames du monde,
seules, sont tenues de ne sortir qu’en palanquin
hermétiquement fermé, ou bien à pied, enveloppées d’un
large manteau de soie verte, qui les recouvre du
sommet de la tête au bas du corps et se croise sur le
visage, de façon à laisser pénétrer seulement la
lumière nécessaire pour se conduire. Les larges
manches, remontées ainsi jusqu’aux oreilles, tombent
disgracieusement le long du corps. Les
femmes du peuple, rarement belles, circulent non
seulement le visage découvert, mais leur poitrine
apparaît souvent à nu, entre leur petite camisole et
le large lacet de leur jupon surélevé. Elles vont, en
cet état, chez les marchands, faisant des achats de
toute sorte: riz, poissons, poulets, gâteaux, etc.,
pendant que leurs enfants jouent bruyamment dans les
rues ou s’arrêtent en admiration devant des acrobates
ou quelques guignols coréens. En été, ces
pauvres petits sont à peine vêtus; j’en ai rencontré
souvent qui avaient pour tout costume un petit
brassard en coton leur arrivant juste à la hauteur des
seins. Quant aux hommes, la plus grande variété règne
dans leurs vêtements, différents pour les huit classes
qui composent la société. Je vous ai décrit le costume
d’un prince et celui des gens du peuple. La classe
moyenne se distingue de ces derniers en ce que,
par-dessus le veston et la culotte, les hommes portent
généralement une espèce de redingote qui se croise sur
la poitrine, retombe fort bas, et est fendue de chaque
côté, à partir de la ceinture. Elle se ferme avec des
rubans, que chacun noue avec le plus d’élégance
possible, le Coréen ne connaissant ni les boutons ni
les agrafes: ce vêtement est généralement blanc, ou de
couleur très claire, presque toujours en coton,
quelquefois en soie, jamais en laine. On le rembourre
en hiver avec de la ouate. Les bourgeois, au lieu
d’avoir les mollets nus et des chaussures de paille,
portent une bande flottante en coton, reliant le bas
de la culotte à des chaussettes rembourrées de ouate;
celles-ci grossissent formidablement les pieds,
chaussés de souliers découverts en bois, cuir, feutre,
papier, etc. Enfin le bandeau d’étoffe qui entoure la
tête des malheureux est rem placé pour les gens aisés
par un mince tissu en crin que recouvre un chapeau aux
bords larges, plats et ronds, surmonté d’un petit cône
tronqué destiné uniquement à abriter la tresse de
cheveux que les Coréens mariés portent droit sur leur
vertex. Le chapeau, ainsi posé au-dessus de la tête,
est maintenu par deux longs rubans qui se nouent
au-dessous du menton. Ce genre de coiffure se fait en
feutre, papier, paille, crin, palmier, etc.; dans ce
dernier cas, il est lissé à jour, de manière à laisser
pénétrer librement l’air, le soleil ou la pluie par
les mailles entr’ouvertes. Il se vend fort cher et est
d’une rare perfection d’exécution et de forme. Je
connais maintes Parisiennes qui n’hésiteront pas à en
faire venir lorsqu’elles le connaîtront. La Corée
semble être le pays des chapeaux: on en fait de toutes
les manières, et nulle part je n’en ai vu de plus
variés, depuis le diadème en carton doré du gouverneur
de province jusqu’au plus modeste serre-tête du
paysan. Pour mieux connaître la fabrication et les
principaux modèles, je pénètre chez les chapeliers
coréens, et je m’initie à tous les procédés de leur
industrie. Je continue mes investigations, de la même
manière, en entrant successivement chez l’apprêteur de
faux cheveux pour dames, le marchand d’étoffes, le
teinturier, les fabricants de rubans, de pipes, de
flèches, de sabots, bref chez tous les petits artisans
de la ville. Nous
voici arrivés dans une rue où l’on vend des meubles;
j’en trouve de différentes époques. Les plus anciens
sont laqués ou peints de couleurs contrastantes du
plus brillant effet; quelques-uns sont enrichis de
minces bandes d’ivoire ou d’os qui forment comme un
cloisonné carré, où l’on coule une légère couche de
corne fondue dont la transparence dorée illumine d’un
éclat spécial les vives peintures qu’elle recouvre et
protège. D’autres, moins antiques, sont laqués en noir
et incrustés de superbes nacres, produit naturel du
pays, donnant aux meubles de ce genre une richesse
incomparable par la beauté du dessin et l’éclat de la
lumière qu’elles emmagasinent. Enfin on en fait
aujourd’hui en bois poli orné de cuivre, dont les
formes rappellent étrangement nos meubles du moyen
âge. J’ai rapporté plusieurs échantillons des
différents types que nous venons d’analyser: ce sont
de véritables spécimens de la fabrication coréenne.
Malheureusement on ne les trouve que chez les
mandarins, les nobles, ou des personnages fort riches,
car pas plus en Corée qu’au Japon les gens du peuple
n’ont de meubles. Les sièges sont inconnus dans ces
deux pays: on s’assied simplement par terre; on couche
de même: les pauvres sur le plancher, et ceux qui sont
plus fortunés sur des nattes ou entre deux petits
matelas très minces. L’oreiller
du malheureux consiste en un petit cube allongé en
bois, long d’environ 30 centimètres et haut de 15; les
riches ont un traversin d’étoffe bourré de plumes et
terminé par deux disques, d’une vingtaine de
centimètres, incrustés, laqués, sculptés ou vernis et
enchâssés généralement dans un anneau de cuivre. Quant
au lit, il est presque inconnu, et n’est parfois en
usage que dans les classes dirigeantes. Mais tout le
monde se sert pour manger d’une petite table
hexagonale de 60 centimètres de diamètre sur 20
centimètres de hauteur, et, quel que soit le nombre
des personnes dînant ensemble, chacun en a au moins
une. De grands coffres, de 60 centimètres de haut sur
environ l mètre de large, servent de resserres; on les
fabrique généralem deux à deux en les superposant; ils
ne paraissent former qu’un seul meuble. Enfin chacun
suspend ses vêtements à de longs bâtons de plus d’un
mètre, souvent décorés de peintures, soieries, cuivre,
etc. Ajoutons pour compléter nos renseignements sur
l’ameublement d’une habitation coréenne, qu’on y
trouve tous les ustensiles nécessaires au ménage, soit
en pierre, soit en bois, en poterie ou en métal. A
ce sujet je ferai remarquer au lecteur que les vases
en cuivre ne s’emploient jamais qu’en hiver, à cause
de l’odeur qu’ils dégagent en été, où ils sont
remplacés par ceux en porcelaine, en faïence, en grès,
etc. La céramique ancienne, en ces différents genres,
jouit d’une grande réputation chez les Chinois et
particulièrement chez les Japonais, qui affirment être
redevables aux Coréens de cette industrie, qu’ils ont
poussée depuis à un si haut degré artistique. Les plus
vieilles pièces que j’aie rapportées dans ces
différents genres de production se distinguent par la
simplicité de
leur forme un peu lourde, l’unité de leur
couleur, souvent verdâtre, grise, rousse et
quelquefois blanche, enfin leur superbe glacis. Les
dessins qui les ornent quelquefois sont purement
géométriques – nous y reviendrons plus tard. Quant aux
échantillons de poterie moderne, ils rappellent comme
forme et décoration nos produits européens. Un de nos
dessins reproduit la façon dont le potier coréen
procède de nos jours. Le
parquet des maisons est ici, le plus souvent, couvert
de papier huilé pour empêcher Ja fumée des cheminées
souterraines de pénétrer par des fissures dans
l’appartement. Le papier sert, du reste, à tous les
usages de la vie: on en fait des vêtements, des
chapeaux, des chaussures, des carquois, des éventails,
des ombrelles et des paravents, aussi bien que des
lanternes, des vases, des boîtes, des portefeuilles et
des jouets d’enfants d’un goût exquis. L’écrivain, le
dessinateur et le peintre l’utilisent directement, ou
bien accolé à un tissu de soie d’une extrême finesse.
Enfin on l’emploie pour l’impression, et les
caractères et les dessins ainsi tirés sont d’une rare
venue typographique. Le papier coréen dépasse de
beaucoup tout ce que la Chine et le Japon ont produit
de mieux dans ce genre. On le fabrique, pour les
qualités supérieures, avec de l’écorce de mûrier, et
il se présente, suivant le travail qu’on lui a fait
subir, sous les aspects les plus divers comme couleur,
granulation et finesse. Sa solidité n’a d’égale que sa
souplesse: c’est le premier papier du monde. On
nous montre encore quelques échantillons d’objets
ayant rapport à l’éclairage: flambeaux en bois, en
marbre, en bronze, en niellé, aux formes les plus
variées. Quant aux lanternes, elles sont encore plus
bizarres; j’en ai rapporté quelques spécimens
intéressants. Nous avons enfin recueilli de très
curieuses armes anciennes et modernes, des instruments
de musique, des étoffes brodées, des bois sculptés,
des bronzes d’art et des bijoux de haut goût, prouvant
que le Coréen n’ignore rien des arts les plus délicats
et sait y mettre un caractère personnel. Il
ne nous reste plus, pour clore notre journée, qu’à
faire assister le lecteur à la fabrication de
quelques-uns de ces objets par de nouveaux dessins, où
l’artiste coréen nous montre, au milieu de leur
travail, le vannier, le fondeur, le tourneur en
cuivre, etc., et à compléter cette série par quelques
croquis pris sur nature, où nous verrons les
différentes manières de porter adoptées par ses
compatriotes. En
Chine, le portage humain se fait presque toujours sur
l’épaule, au moyen d’une perche aux extrémités de
laquelle les fardeaux forment balance; ce mode de
transport n’est pas en usage en Corée, mais tous les
autres procédés y sont employés. Témoin cette vielle
mendiante, qui tient à la main son panier de quête, et
cette charmante fillette présentant une tasse brisée
au raccommodeur de porcelaine. Plus loin ce pauvre
diable porte sa besace sur l’épaule gauche au moyen
d’une courroie et fait appel à la charité en tapant
sur un grelot en bois sonore. Un marchand et son fils
se servent également d’une besace, mais passée en
bandoulière, et il en est de même des enfants, qui
présentent ainsi leur éventaire. Voici des porteurs de
hottes différemment chargés; d’autres maintiennent
leur fardeau sur les reins au moyen de deux courroies
passant sur les épaules. Les femmes mettent souvent
leurs charges sur le sommet de la tête; quant à leurs
enfants, elles les transportent sur leurs dos comme au
Japon, et elles-mêmes, à la suite de longues marches,
se font quelquefois porter à califourchon sur les
épaules d’un parent, d’un serviteur ou d’un galant. Le
plus triste des portages est certainement celui de la
cangue; mais le comble du genre est d’en charger
moyennant finance son geôlier, pendant que, soi-même,
on fume tranquillement sa pipe. Si
je me suis quelque peu étendu sur le portage humain,
c’est qu’il est peu de pays où il ait autant
d’importance qu’en Corée. En effet, l’absence presque
complète de routes, dans cette contrée absolument
hérissée de montagnes, fait qu’il n’existe, pour ainsi
dire, aucune voiture, et, comme, les chevaux sont à
peu près exclusivement réservés au service de la poste
gouvernementale, toutes les marchandises sont portées
à dos d’homme. Comme si l’on nous montrait ce jour-là
tous les moyens de transport employés ici, voici que
nous devons quitter brusquement le milieu de la rue
pour laisser passer une troupe de soldats coréens, à
demi habillés à l’européenne et le fusil à tabatière
sur l’épaule. Ils escortent le ministre de la guerre,
porté sur un superbe palanquin du genre de ceux qui
nous amènent le grands personnages à la Légation. Ces
chaises ouvertes sont quelquefois montée sur une seule
roue, qui, donnant un point d’appui, nécessite moins
de porteurs. On emploie aussi des palanquins fermés;
mais ceux-ci, loin de ressembler aux chaises
chinoises, dont la forme rappelle celles autrefois en
usage chez nous, sont au contraire de simples petits
cubes haut d’un mètre. Le voyageur, qui y est assis
les jambes croisées sous lui, se trouve dans
l’impossibilité de bouger; le séjour y est donc des
plus fatigants pour l’Européen. Ces palanquins servent
non seulement aux hommes et particulièrement aux
femmes, mais encor au transport des dieux, dans les
processions. On en fait même de forme plus réduite,
destinés, dans les cérémonies funèbrcs, à ramener les
tablettes mortuaires, c’est-à -dire le bon esprit du
défunt, à la maison. Nous
continuons notre promenade et croisons un singulier
cortège, composé d’un certain nombre de musiciens
accompagnant un jeune homme dont deux serviteurs
maintiennent le cheval. C’est un licencié qui vient de
subir heureusement ses examens. Son chapeau indique
son grade; il est orné de deux espèces d’antennes
arrondies longues de près de 40 centimètre, toutes
couvertes de fleurs. Notre héros fait ses visites
officiels dans ce pompeux appareil, qu’il doit
malheureusement payer de ses propres deniers. Un peu
plus loin, nous sommes rejoints par un élégant
cavalier que nous reconnaissons pour un homme de cour
à son costume et à son chapeau de crin d’où partent
horizontalement deux petites ailes. Il est suivi par
un serviteur à pied portant sur son épaule, dans un
filet en corde, une boîte ronde de cuivre, de 25
centimètres de diamètre sur 12, qui étincelle aux
rayons du soleil couchant, avec des reflets d’or.
Frappé du cérémonial de ce nouveau portage, je demande
à mon compagnon de promenade si ce vase n’est pas une
boîte à conserves. Il se met à rire. «Ah! je devine,
lui dis-je: c’est un grand drageoir. -
Vous n’y êtes pas, me dit-il; ce vase, toujours en
métal, avec couvercle et sans anse, joue un rôle bien
plus important dans la vie coréenne. Il est
obligatoire pour tous; aussi chacun a le sien et ne le
quitte jamais, même en visite et surtout en voyage.
Pauvre, on l’emporte avec soi; riche, un serviteur
spécial lui est attaché et doit le tenir à tout
instant, dans le plus brillant état de propreté, à la
disposition du maître. Le mandarin lui-même, dans
toute la pompe de ses voyages officiels, le traitant
presque à l’égal de ses propres sceaux, l’em ploi
comme contrepoids sur le cheval qui les porte. -
Mais quel est donc son usage? -
Il sert de jour et de nuit, dans la solitude, et en
pleine réunion, enfin chaque fois que la nécessité
s’en fait sentir. Voici comment: sur un signe, le
préposé vous le remet en main propre et on le glisse
doucement sous sa longue redingote. Sa fonction
remplie, remettant prudemment le couvercle, on le sort
de l’asile où il a été un instant caché, pour le
rendre au serviteur attentif: celui-ci sait ce qu’il
lui reste à faire, pendant qu’on continue
tranquillement la conversation, comme si rien ne
s’était passé. De plus, ce meuble tient lieu de
crachoir et remplace au besoin un bougeoir lorsque son
propriétaire en a fait disposer le couvercle à cet
effet: enfin, précieuse cassette! il sert souvent
d’oreiller aux déshérités de ce monde. Aussi, vu son
quintuple usage en Corée, ajouta mon compagnon. je
vous conseille, lorsque vous en parlerez, de l’appeler
Je «vase national». -
Non pas, fis-je, car tous les peuples civilisés
l’emploient: mais je trouve que, n’étant plus ici «de
chambre», puisqu’il circule librement partout, ni «de
nuit», car nous le rencontrons en plein soleil, il
convient de l’appelcr, vu ses fonctions multiples,
«l’indispensable». Pendant
que nous rhétoriquons ainsi, peu à peu la brume est
venue, et chacun se hâte de regagner sa demeure, car
il est interdit aux hommes, sous peine d’être arrêtés,
de circuler dans les rues de la capitale à partir
d’une certaine heure du soir. Sont seuls autorisés les
grands personnages et les étrangers, qui n’abusent pas
de la permission, vu le manque absolu d’éclairage de
la ville, si mal entretenue que, même avec des
lanternes, on risque cent fois de s’y rompre les os.
Restent donc seuls dehors les agents de police, les
aveugles ou quelques serviteurs des mandarins, chargés
par ceux-ci de commissions urgentes, qu’ils justifient
par un disque en bois dit «de circulation», sur lequel
sont gravés au feu le nom du maître et sa situation.
Ces précautions sont uniquement prises contre les
voleurs. Pourtant, aussitôt qu’on rencontre une dame,
on doit éviter de la regarder, en se tournant le
visage du côté d’un mur. Les femmes ont seules la
liberté de circuler dans la capitale après neuf heures
du soir, et en profitent pour s’y promener et respirer
à visage découvert, ce qui leur est interdit pendant
le jour. Nous les laissons donc à leur heureuse
liberté, pour rentrer à la Légation, où nous trouvons
déjà en fonctions le veilleur de nuit. C’est un usage
particulier à Séoul d’avoir dans toutes les maisons
importantes un serviteur qui, tant que dure
l’obscurité, circule à travers les cours et les
jardins de l’immeuble. Il est armé d’un sabre
quadrangulaire et d’une barre de fer de près de 2
mètres, au sommet de laquelle sont attachés des
anneaux sonores qu’il doit agiter sans cesse pour
prévenir les voleurs qu’on fait bonne garde. J’apprends
tous ces détails de mes aimables hôtes qui, chaque
jour, non seulement m’aident de leurs conseils
éclairés, mais encore prennent de tous côtés les
renseignements nécessaires pour faciliter mon voyage à
travers la Corée. Oh! les bons, les excellents amis!
ils font tout pour moi et ne me permettent même pas de
les remercier! Les
premiers froids commencent à se faire sentir, on
m’assure qu’ils cesseront bientôt et que j’aurai
ensuite près de deux mois de beau temps; c’est juste
suffisant. Je dois donc hâter mon départ, si enchanté
que je sois de mon séjour à Séoul, dont j’ai pu
étudier si agréab1ement la topographie,
l’architecture, les productions diverses et les
coutumes, tout en réunissant une collection
ethnographiques considérable. De tout cela il résulte
pour nous que le Coréen, par son aspect physique, ses
mœurs, ses habitudes, ses produits caractéristiques en
tous genres, etc., diffère absolument de ses voisins;
à tel point que l’un d’eux, placé dans une foule
chinoise ou japonaise, sera immédiatement reconnu. De
même un Chinois ou un Japonais à Séoul se reconnaîtra
immédiatement, par son costume, son faciès, sa langue,
etc. Cette opposition très tranchée, jointe à la
diversité des types que nous rencontrons ici, augmente
la difficulté de déterminer à quelle branche de la
famille humaine nous devrons rattacher le Coréen. Nous
essayerons pourtant de le faire en traversant le pays
et en recueillant tous les documents relatifs à ce
sujet. Mais quelle route prendre pour tâcher d’arriver
à ce résultat? En réalité rien de plus simple:
étudions d’abord les principales voies qui ont été
parcourues jusqu’à ce jour. La
route la plus anciennement connue est celle qui va par
terre de Pékin à Séoul: un ambassadeur chinois en a
fait la très intéressante description, récemment
traduite par M. M-F. Scherzer, le regretté diplomate à
qui l’avenir semblait promettre une si brillante
carrière. En
voici l’itinéraire: on se rend de Pékin à
Yong-Ping-fou, Ning-yan-tcheng, Cheng-king ou Moukden
et Feung-hoang-tchang, où, passant la palissade de
l’Empire, on arrive bientôt à Itcheo pour entrer en
Corée en traversant Ya-lou-kiang (en coréen
Ap-Nok-kiang) et rejoindre de là Ngancho, Hoangtcheo
et Séoul. La
route qu’à suivie Hendrik Hamel de Gorcum vient
ensuite. Il fait naufrage à Quelpaërt en 1653. On le
conduit par mer avec ses compagnons à Hai-nam et de là
par terre près de Séoul, en passant par
Riong-Om-Na-jiu, Tain-Chon-jiu, et enfin Kai-seng.
Après de longues années d’esclavage, on traîne les
survivants par une route presque parallèle, touchant
également à Kai-seng, Kongjiu, Chon-jiu, pour aller
ensuite à Nam-on, d’où ils regagnent la mer. Une nuit
ils peuvent s’enfuir en bateau jusqu’à l’île de Goto,
et de là rejoindre Nagasaki. Tel
est le résumé de l’intéressant récit qu’a publié Hamel
après treize ans et vingt-huit jours de captivité. Deux
siècles plus tard, M. Oppert visite les principales
villes du golfe du Prince Jérôme et parvient jusqu’à
Séoul. Puis apparaît M. Carles, qui de Séoul suit la
route des Ambassadeurs jusqu’à Wigu, d’où il
entreprend un parcours nouveau passant par Wi-won,
Chang-jiu, Hamheung et Won-san, pour reprendre ensuite
la route directe de Séoul, fréquentée par les Japonais
et les Russes et parcourue récemment encore par le
colonel Chaillé-Long, qui a également touché, comme
Hamel, à Quelpaërt. Trois expéditions sont dirigées
vers la montagne à la Tête-Blanche. En 1886, MM.
James, Younghusband et Fulford partent de Pékin et
rejoignent le Paik-tu-san en passant par la
Mandchourie. En
1890 et 1891, deux expéditions à la célèbre montagne
sont entreprises par Sir Elliot, et le major J.-R.
Hobday en fait connaître les résultats topographiques
dans une carte très intéressante. Enfin, Sir Ch.-W.
Campbell H. M.
Consular Service, China, vient de raconter sa
curieuse expédition dans l’extrême nord de la Corée.
En voici le résumé: par la route directe de Séoul à
Keum-seng il gagne la côte vers Koseng et la suit
jusqu’à Won-san, où il reprend la route de Carles
jusqu’à Ham-heung, puis atteint Pulh-cheng en suivant
la côte pour remonter directement ensuite sur Kapsan,
Un-chong et Po-chon jusqu’au Peik-tu-san; au retour de
ce superbe voyage il fait un double crochet aux
dernières villes que je viens de nommer pour visiter
Hyei-san et Sam-su, et revient par la voie qu’il a
suivie jusqu’à Koum, d’où il rejoint la route des
Ambassadeurs pour se rendre à Pyengyang, et par
Hoang-chu rentre enfin à Séoul. Ces
différents voyageurs ayant réussi au mieux leurs
pérégrinations, il ne me reste donc plus, pour
accomplir un voyage d’exploration en Corée, qu’à me
rendre de Séoul à Fousan. M.
Collin de Plancy approuve absolument ce projet, mais
il me conseille de passer par Taïkou, la capitale du
Kyengsang-to. Ceci double presque la longueur du
voyage, par suite des difficultés de la route, mais
offre un bien plus grand intérêt ethnographique que la
voie directe. Il n’y a pas à hésiter. Je presse
l’emballage de tout ce que j’ai acheté à Séoul pour
l’expédier directement en France par Tchémoulpo, et me
procure ce qui est nécessaire pour mon exploration:
fourneau, batterie de cuisine, vins, conserves de
toutes sortes, farine pour faire mon pain, enfin une
vieille boîte à pétrole, de 60 centimètres sur 30, qui
entourée de charbon me servira de four. Je commande
aussi de grandes cartes de visite en papier rouge, de
15 centimètres sur 8, avec mon nom en caractères
chinois; si j’avais été en deuil, j’aurais dû, suivant
les rites coréens, les faire exécuter sur papier
blanc. Ces cartes, renfermées dans un immense
portefeuille-ministre en papier huilé avec garniture
et cadenas en cuivre, seront portées cérémonieusement
par le serviteur chargé d’en faire le dépôt chez les
mandarins des districts que je dois traverser. Enfin,
respectueux des usages du pays, je m’offre
l’indispensable vase-bougeoir en cuivre sur lequel le
lecteur sait déjà à quoi s’en tenir. Tel est, avec mes
instruments scientifiques et mes effets personnels,
l’ensemble de mon bagage, contenu dans quatre coffres
en bois qui doivent être réunis deux à deux sur le dos
de poneys coréens. Entre temps, M. Collin de Plancy
s’occupe de mon passeport pour l’intérieur. On me
l’envoie dans une immense enveloppe, de 25 centimètres
sur 10; elle est lisérée de bleu, chargée de caractère
chinois imprimés de même couleur, et porte, outre
divers caractères tracés au pinceau, trois immenses
sceaux de mandarins. Le passeport, de grandeur double,
est orné de surcharges identiques. Il
ne nous reste plus qu’à résoudre l’importante question
monétaire. On ne connaît en Corée que les sapèques,
petites pièces de monnaie en cuivre percées au centre
d’un trou carré qui sert à les enfiler sur une corde;
chaque centaine de pièces est séparée par un nœud en
paille, pour les compter plus facilement. En ce moment
1350 sapèques valent une piastre mexicaine, environ 4
francs. La quantité de numéraire à transporter
augmente donc le nombre des chevaux de la caravane et
le danger d’être arrêté par les brigands. Je ne sais
donc comment fixer la somme exactement nécessaire à
mon voyage, aucun Européen ne l’ayant fait, sans
compter que je désire acheter en route tout ce qui me
semblera intéressant au point de vue de ma collection.
M. Collin de Plancy, avec son tact habituel, tourne la
difficulté en m’obtenant une lettre de crédit sur le
Trésor royal. Cette missive, magnifique spécimen de
papier coréen, est écrite entièrement à l’encre de
Chine et surchargée de deux sceaux rouges; en voici la
traduction: «Ordre
du ministre des affaires étrangères aux mandarins de
chaque localité. «Nous
avons reçu de M. Collin de Plancy, commissaire du
gouvernement français auprès de nous, une lettre où il
est dit que son compatriote, M. Varat, sur les ordres
du roi de France (!!!), est venu chez nous pour
étudier nos habitudes, nos usages, nos mœurs, et
réunir à ses frais une collection de tous nos produits
artistiques, industriels et agricoles, qu’il offrira à
son pays. «Dans
ce but il veut traverser la Corée et se rendre à
Fousan en passant par Taïkou, «C’est
pourquoi nous envoyons cette lettre pour lui assurer
une belle chambre (?), lui fournir tout ce dont il
aura besoin et lui ouvrir un crédit sur notre Trésor
royal. Avancez donc les sommes qu’il vous demandera
contre son reçu, qui nous sera ensuite remboursé ici.
Inclinez-vous et obéissez. «Signé:
Ministre des affaires étrangères». Muni
de ce précieux document, il ne me reste plus qu’à
organiser ma caravane. M. Collin de Plancy pousse
l’amabilité jusqu’à me donner pour interprète un des
lettrés de la Légation, nommé Ni, qui a appris en
partie notre langue grâce aux Pères et à notre éminent
représentant. Celui-ci, pour augmenter mon prestige de
mandarin français, m’offre comme escorte deux des
soldats coréens chargés de la garde de la Légation.
Enfin sa bonté, n’oubliant aucun détail, me procure un
cuisinier chinois imbu de notre art culinaire, et fait
chercher dans Séoul les huit chevaux et palefreniers
qui me sont nécessaires. Les poneys sont amenés la
veille de mon départ; je les passe aussitôt en revue.
Le plus grand m’est destiné; malgré sa taille
exceptionnelle en Corée je puis le monter sans mettre
le pied à l’étrier. Je dois éviter toutefois de me
montrer à lui, car, à l’aspect de mon costume
européen, il se dresse immédiatement debout sur ses
pattes de derrière. C’est une habitude qu’il a
religieusement conservée durant tout le voyage. Cinq
des autres chevaux, quoique très petits, me paraissent
avoir toutes les qualités nécessaires pour accomplir
le voyage. Mais les deux derniers me semblent
inacceptables: l’un a un regard sournois ne me
présageant que des aventures désagréables, et l’autre
me parait dans l’impossibilité absolue de faire deux
jours de marche, tant il tient mélancoliquement sa
pauvre tête entre ses jambes de squelette; je la
relève doucement pour voir ses yeux et m’aperçois
qu’il est borgne. Le premier, m’assure-t-on, accuse
des défauts qu’il n’a pas, et le second dissimule
toutes ses qualités: au surplus, s’ils ne me plaisent
pas, on les changera en route. Je consens donc à les
garder pour éviter tout retard. Quant aux hommes, je
m’en inquiète médiocrement: c’est à moi de les former.
Du reste je n’ai pu obtenir leur concours et celui de
leurs chevaux que jusqu’à Taïkou, où je devrai
réorganiser ma caravane, pour aller à Fousan. Enfin,
comme personne n’a fait le voyage, nous prendrons en
route nos renseignements de direction. Ma monture
étant choisie, mon interprète prend pour lui, malgré
mes conseils, le petit cheval aux allures ombrageuses,
puis c’est le tour des deux soldats, enfin du
cuisinier. Restent trois chevaux destinés à porter les
sapèques, mes bagages scientifiques, culinaires,
personnels, etc.; j’en précise le chargement, et pour
ne pas fatiguer ma mémoire des noms composites de mes
compagnons, je me décide à appeler chacun d’eux par le
numéro d’ordre qu’il occupera dans la caravane, qui,
vu l’absence complète de route, devra marcher en file
indienne. Contrairement aux rites, je place au premier
rang le plus farouche de mes deux soldats, auxquels je
laisse leurs armes pour ménager leur amour-propre
militaire: ce guerrier se nommera donc Un, et le
palefrenier qui l’accompagne Deux; puis viennent les
palefreniers Trois, Quatre, Cinq, chargés de
surveiller le bagage. Six est mon cuisinier et Sept un
palefrenier. Mon interprète et un palefrenier
s’appellent Huit et Neuf; un autre palefrenier et mon
second soldat, chargé de porter mes ordres le long de
la petite colonne, sont Dix et Onze; enfin Douze est
le propriétaire de mon cheval et je suis le tragique
Treize, nombre qui en vaut un autre. Je
m’étais réservé, contre tous les usages coréens, de
rester en serre-file, pour avoir sous les yeux toute
ma petite troupe, empêcher les lacunes de se produire,
parer de suite à tous les besoins, enfin éviter toute
discussion au sujet de cette place, plus exposée aux
attaques du tigre, et je n’ai jamais pris la tête de
la colonne que dans les trajets de nuit pour hâter la
marche, étant certain, vu les dangers des bandits et
autres, d’être suivi de près par mon monde. Quand
tout est ainsi réglé, je donne rendez-vous à mes
hommes pour le lendemain et profite de mon après-midi
pour faire ma dernière visite à toutes les personnes à
qui j’avais eu l’honneur d’être présenté à Séoul. Je
les retrouve le soir à la légation, grâce au dîner
d’adieu que M. Collin de Plancy a bien voulu offrir en
mon honneur. Quels termes trouver pour dire ici
combien je suis reconnaissant à notre éminent
représentant et à son aimable chancelier, M. Guérin,
de leur réception si cordiale, de tous les services
qu’ils m’ont rendus dans l’organisation de mon voyage
en Corée, des soins qu’ils mirent après mon départ de
compléter ma collection par l’achat de maints
documents que des impossibilités de toutes sortes ne
m’avaient pas permis de me procurer? C’est une dette
que toute mon amitié et mon dévouement ne me
permettront jamais d’acquitter, pas plus, hélas! que
toutes celles que j’ai contractées durant mon voyage
autour du monde, où j’ai trouvé chez les agents
diplomatiques, les capitaines de marine, les employés
des douanes, les missionnaires et tous les Européens
l’accueil le plus charmant. Je suis donc heureux de
les remercier enfin publiquement, et puisse l’écho de
ma gratitude leur porter, là-bas, l’affectueux
souvenir que j’ai gardé d’eux tous. L’heure
du départ a sonné: c’est avec un réel serrement de
cœur et les yeux humides que j’embrasse notre
excellent consul général et son aimable chancelier,
devenus mes meilleurs amis. Ils m’accompagnent à la
porte de la Légation, me suivent du regard. Hélas! la
caravane tourne bientôt à droite, j’agite une dernière
fois mon mouchoir et nous nous enfonçons tristement à
travers la ville pour gagner la porte du sud. Là nous
attendons mon interprète, dont la demeure est voisine.
Impatienté de ne pas le voir arriver, je vais partir à
sa recherche quand il apparaît enfin. Il me raconte
qu’il s’est échappé avec la plus grande peine aux
adieux déchirants de sa mère, de sa femme et de ses
deux petits enfants, tant ces braves gens sont frappés
des terribles dangers que nous allons immanquablement
rencontrer sur notre route. Enfin nous sommes en
selle, et nous nous engageons dans un petit ravin de
terre rouge recouvert de grands cèdres japonais, dont
la ramure touffue, d’un vert foncé, tranche sur le
bleu du ciel. Cet endroit est un charmant but de
promenade pour les habitants de la capitale; toute la
campagne suburbaine, avec ses rizières, ses rochers
coniques, ses montagnes lointaines, nous éblouit et
nous charme. Il fait un temps superbe et relativement
chaud. Tout
à coup un cri retentit, je regarde et vois mon
infortuné interprète précipité du haut de
l’invraisemblable siège mandarinal où ses pieds
touchaient la tête de son cheval, qui, comme je
l’avais prévu, commence déjà ses fantastiques écarts.
Je saute à bas de ma petite selle européenne et relève
maître Ni. Sa figure est bouleversée, car c’est non
seulement son coup d’essai en équitation, mais aussi
son premier voyage, et ce fâcheux début l’impressionne
fort, bien qu’il reconnaisse avoir eu plus de peur que
de mal. Cette fois, je veux faire mettre le poney
vicieux aux bagages, mais un de mes soldats me prie de
le lui donner en échange du sien qui est fort doux. Je
consens sans enthousiasme à ce troc; on change les
selles, et maître Ni remonte sur son siège pompeux, où
il a l’air, à demi enfoui dans ses coussins, d’un
Bouddha ambulant, bénissant la campagne de Corée. Nous
arrivons bientôt à Narou-Kay, où a lieu le passage du
Yang-kiang; le paysage est splendide: au loin une
série de collines bleutées se fondent doucement dans
l’horizon, tandis qu’au milieu de la vallée coule le
fleuve, immense nappe d’eau endormie, où se
réfléchissent l’azur du ciel et le vert tendre des
coteaux, avec une intensité de transparence lumineuse
d’un charme inexprimable. Nous traversons le fleuve
sur deux petits bateaux qui font heureusement
plusieurs voyages. Ayant dû me détourner un instant,
j’entends de grands cris, je me retourne et vois le
dernier cheval encore en sampan se précipiter à l’eau
avec tout mon bagage scientifique. Le courant
l’entraîne, on peut heureusement le rattraper et le
ramener à bord; malheureusement une partie de mes
instruments est perdue par suite de l’humidité. Je
maugrée après moi et mes gens, car je suis persuadé
que si j’avais suivi cette dernière traversée comme
les sept autres, je n’aurais pas à regretter
l’irréparable perte de mon baromètre, de mes clichés
pelliculaires, etc. Pour éviter qu’un pareil désastre
se renouvelle, j’exige désormais, à tout passage de
rivière, que chaque cheval soit tenu par deux
palefreniers, l’un devant et l’autre derrière, ce qui
n’a pas été fait à cette dernière traversée. Nous
continuons notre marche en passant à Sovindo, Na-ouen,
puis nous franchissons une première colline, le
Sa-pian. Nous y rencontrons un moine mendiant revêtu
de son costume jaune et armé d’une baguette, avec
laquelle il frappe sur un petit ustensile en bois
ayant la forme d’un gros cadenas européen. Il fait
appel à la charité publique, et son aumônière me
semble aussi vide que la plupart des temples
bouddhistes sont déserts en Corée. Le bouddhisme,
introduit ici par la Chine au IVe siècle, y jouit
bientôt d’une influence si considérable que des moines
coréens partent pour répandre la nouvelle foi au
Japon, où ils obtiennent un tel succès qu’en 624
Saganomago, régent à la mort de M’mayadono-oci, y
organise le bouddhisme comme religion officielle et
nomme à la dignité de So-zio
(pontife suprême) et de So-dy
(vicaire général), Kam-ro et Takou-Seki, bonzes
coréens de Kou-doura (Hiak-sai); eux et leurs
successeurs font les plus grandes concessions aux
prêtres sintoïstes, sacrifiant à un intérêt personnel
la pureté de la doctrine. Plus tard les moines
bouddhistes, en Corée comme au Japon, prirent part à
main armée aux divisions politiques intérieures qui
agitent les deux pays. Mais
à la fin du XIVe siècle, la nouvelle dynastie
installée en Corée, après quelques persécutions,
laisse peu à peu complètement de côté le bouddhisme.
Dès lors son influence diminue chaque jour. Maintenant
la plupart des pagodes sont à peu près abandonnées et
les monastères servent souvent de lieux de réunions
joyeuses au monde galant, qui s’y occupe de tout autre
chose que de questions religieuses. Enfin les aumônes
que recueillent encore quelques bonzes leur sont
données moins par dévotion que par humanité. Tel est,
à côté du confucianisme chaque jour grandissant, le
malheureux état où le bouddhisme, jadis si prospère,
est tombé dans presque toutes les provinces, à
l’exception de celle de Kyeng-yang, où il a conservé
quelque influence, contrastant avec la misère qui
presque partout atteint les moines. Tout le monde ici,
les bauddhistes eux-mêmes, avoue que dans quelques
générations il ne restera de ce culte qu’un souvenir. Nous
continuons notre marche dans une superbe vallée
couverte de riches moissons, d’arbres clairsemés, et
de rizières admirablement disposées. On rentre la
récolte, et comme il n’existe ni chars ni voitures, vu
l’état des chemins, le transport des fourrages se fait
sur le dos de magnifiques taureaux. Ils portent un bât
singulier, composé de quatre perches de deux mètres de
haut, reliées entre elles par quatre bâtons
transversaux qui, posés sur la bête, les tiennent en
équilibre ainsi que toutes les pailles de riz qu’elles
maintiennent. L’animal ainsi chargé a l’air de porter
sur son échine une véritable charrette de paille. Ces
ruminants, malgré leur puissante stature, sont d’une
douceur extraordinaire, aussi ne les châtre-t-on
jamais. Ils obéissent au moindre signe, grâce à un
appareil fort simple qui consiste en un anneau en bois
passé dans les naseaux et rattaché au sommet de la
tête au moyen d’une cordelette dont l’action est si
violente qu’en toutes circonstances il préfère
exécuter de suite ce qu’on lui commande. Ne
pourrait-on pas appliquer ce système en France et
éviter ainsi les nombreux accidents, souvent mortels,
dont sont victimes nos laborieux paysans? Si les
expériences réussissent chez nous, ce dont j’ai la
conviction, je me trouverai largement récompensé de
mon expédition en Corée. Les taureaux servent seuls
ici aux travaux de l’agriculture; les chevaux ne
pouvant, vu leur petite taille, être employés à cet
usage. Nous
franchissons
le Koum-Koutan, derrière lequel nous retrouvons dans
la plaine la même culture de millet, fèves et piments,
etc. Souvent nous rencontrons, aux différents
croisillons des sentes servant de route, un énorme
poteau carré haut de plus de 2 mètres. Il représente,
grossièrement sculpté, un général coréen roulant des
yeux féroces et grinçant des dents; sa poitrine est
décorée de diverses inscriptions indiquant le nom des
routes, les distances à parcourir, etc. On pourrait
l’appeler poteau lisique (de
li, la mesure de distance employée ici). Dans certains
carrefours on voit quatre ou cinq de ces poteaux
réunis qui, de loin, ont l’aspect de mandarins debout
et causant entre eux. On raconte à ce sujet une
étrange légende; je l’avais confiée au secret
professionnel d’un journaliste, qui en a quelque peu
abusé; néanmoins, comme elle me paraît curieuse de
forme et d’idée, je ne puis résister de la raconter de
nouveau. A
une époque très ancienne, le ministre d’État Tsang
conduisit dans une chambre écartée sa fille, qui était
jeune, fort belle el pas encore mariée, et il lui dit:
«Mon enfant, si quelqu’un a une bonne récolte, doit-il
la conserver pour lui, ou bien la donner à quelqu’un
de ses voisins ou amis? – Comment mon auguste père
peut-il me faire une telle question? il doit garder sa
moisson pour lui et sa famille. – Eh bien, tu as
prononcé toi-même ta sentence: tu es ma fleur, mon
fruit, et tu ne seras qu’à moi». Et il en fit sa
femme. De désespoir, elle se suicida. Bientôt survint
en Corée une grande sécheresse, et malgré tous les
sacrifices offerts aux dieux par le souverain et tous
les mandarins, le ciel restant d’airain, une multitude
de gens moururent de la famine. Le roi invita alors
tous les fonctionnaires à se joindre à lui pour
délibérer à ce sujet, et l’étonnement fut grand quand
le ministre Tsang se présenta au conseil, son chapeau
couvert de rosée lorsque le soleil brillait des feux
les plus ardents. Le roi fit aussitôt arrêter le
général, et celui-ci avoua son crime au milieu des
tortures. Il fut en conséquence condamné à être coupé
en morceaux, et dès lors on plaça son effigie sur les
poteaux de routes pour rappeler à tous que le
châtiment de la faute d’un seul s’étend souvent sur
tout un pays. Voici
que, par un étrange hasard, vient au-devant de nous un
malheureux prisonnier, la tête prise dans une cangue;
il marche péniblement auprès du satellite mandarinal
que le conduit à la prison. Celle-ci correspond comme
degré d’horreur à toute l’atrocité de la question et
des divers supplices dont nous montrons deux dessins
terrifiants. Toutes ces cruautés sont justifiées en
Corée par cette idée que toute faute commise atteint
la famille, base de l’humanité, et par là même mérite
les plus grands châtiments. Une
quatrième ascension nous conduit dans la plaine de
Ma-tchou-kori, ce qui veut dire: «Nourriture des
chevaux du roi». Je m’aperçois là qu’un des nôtres
tire ses pauvres jambes de la plus piteuse façon. Je
m’approche du malheureux, et constate qu’on a doublé
sa charge de sapèques et qu’il n’en est pas plus fier.
Aussitôt sur un ordre on dételle le pauvre animal,
qui, subitement déchargé du poids qu’il maintenait à
grand-peine en équilibre sur ses membres raidis, tombe
à terre, puis de suite courageusement se relève. Je le
caresse de la main, et comprenant que l’anémique poney
refusé d’abord par moi est absolument sacrifié,
j’ordonne l’échange des selles avec le plus brillant
des porteurs, qui est peu chargé. Grande réclamation
des propriétaires des chevaux. «Je n’admets aucune
observation, car il est juste, dis-je, que les forts
portent la plus lourde charge, et que cela leur plaise
ou non, il en sera ainsi durant tout levoyage, car je
veux conduire ma caravane à bon port sans perdre ni un
homme ni une bête». On se remet donc en marche, eux
fort mécontents et moi charmé de cet incident qui me
vaudra dans l’avenir, par les résultats que j’en
attends, la confiance absolue de mon escorte. Deux
heures plus tard, nous sommes à Ta-ri-net, où eut lieu
une sanglante bataille entre Coréens et Chinois, puis
nous gagnons Han-ko-oune, Le jour commençant à tomber,
nous nous arrêtons à l’auberge. Mon cheval franchit la
barre transversale du bas de la porte extérieure,
pendant que je me penche à demi sur lui pour ne pas
heurter mon front à la solive supérieure. Nous
pénétrons dans une grande cour carrée; au centre se
dresse un énorme tronc d’arbre, haut d’un mètre et
surmonté d’une pierre sur laquelle brûlent des
fragments de sapin dont la vive lumière éclaire
l’auberge entière. A droite de la porte, les cuisines;
à gauche, les communs, où s’abritent taureaux, vaches,
veaux, porcs, coqs et poules. Au fond, les chambres
des voyageurs; elles sont bâties sur de petites voûtes
en maçonnerie destinées à les chauffer par le procédé
coréen. Enfin, à gauche le hangar ouvert où doivent
s’abriter nos chevaux qu’on est en train de décharger.
Ils y sont successivement installés, la croupe du côté
du mur et la tête du côté de la cour, face au brasier.
Devant eux, une poutre posée transversalement et
supportée par des pieds de 60 centimètres les empêche
de s’échapper en même temps qu’elle leur sert de
mangeoire, grâce aux petites auges carrées qui y sont
creusées. Pendant que les poneys mangent un premier
service de paille de riz, on fait cuire à la cuisine
une excellente soupe de haricots et de fèves qu’on
leur sert toute chaude; enfin le repas se termine par
une troisième distribution identique à la première. En
passant la revue de mes chevaux, je remarque qu’ils
ont tous une large incision aux naseaux pour qu’ils
puissent, pendant les grandes chaleurs, respirer plus
facilement et éviter ainsi les coup de sang. Pendant
le repas de leurs bêtes, les palefreniers tressent
d’immenses couvertures de paille, dont ils doublent
l’épaisseur à la partie destinée à couvrir le col et
la poitrine des poneys, de façon à les préserver
complètement du froid, auquel ils sont très sensibles.
L’un d’eux fait acte de mauvais voisinage par quelques
ruades intempestives: aussitôt on lui passe sous le
ventre une large courroie de paille tressée, dont les
extrémités sont attachées à deux poutres de la
toiture. Lorsqu’il veut ruer de nouveau, la corde se
tend d’elle-même, et l’animal, subitement suspendu en
l’air, se calme aussitôt. J’attire aussi l’attention
du lecteur sur la bizarre façon de ferrer les chevaux
en les couchant sur le dos les quatre pieds réunis au
moyen d’une corde. Les Coréens ayant remarqué que ces
fers s’usent fréquemment d’un seul côté dans ce pays
de montagnes, les coupent souvent en deux, pour
n’avoir à en remplacer que la moitié. Pendant
que je m’occupe ainsi de ma caravane, on a préparé mon
souper; je le trouve servi sur une petite table
coréenne. Je m’assieds sur une valise qui, avec le
reste de mes bagages, une natte pour coucher et un
oreiller en bois, compose tout l’ameublement de ma
petite chambre. Elle est nue, les murs sont blancs; le
plafond poutrelé, et le parquet, recouvert de papier
huilé, empêche la fumée d’y pénétrer. Cette inspection
faite, je commence à manger. Ma soupe prise, je
demande du pain à mon cuisinier chinois. Il me regarde
ahuri. Il ne sait pas le français, mais il doit
connaître l’anglais, d’après ce qu’on m’a dit;
essayons: «Give
me some bread», il reste abasourdi; «Geben Sie mir
Brod», son effarement augmente; «Datemi pane»,
il s’enfuit éperdu. M’a-t-il enfin compris? Il revient
bientôt, non pas avec du pain, mais avec mon
interprète. «Ah çà, dis-je à Ni, ce gaillard-là, qui
prétend connaître toutes les langues européennes, n’en
sait décidément aucune. Je viens de lui demander du
pain en français, en anglais, en allemand, en italien,
et il ne m’a pas compris; parlez-lui donc coréen. –
Mais il ignore notre langue. – Causez en chinois
alors. – Monsieur, je le prononce trop mal.- Me
voilà bien monté. – Je vais vous donner du pain», me
répond Ni, et il m’en remet un morceau en disant:
«Voilà tout ce qui reste » Diablc, pensai-je, comment
apprendre maintenant à mon cuisinier à en faire et à
le cuire dans la boîte à pétrole? J’étais assez
perplexe, quand une idée me vint: «Puisque vous êtes
lettré, dis-je à Ni, si vous ne parlez pas chinois
vous devez du moins en écrire les caractères? – Oui,
me dit-il. – Faites donc venir Six (c’est le numéro
d’ordre de mon cuisinier), et demandez-lui au pinceau
s’il connaît les signes». Celui-ci, ayant lu, répond à
son tour qu’il comprend parfaitement. C’est ainsi
désormais que je communique avec lui. Je commande à
mon interprète, il écrit, le cuisinier lit et je suis
servi. Mon dîner achevé, je clos ma fenêtre en bois et
papier, ferme ma porte au moyen d’une corde que
j’enroule à un clou disposé à cet effet, et passe une
excellente nuit sur mon lit de camp, dressé par mes
deux soldats devenus mes ordonnances. |